Les spécialistes de l’histoire du Proche-Orient ancien ont déjà eu l’occasion d’apprécier l’originalité des travaux de Zainab Bahrani, en particulier Women of Babylonia: Gender and Representation in Mesopotamia (2001) et The Graven Image. Representation in Babylonia and Assyria (2003) qui sont parmi les (trop) rares travaux à proposer une approche anthropologique, sémiologique et historiographique des traces écrites et figurées concernant la Mésopotamie. Le présent volume s’inscrit dans la même perspective — celle de l’histoire des représentations — que l’Auteur pratique avec érudition et finesse, en se dotant d’un appareil méthodologique et conceptuel solide. Une des caractéristiques des travaux de Z. Bahrani est notamment le recours à des auteurs de ce que l’on appelle outre-Atlantique la French school, comme Foucault, Lacan, Barthes, Todorov, Derrida, etc. Travaillant cette fois sur les “rituels de guerre”, c’est-à-dire dans le domaine des pratiques religieuses, mais aussi de la théorisation et régulation des pratiques politiques ( biopolitics), elle enrichit sa palette de références théoriques, en faisant appel à d’autres références comme Adorno, Zizek, Badiou, Agamben, Deleuze, Guttari, etc. Cet effort pour insérer le Proche-Orient dans les courants les plus actuels de la recherche est extrêmement appréciable, en dépit du fait que, dans certains cas, les analyses ne sont pas vraiment éclairées par ces détours, plus rhétoriques que substantiels. Reste que l’ouvrage est passionnant, original, brillant.
Le point de départ est la guerre, activité sociale régulée, intégrée dans les protocoles diplomatiques, souvent considérée comme une ordalie, donc “juste”, mais qui suscite un déploiement de violence s’exerçant notamment sur le corps des hommes et s’affichant dans les oeuvres d’art, comme dans les textes et les rituels. Quel est le sens de cette violence guerrière, de sa commémoration, de sa représentation dans les sources ? Quel type de domination les images et les récits de violence construisent-ils ? Le thème de la violence est à la mode et a suscité de nombreuses publications dans le domaine classique ; l’aborder depuis l’observatoire mésopotamien est particulièrement judicieux quand on sait à quel point la conflictualité est endémique et structurelle dans les sociétés polycentriques puis impérialistes de la “région entre les fleuves”.
Le parcours s’articule en huit chapitres thématiques, et non chronologiques, ce qui rend la lecture plus enrichissante et efficace. Le premier chapitre ( The King’s Head) a pour point de départ le célèbre bas-relief du banquet d’Assurbanipal sous le treille. A la branche d’un arbre, pend la tête du roi élamite Teumann, décapité en 653 av. J.-C., au terme d’une campagne représentée sur des bas-reliefs et racontée dans les Annales. L’analyse soigneuse de la mise en récit et en images des événements indique que la décapitation du roi est le point focal de la commémoration historique ; elle synthétise, en quelque sorte, de façon efficace — par le biais d’un saisissant “effet de réel” —, les données temporelles et spatiales et illustre un climax historique, à savoir la victoire de l’ordre sur le chaos, qui est celle du roi assyrien, mais surtout celle des dieux. La tête du roi est le signe concret de la faveur des dieux, d’un dessein théologique dont le roi d’Assyrie est l’exécutant. Son sens et sa portée ne sont pas tant réalistes que symboliques, sans oublier la dimension performative, dans la mesure où l’image montre l’économie politique de la mort à l’oeuvre. Sans contester cette analyse, il ne me semble pas nécessaire de faire recours ici à la catégorie de “magie” dont la définition est extrêmement problématique. L’image a-t-elle vraiment pour objectif de make things happen ? Et peut-on vraiment considérer cela comme de la magie ? Cette analogie aurait mérité à mon sens d’être mieux argumentée.
