La publication par R. Harder,1 en 1943, d’une inscription grecque mise au jour en 1938 à Chalcis en Eubée, qui présentait de nombreuses analogies avec le texte lui aussi rédigé en grec appelé communément “Arétalogie d’Isis”, dont une version a priori complète avait été découverte dans les ruines de l’Isieion de Kymè, en Eolide, au début des années 1920, suscita d’énergiques réactions chez les hellénistes et les égyptologues. Celles-ci se matérialisèrent par plusieurs publications s’attachant à démontrer tantôt l’origine grecque, tantôt l’origine égyptienne de cette Arétalogie d’Isis.2 La (re)-publication par L. V. Zabkar, en 1988, de plusieurs hymnes égyptiens adressés à Isis dans son temple de Philae ne mit pas fin au débat3 Toutefois, il semblait de plus en plus évident que la réponse principale à cette interrogation se trouvait dans la littérature démotique hymnique d’Egypte.4 C’est dire si le petit livre que nous propose aujourd’hui l’égyptologue et démotisant H. Kockelmann est le bienvenu.
L’auteur réédite (p. 6-36), avec un apparat critique soigné et une traduction anglaise, six textes hymniques à Isis que l’on peut dater entre le IIe siècle av. J.-C. et le IIe siècle apr. J.-C.: le pHeid. dem. 736 vo, autrefois publié par W. Spiegelberg; l’O. Hor 10 découvert en 1970 et diligemment édité par J. Ray dans les Archives of 7716;or716;or; trois graffites thébains publiés par A. F. Sadek (Theban Graffito 3156) et A. F. Sadek / M. Shimy (Theban Graffito 3462 et 3445); enfin le pTebt. Tait 14 étudié par W. J. Tait dans ses Papyri of Tebtunis. Deux autres, connus de l’auteur, demeurent inédits: l’un, présentant une composition parallèle à celle du pTebt. Tait 14, se trouve dans la collection de papyrus de la collection Carlsberg à Copenhague (pCarlsberg 652 vo)5; l’autre, daté du Ier siècle apr. J.-C. et provenant du Fayoum, est conservé à la Bibliothèque nationale de Vienne (pVienna, Nationalbibliothek D6297 + 6329 + 10101), et doit être étudié par M. Stadler,6 à qui l’on doit le récent et remarquable Isis, das göttliche Kind und die Weltordnung, Wien, 2004.
Cette réédition groupée, déjà utile en soi, est suivie d’une “General and Comparative Study of the Demotic Hymns and Praises to Isis”, qui se décompose ainsi: quelques pages sur les modalités d’invocation de la déesse dans les textes démotiques, leur contexte de rédaction, le style de leur composition et la doxologie démotique d’Isis, enfin un répertoire précis et très complet des épithètes et titres portés par Isis dans les six documents en question afin de déterminer quelle image de la déesse se fait jour au travers des textes étudiés.
Isis y apparaît comme une divinité secourable, qui écoute et exauce les voeux des suppliants. Elle y invoquée à la seconde personne du singulier, ou bien l’auteur utilise la troisième personne du singulier pour exposer ses bienfaits, à la différence de l’Arétalogie grecque en Ich-Stil où la déesse elle-même fait état de ses vertus.
Quatre de ces documents (le texte de Hor et les graffites thébains), conservés dans leur intégralité, sont des créations individuelles, témoignages de piété personnelle tandis que les deux autres, malheureusement fragmentaires, peuvent s’apparenter à des compositions littéraires plus élaborées.
Une précieuse liste de textes hymniques égyptiens et d’eulogies grecques pour Isis est donnée par l’auteur (p. 44-49).7 On pourra ajouter à celle-ci un fragment de l’arétalogie conservé au Musée de Fethiye (L. Bricault, RICIS 306/0201), un autre, d’une vingtaine de lignes, découvert à Cassandreia en Macédoine ( RICIS Suppl. I, 113/1201), ainsi que le péan à Isis dû au poète crétois Mésomède, actif lors du principat d’Hadrien,8 un texte certes plus littéraire que cultuel mais souvent oublié. Notons au passage que si le P. Oxy. XI 1380 peut effectivement être daté du IIe siècle apr. J.-C., une étude nouvelle du texte montre que l’original qu’il reproduit doit quant à lui être rapporté au début de la période flavienne. Quant à la prière de Lucius, elle figure dans le livre XI des Métamorphoses d’Apulée, et non le livre XII qui n’existe pas (p. 49).
