D’apparence et d’épaisseur modestes, la nouvelle édition du livre de L. Brisson se révèle un ouvrage passionnant consacré à un thème qui ne l’est pas moins. L’anormalité physique et les monstra ont été l’objet d’une copieuse littérature de la part des historiens de l’Antiquité mais assez peu d’exposés doctrinaux se sont focalisés sur le problème de l’androgynie. En ceci, le présent ouvrage constitue donc un complément précieux. En dépit d’un titre très général, l’auteur ne prétend pas présenter une monographie exhaustive sur la question de l’hermaphrodisme antique mais davantage une synthèse de recherches menées entre 1972 et les années 90, qui avaient déjà fait l’objet de publications (cf. p. 133 pour la liste de ces dernières). Ces travaux avaient au départ pour point d’ancrage la lecture du Banquet de Platon et de ses interprètes néoplatoniciens. L’enquête accorde ainsi, au détriment de ce qui pouvait s’observer dans le monde réel, une part prépondérante au rapport entretenu entre la bisexualité, entendue comme possession simultanée ou successive des deux organes sexuels, et la mythologie gréco-romaine dont L. Brisson, spécialiste de la philosophie et de la religion grecques, est un fin connaisseur. Partant du principe que le contraste entre le mâle et la femelle s’infiltre dans toutes les oppositions fondamentales qui structurent les domaines de l’imaginaire humain, il a voulu étudier les moments où cette divergence est transgressée dans les témoignages littéraires antiques.1 Trois domaines majeurs sont à distinguer dans les sources retenues. D’abord celui de l’origine qui voit l’apparition des premiers individus d’une espèce (dieux, hommes ou animaux) dotés des deux sexes dans une forme d’indistinction primordiale. Vient ensuite la sphère de la communication des mondes séparés : les intermédiaires établissant un contact entre les hommes et les dieux ou les morts sont souvent des êtres bisexués qui ont un statut de médiateur. Enfin, une dernière catégorie concerne les traces relatives au bon usage de la sexualité dans la société, envisagées notamment du point de vue du rôle dévolu à chaque protagoniste. En matière d’organisation, le plan choisi n’est pas diachronique et ne sépare pas les mondes grecs et romains, ce qui peut paraître déroutant au premier abord,2 mais n’entrave finalement en rien la cohésion de l’ensemble que l’auteur s’est attaché à préserver. Même si chaque dossier traité peut s’envisager de manière presque indépendante, L. Brisson prend soin de les relier entre eux par de brèves conclusions et introductions intermédiaires qui permettent au lecteur de suivre facilement les grandes lignes de l’exposé et de ne pas perdre le fil de la démonstration.
Le livre se compose d’une introduction générale (p. 9-12) qui relate les enjeux de la bisexualité comme dépassement du critère essentiel visant à organiser et à pérenniser le monde des vivants. S’en suivent quatre chapitres d’une trentaine de pages en moyenne chacun, puis une rapide mais très utile conclusion. Les notes ont été reléguées en fin d’ouvrage. Ce choix assez courant, sans doute consécutif aux contraintes éditoriales, présente l’inconvénient d’imposer régulièrement au lecteur de fastidieux renvois. Une postface permet à l’auteur d’apporter des précisions supplémentaires sur sa démarche méthodologique afin de répondre à certaines critiques formulées à l’égard de la première édition de son ouvrage. L. Brisson y revendique un travail avant tout historique et descriptif, basé sur des témoignages disparates utilisés dans le cadre d’une méthode qu’il qualifie lui-même de “structuraliste modérée”, conformément à l’orientation intellectuelle des membres de l’Ecole de Paris (J. P. Vernant, P. Vidal-Naquet et M. Détienne) dont il a suivi les enseignements.