Puisque l’image est un signe, le chapitre 2 précise la notion de Babylonian Semiotics, c’est-à-dire le rapport entre la réalité et les signes: signes graphiques, signes iconographiques. En Mésopotamie, ce rapport ne repose pas sur un régime de mimèsis, comme en Grèce, mais répond plutôt à une logique de participation, de solidarité effective. Dans un monde saturé de signes, la divination tient lieu de discours ontologique, l’écriture — celle que l’on lit dans les cieux comme dans les entrailles, ou sur l’argile — détient un pouvoir cognitif. Appliquée au pouvoir, cette approche du signe renouvelle le sens à donner au concept d’idéologie qu’il ne faut pas situer dans le registre du faux, par opposition au vrai, mais plus justement dans le registre de la représentation qui construit une réalité et suscite une adhésion. Les pp. 67-74 qui discutent longuement ce qu’est (ou n’est pas) l’idéologie, en faisant appel à Marx, Adorno et Althusser notamment me semblent parmi les moins réussies du volume. Elles enfoncent souvent des portes ouvertes et débouchent (p. 74) sur une conclusion somme toute très banale.
Le chapitre 3 aborde le corps comme lieu cardinal de ce système sémantique ( The Mantic Body). Conformément à une vision du rapport entre macro- et microcosme, le corps (humain ou animal) et ses différentes parties expriment des messages liés à la gestion du temps et de l’espace. Ainsi la divination recourt-elle à l’exégèse corporelle: le corps dit le présent et le futur ; il est un texte qu’éclairent des savoirs empiriques (par ex. la symptomatologie, la physiognomonie). En l’absence du corps lui-même, des substituts — vêtements ou statues — peuvent faire l’affaire: on enchaîne les statues, on les déporte, on les mutile, ce qui revient à prendre possession du temps et de l’espace dont les images sont l’expression et la représentation “vivantes”. Z. Bahrani nous introduit dans l’herméneutique corporelle mésopotamienne et nous en illustre toute la complexité sémantique. Le corps est un enjeu de sens considérable: c’est pourquoi le pouvoir de vie et de mort est souvent mis en scène par ce biais. Tel est l’enjeu du chapitre 4.
Death and the Ruler examine la manière dont l’art public met en scène la violence sur le corps comme expression du pouvoir de vie et de mort. La stèle de Naramsin — qui est une sorte de paradigme en la matière — fournit une magnifique illustration des codes visuels (par exemple le recours à la nudité) mis en oeuvre pour conceptualiser la royauté ou la souveraineté comme catégorie historique certes, mais aussi et surtout ontologique, dans le sens où l’ordre du monde repose sur l’action du roi et transcende les contingences événementielles. Très à l’aise dans ce genre d’analyse, l’Auteur fournit une analyse magistrale des images et montre bien l’imbrication entre l’image du roi et celle du dieu. On regrettera ça et là quelques passages répétitifs (par ex. p. 113, les références à Foucault et Agamben, redondantes), ainsi que l’absence de toute tentative de comparaison avec le monde grec par exemple pour ce qui concerne notamment la figuration de la nudité, du corps des dieux, du mouvement du pied dit prosbainein qui exprime aussi l’anéantissement de l’ennemi… De même le parallélisme avec l’iconographie égyptienne (par exemple la palette de Narmer) est à peine esquissé. Si l’analyse de la stèle d’Hammurabi apporte des éléments fort intéressants, on contestera cependant le recours à la catégorie de transcendental (p. 119) ou encore de metaphysical (ibidem) appliquée à la loi énoncée par le Code. Ces qualifications sont aussi problématiques qu’obscures. D’excellentes pages sur les dépôts de fondation (l’antithèse de l’art public) concluent le chapitre.
Le chapitre 5 ( Image of My Valor) approfondit une piste déjà évoquée pour plusieurs documents, à savoir le rapport entre texte et image dans le cadre de l’art public glorifiant l’héroïsme des rois qui s’exerce par la violence physique. L’Auteur s’intéresse aux stèles narû, stèles de victoire, et en particulier celle, inscrite, de Dadusha, roi d’Eshnunna entre 1790 et 1780 av. J.-C., découverte en 1983 et initialement placée dans le sanctuaire du dieu Adad. La dialectique entre le texte et les divers registres d’images est très subtilement analysée, d’autant qu’on y rencontre un effet d’écho, analogue à la pratique grecque de l’ ekphrasis. Tout aussi stimulant est le regard posé sur un monument pourtant très connu, la stèle aux vautours (Lagash, 2460 av. J.-C.), où l’on retrouve la même problématique du contrôle de l’espace, en particulier des frontières, l’interaction entre le roi et le dieu tutélaire. Mais au-delà des similitudes, l’Auteur attire utilement l’attention sur les discontinuités et les évolutions, qu’une excursion en territoire néo-assyrien confirme, puisque la violence légitime sur le corps humain finit par inclure la torture, accomplie non pas par le roi, mais par ses soldats.