H. K. nous propose ensuite (p. 49-70) un répertoire des épithètes et titres portés par Isis dans les six textes étudiés, d’une formidable richesse, fourmillant de références et qui constitue l’apport majeur de cet ouvrage. Isis y apparaît comme une très grande déesse universelle et cosmique, régnant sur terre comme sur mer,9 déesse salvatrice et salutifère, protectrice et frugifère, maîtresse des destinées humaines, de l’amour et de la justice, toutes qualités qui traduisent à la fois la permanence de traditions séculaires mais aussi l’évolution de la religion égyptienne tardive. Cette enquête est prolongée par un chapitre très heureux dans lequel l’auteur analyse les vertus d’Isis révélées par les noms théophores égyptiens construits sur celui de la déesse, le plus souvent portés par des femmes, mais pas toujours, un domaine autrefois exploré par le regretté J. Quaegebeur mais par trop souvent négligé, et qui offre de passionnantes informations sur la perception de la personnalité de la déesse que ces noms mettent en lumière. Isis y apparaît avant tout, ce qui ne peut surprendre, comme une déesse secourable et bienveillante, nombre de noms théophores soulignant de fait le lien étroit, quasi filial, qui unit celui qui le porte à sa divine protectrice. Soulignons toutefois avec l’auteur que la plupart de ces anthroponymes n’ont rien d’exclusivement isiaque. On les retrouve en relation avec d’autres noms divins. Plus rares d’ailleurs sont les noms plus directement isiaques, qui renvoient à des éléments mythologiques propres.
En appendice (p. 83-88), H. K. livre un petit catalogue des autres divinités invoquées dans des textes démotiques à caractère hymnique. D’utiles indexes, dont celui des épithètes et titres égyptiens d’Isis (p. 89-91) et une bibliographie essentiellement égyptologique (p. 107-131) complètent le volume.
Il faut remercier H. K. pour ce livre aussi clair qu’utile et souhaiter qu’il ne s’arrête pas en si bon chemin, par exemple en nous proposant une véritable édition commentée du P. Oxy. XI, 1380 qui attend depuis bientôt un siècle qu’on lui rende enfin justice.
Notes
1. Karpokrates von Chalkis und die memphitische Isispropaganda, Abhandlungen der Preussischen Akademie der Wissenschaften, Phil.-hist. Klasse, Bd 14, Jahrgang 1943.
2. Citons, pour mémoire, le Père A.-J. Festugière, “A propos des arétalogies d’Isis”, HThR XLII, 1949, p. 209-234, D. Müller, Ägypten und die griechischen Isis-Aretalogien, Abhandlungen der sächsischen Akademie der Wiss. zu Leipzig, Phil.-hist. Klasse, Bd 53, Heft 1, Berlin, 1961 ou J. Bergman, Ich bin Isis. Studien zum memphitischen Hintergrund der griechischen Isis-aretalogien, Acta Universitatis Upsaliensis (Historia Religionum 3), Uppsala, 1968.
3. Hymns to Isis in Her Temple at Philae, Hanover – London, 1988.
4. T. M. Dousa, “Imagining Isis: on Some Continuities and Discontinuities in the Image of Isis in Greek Hymns and Demotic Texts”, in K. Ryholt (éd.), Acts of the Seventh International Conference of Demotic Studies. Copenhagen, 23-27 August 1999, CNI Publications, 27, Copenhague 2002, p. 149-184; J. F. Quack, “” Ich bin Isis, die Herrin der beiden Länder.” Versuch zum demotischen Hintergrund der memphitischen Isisaretalogie”, in S. Meyer (éd.), Egypt—Temple of the Whole World. Studies in Honour of Jan Assmann, Numen. Studies in the History of Religions, 97, Leiden—Boston, 2003, p. 319-365.
5. A rapprocher d’un autre texte, le papyrus démotique pHamburg 33 vo cité par J. F. Quack, Demotische und gräko-ägyptische Literatur, Einführung und Quellentexte zur Ägyptologie 3, Münster, 2005, p. 90.
6. Cf. “Spätägyptische Hymnen als Quellen für den interkulturellen Austausch und den Umgang mit dem eigenen Erbe—drei Fallstudien”, in M. Witte, J. F. Diehl (éds), Orakel und Gebete. Interdisziplinäre Studien zur Sprache der Religion in Ägypten, Vorderasien und Griechenland in hellenistischer Zeit, Tübingen, 2009 (sous presse).
7. Voir, récemment, E. Muñiz Grijalvo, Himnos a Isis, Madrid, 2006.
8. E. Heisch, Die griechischen Dichterfragmente der römischen Kaiserzeit, Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften in Gottingen, Phil.-Hist. Klasse 49, 1961 (2 e éd. 1963), n°2.5, p. 27-28; cf. R. Merkelbach, Zeus Sarapis -Isis Regina, Stuttgart-Leipzig, 1995, p. 226-228.
9. Cf. L. Bricault, Isis, Dame des flots, Liège, 2006. D’autres références textuelles et bibliographiques concernant le lexique caractéristique de l’Isis myrionyme gréco-romaine auraient pu étre utilisées par l’auteur dans ces pages.