Chapitre 1 Le monstre (p. 13-39)
Le premier chapitre recèle une présentation des conceptions gréco-romaines relatives aux êtres dotés des deux sexes. Cette conformation singulière venait remettre en cause l’équilibre de la vie sexuelle, familiale et institutionnelle de l’hermaphrodite dans un monde où l’organisation sociale et les rôles de chacun se fondaient sur une stricte division des sexes. à l’origine prodige funeste, la naissance ou la découverte d’un androgyne impliquait l’existence d’un signe divin envoyé à la communauté impliquant interprétation et cérémonie expiatoire. L’apparition de tels individus revêtait aussi indirectement d’après l’auteur une dimension politique par le biais du rapport entre mariage “mixte” et naissance d’une personne bisexuée (dans le récit de Phlégon de Tralles, l’enfant provient de l’union de deux “étrangers”, un Etolien et une Locrienne ; dans l’oeuvre de Diodore de Sicile, Héraïs, une femme qui devient homme, était le produit d’un mariage entre un macédonien et une arabe). La présence de ces anormaux sexuels provoquait en outre des moments de panique superstitieuse frappant les Romains à certains moments chaotiques de leur histoire et pouvait également être à l’origine d’un détournement cynique des solennités religieuses qui en découlaient. Après un rapide commentaire de la liste des hermaphrodites découverts à Rome, L. Brisson rappelle les différentes étapes des rituels prévus, le rôle fondamental des haruspices et de l’ etrusca disciplina concernant l’interprétation des prodiges ainsi que la particularité du sort réservé à l’ hermaphroditus. Il ne fallait ni l’enterrer ni le brûler. Aussi ce dernier est-il expulsé sans violence du territoire de la cité, le plus souvent enfermé dans une caisse et jeté à la mer. Cette attitude baignée d’effroi laissera ensuite la place à un constat plus rationnel présent notamment chez Diodore qui voit en l’androgyne non un monstre porteur de sens, mais un individu frappé d’une malformation anatomique rare. Diodore désamorce en outre les problèmes liés aux clivages sociaux nés de la bisexualité : l’être qui change de sexe à la suite d’une opération chirurgicale peut retrouver une place parmi ses semblables. Un tel élan de tolérance rationaliste se perçoit encore chez Pline l’Ancien qui place l’androgynie du côté de l’anomalie physique, les hermaphrodites étant désormais considérés comme des instruments de plaisir et non plus comme des prodigia.
Chapitre 2 Bisexualité et homosexualité (p. 41-65)
Ce deuxième chapitre aborde le lien existant entre l’androgyne et l’homosexuel passif pour aborder ainsi la bisexualité sous l’angle comportemental. à travers une minutieuse étude du passage des Métamorphoses relatif à l’histoire qui réunit le fils d’Hermès et d’Aphrodite à la nymphe Salmacis, L. Brisson indique qu’Ovide est le premier à raconter le mythe d’Hermaphrodite. Le poète lui attribue une fonction étiologique car il l’utilise pour expliquer pourquoi les eaux de la source Salmacis en Carie ont le pouvoir de transformer les hommes en homosexuels passifs. L’auteur s’emploie ensuite à définir les modèles masculins et féminins en Grèce et à Rome. Le premier se caractérise par son rôle actif et le second par son attitude passive. Le mâle adulte est avant tout un guerrier tandis que la femme est une mère dans le cadre marital. Le renoncement à ces codes impliquait pour le contrevenant de se retrouver situé à l’autre bord : la femme refusant le mariage devient un homme tandis que l’individu lâche au combat désavoue la virilité de son sexe. Il passe alors du côté des femmes et était qualifié d’androgyne dans l’Athène du IVème s. Cette stricte scission expliquait la place accordée au travestissement qui pouvait, suivant les cas, devenir une redoutable ruse de guerre ou produire le plus haut effet comique dans les pièces de théâtre. Cette distinction comportementale se retrouve dans le cadre des relations homosexuelles masculines conçues comme un complément de l’hétérosexualité. Hormis l’hypothèse grecque de l’initiation érotico-sociale du jeune garçon qui jouait le rôle d’aimé, l’homme devait toujours y tenir une attitude active sans quoi son homosexualité était blâmée et l’individu faisait l’objet d’un profond mépris. Obligation chez l’esclave, la passivité sexuelle ( impudicitia) d’un homme libre était considérée comme un crime chez les Romains ainsi que le rapporte Sénèque. Suivant ces critères, tant l’homosexuel passif que la femme homosexuelle qui met en avant son côté actif en présentant l’aspect physique et moral masculins, étaient qualifiés d’androgynes. à de très rares exceptions près, l’amour entre femmes constituait en Grèce un comportement honteux tandis qu’à Rome, il restait contre-nature et pouvait même faire l’objet d’un délit : Martial affirme que la femme mariée se livrant à ces pratiques commet un adultère.