C’est donc au rapport entre art et guerre ( The Art of War) qu’est consacré le chapitre 6. Les images interviennent, en effet, dans les rituels de guerre ; elles sont un enjeu des combats ; elles accompagnent les peuples déportés ; elles sont du reste “vivantes” et servent à présentifier le divin parmi l’humain. En bref, elles participent à la reconfiguration de l’espace et du temps par le roi souverain. Le cas exemplaire du destin de l’image cultuelle de Marduk à Babylone est tout à fait symptomatique de cette logique.
Le chapitre 7 enchaîne sur les rituels de guerre ( Omens of Terror). La divination s’appliquait aussi à la conduite de la guerre qui était donc réglée par les dieux et signifiée par divers medias (extispicine, oracles, prophéties, rêves, etc.). Intéressantes et originales les pages (189-197) sur le pouvoir “magique” des armes (nombreux parallèles, là aussi, comme l’arc d’Aqhat, celui d’Héraclès et Philoctète, celui d’Apollon…). Le rapprochement entre la guerre et la chasse, (p. 201) aurait mérité, à mon sens, d’être approfondi, dans ce chapitre et même avant ; il est, par le biais des images et des récits, extrêmement prégnant: la guerre est une forme de prédation humaine et la chasse est une réplique de la guerre, ordonnatrice du cosmos. De même le thème (p. 202) de la violence sacrificielle et du parallèle entre tribut, offrande et sacrifice ouvre des perspectives stimulantes qui ne sont qu’effleurées. Là aussi, parler de mystical effectiveness, à propos des rituels de guerre, me semble peu pertinent, et le sacrifice ne répond pas seulement (p. 203) à une logique de séparation entre sacré et profane, mais aussi de communication. D’une manière générale, on a la sensation que l’Auteur domine mal les notions fondamentales, les outils conceptuels majeurs et la terminologie spécifique de l’histoire des religions. On la sent beaucoup plus à l’aise dans le domaine de l’histoire de l’art qui est le sien du reste (cf. l’utilisation récurrente, imprécise et donc inutile de la catégorie de magic qui n’est nulle part définie ni problématisée: p. 206, qu’est-ce que the magic of the state ? – p. 214, la catégorie de magicain-king est plus frazérienne que dumézilienne — p. 215, 216, 223 etc.).
L’ouvrage se termine sur une réflexion fort intéressante, entre passé et présent sur The Essence of War. L’approche “essentialiste” pourrait gêner, mais elle vise ici surtout à proposer une réflexion analogique entre les fonctions politiques de l’art en situation de guerre hier et aujourd’hui. Partant du Poème d’Erra, la dernière production mythologique babylonienne, l’Auteur s’interroge sur les limites de la violence et de la guerre, les limites de leur légitimation idéologique, car le déchaînement excessif de la violence peut conduire le monde à l’anéantissement. Loin d’être une donnée naturelle, la guerre est culturellement déterminée dans ses modalités et ses représentations. Elle se situe à l’intersection entre la loi et la volonté des dieux, entre le droit et la théologie. Le pouvoir des homes et des dieux s’exerce donc aussi sur les corps: les images de violence, répétées, multipliées, hypnotisent le public, fasciné par une forme d’esthétique de la domination.
Au final, en dépit des quelques défauts signalés, on saluera ce livre intelligent et original qui défriche un domaine imposant et riche de l’approche anthropologique des sociétés mésopotamiennes où d’autres pourront maintenant s’aventurer plus sûrement. L’Auteur gagnerait sans doute à approfondir ses connaissances dans le domaine de l’histoire des religions, à manier avec plus de prudence certains concepts, à en abandonner d’autres qui alourdissent ou obscurcissent son propos, mais on appréciera surtout la connaissance vaste et approfondie des dossiers mésopotamiens, sur trois millénaires, entre textes et images. On espère donc que Z. Bahrani poursuivra ses enquêtes sur le monde des signes entre Tigre et Euphrate.