Chapitre 3 L’archétype (p. 67-102)
L. Brisson dépeint ici la bisexualité simultanée des archétypes et des êtres primordiaux qui ne peut perdurer. En effet, la juxtaposition des sexes provoque une transgression des liens de parenté, c’est pourquoi l’androgyne doit dans un premier temps se dédoubler pour pouvoir engendrer. Le souvenir de l’état originel d’indifférenciation est évoqué par l’auteur à travers une analyse serrée de la discussion sur la nature d’Eros et ses bienfaits, présente dans le mythe raconté par Aristophane dans le Banquet de Platon. Cette nostalgie de l’unité perdure au sein de chaque couple, tant homosexuel qu’hétérosexuel, qui ne peut, même aux moments les plus intenses de ses unions sexuelles intermittentes et de ses désirs de fusions, recréer un être double originel. Seul Eros avait au départ ce pouvoir grâce à sa fonction démiurgique. La bisexualité joue également un rôle important dans la théogonie orphique en y représentant un état chaotique où la reproduction ne peut s’assurer que par scissiparité et au sein duquel l’auto-inceste est inéluctable. Elle est aussi présente dans certains traités gnostiques et plus précisément dans le temps cosmogonique. Le démiurge Jaldabaoth est un être bisexué et toute une mythologie s’érige autour de l’idéal de l’unité par opposition à la multiplicité afin de dépasser la distinction des sexes, les déchirements crées par l’opposition entre l’âme et la chair ou encore les conflits familiaux et sociaux. Les Oracles Chaldaïques parlent d’un dieu transcendant qualifié à la fois de père et de mère et cette bisexualité originelle est également évoquée dans le Corpus Hermeticum. L. Brisson insiste sur le fait que ces différentes doctrines présentent des ressemblances qui se justifient par la nécessité commune d’assurer son salut personnel grâce à un savoir spécifique et par une référence à un même substrat intellectuel mêlant la pensée grecque aux influences égyptiennes, iraniennes voire juives. L’auteur achève son exposé en évoquant le mythe du Phénix, oiseau fabuleux originaire d’Éthiopie, qui renaît de ses propres cendres dans un cycle indéfini comme s’il était à la fois son père et sa mère, le mâle et la femelle, donc un être bisexué.
Chapitre 4 Le médiateur (p. 103-127)
Ce dernier chapitre est consacré à la bisexualité successive. Les individus qui ont connu la condition masculine et féminine ont une fonction médiatrice en raison de leur participation à chacun des pôles du couple qui leur permet d’établir une relation entre ses opposés. Pour L. Brisson, celui qui symbolise le mieux cet état est le fameux devin thébain aveugle nommé Tirésias. à travers l’étude des trois versions qui nous sont parvenues du mythe de Tirésias, l’auteur décrit ce personnage si particulier. La première se compose de deux variantes émanant respectivement de Phlégon de Tralles et d’Ovide, qui associent bisexualité et divination. D’une part Tirésias sera, après avoir rencontré un couple de serpents, changé en femme avant de redevenir homme. D’autre part, il est choisi, en raison de son expérience des deux sexes, comme arbitre du différend opposant Zeus et Héra au sujet de la quantité de plaisir éprouvé par l’homme et la femme lors de l’acte sexuel. La seconde version provenant de Callimaque s’axe surtout sur la divination et vient confirmer que la cécité du protagoniste est une compensation de son pouvoir divinatoire. Sur un plan général, ces deux récits mettent en scène Tirésias comme un médiateur transcendant des opposés fondamentaux. Il établit, par l’ornithomancie, un lien entre les dieux et les hommes. La bisexualité lui permet de transcender l’opposition la plus importante chez l’être humain. Bien qu’il soit mortel, sa vie s’étend sur sept générations et rappelle l’immortalité ; il est également le seul humain à conserver le sens et la raison après la mort. L’ultime version, oeuvre du faussaire Ptolémée Chennos, se caractérise par son excentricité. Tirésias y est à l’origine un personnage féminin et le dénouement du récit fait état d’un étonnant bestiaire mythologique. La souris ou la taupe sont mentionnées aux côtés d’autres espèces comme la hyène (réputée changer de sexe tous les ans) et surtout le serpent ou encore la musaraigne dont les caractéristiques et le comportement rejoignent la bisexualité. D’après L. Brisson, tous ces animaux pour la plupart chtoniens, présentent des traits spécifiques leur permettant de transposer dans le monde animal une ambiguïté leur conférant une fonction médiatrice, à l’image de celle qui définit Tirésias.
La conclusion (p. 129-131) vient résumer la grande idée défendue par l’auteur : les représentations de la séparation sont dépendantes d’un état originel d’indistinction, à la fois présent dans le désir de fusion inhérent à toute relation amoureuse et plus généralement dans l’origine mythique du monde des vivants, “dont la bisexualité constitue en quelque sorte le paradigme”. L’ouvrage contient deux bibliographies distinctes (p. 163 et 169-173) qui auraient pu être rassemblées. La seconde dite complémentaire, présentée par S. Boehringer, est une mise à jour, presque exclusivement constituée de références anglo-saxonnes.3 Le volume s’achève sur un triple index (passages cités, noms propres et notions) très pratique, et contient très peu d’erreurs formelles.4
Au final, L. Brisson nous offre une étude dense dont la lecture se trouve facilitée par la clarté du propos qui rend cet ouvrage accessible à un assez large public. Si les spécialistes de la littérature antique pourraient regretter que les textes étudiés soient exclusivement cités sous forme de traductions, il n’en reste pas moins que ce livre sera très utile à l’antiquisant autant qu’aux historiens des religions, des genres ou des sexes qui y trouveront un très bel exposé de l’enjeu des fondements mythologiques de la bisexuation. Table des matières :
Avant-propos
Table des abréviations
Note pour la translittération du grec ancien
Introduction
1 Le monstre
Le prodige funeste
L’erreur de la nature
Le phénomène
2 Bisexualité et homosexualité
Le mythe d’Hermaphrodite raconté par Ovide
La structure du récit
Salmacis et Hermaphrodite avant Ovide
Le projet d’Ovide
Tradition
Innovation
Masculin et féminin en Grèce ancienne et à Rome
L’homosexualité en Grèce ancienne et à Rome
3 L’archétype
Le mythe d’Aristophane dans le banquet de Platon
Orphisme
Gnosticisme
Les oracles Chaldaïques
Le corpus hermétique
Le Phénix
4 Le médiateur
Petit bestiaire associé au mythe de Tyrésias
La souris
La taupe
Le blaireau
L’hyène
Le serpent
La musaraigne
Conclusion
Notes
Bibliographie
Postface à l’édition de 2008
Bibliographie complémentaire
Index des passages cités
Index des noms propres
Index des notions
Notes
1. Il n’aurait pas été inopportun d’évoquer, au moins succinctement, d’autres documents de nature archéologique, épigraphique, iconographique ou encore juridique.
2. D’autant plus que certains développements (cf. Masculin et féminin en Grèce et à Rome p. 57-60) semblent, malgré ce que laissent entendre leurs intitulés, exclusivement consacrés au monde grec.
3. Sans prétendre à l’exhaustivité, voici quelques compléments : A. Wacke, Del hermafroditismo a la transexualidad, in Anuario de derecho civil, vol. 43.3, 1990, p. 677-712 = Estudios de derecho romano moderno: en cuatro idiomas, Madrid, 1996, p. 33-67; G. Sciascia, Eunucos, castratos e spadones no direito romano, in Varietà giuridiche. Scritti brasiliani di diritto romano e moderno, Milan, 1956, 111-118; et surtout D. Dalla, L’incapacità sessuale in diritto romano, Milano 1978 ; du même auteur, Ubi venus mutatur : omosessualità e diritto nel mondo romano, Milan 1987. Il faudrait en outre renvoyer aux références indiquées par A. Ajootian dans son c. r. de la traduction anglaise de la première édition du livre de L. Brisson, cf. bmcr website.
4. Il subsiste quelques très rares coquilles, par exemple, p. 166 ligne 7 en partant du bas.