Le récent ouvrage de D. Fabbrini (DF dans la suite du texte) étudie en détail cinq épigrammes de Martial où le poète flavien célèbre les qualités d’édifices architecturaux et de terrains cultivés appartenant à de riches propriétaires : le premier chapitre s’intéresse ainsi à la villa de Julius Martialis sur le Janicule ( Ép. IV, 64), le deuxième à celle de Faustinus à Baïes ( Ép. III, 58), le troisième concerne celle d’Apollinaris à Formies ( Ép. X, 30) mais consacre aussi un excursus important à celle de Faustinus à Anxur ( Ép. X, 51). Le quatrième chapitre se penche sur la description des thermes de Claudius Étruscus ( Ép. VI, 42) et le cinquième sur une propriété de l’affranchi Entellus, où l’on peut contempler une vigne protégée par une serre ( Ép. VIII, 68). La qualité des commentaires de détail proposés tout au long de cet ouvrage est remarquable. Mais l’intérêt de ce nouveau livre tient aussi à la thèse d’ensemble qu’il présente à travers cinq études qui en démontrent, à chaque fois, la validité : DF souligne en effet que les descriptions architecturales et les évocations de paysages que nous livre ici Martial visent à dépasser et à revisiter l’opposition traditionnelle entre mores et diuitiae. Il s’agirait de montrer que ces différents édifices, pour luxueux et inouïs que soient leurs décors et leurs innovations architecturales, ne constituent pas des violations impies de la nature et qu’ils respectent un certain idéal de frugalité généralement associé à la représentation de la campagne dans la littérature latine. Les architectures et propriétés célébrées par Martial représenteraient ainsi une forme d’articulation heureuse entre tradition et modernité, entre raffinement luxueux et simplicité rustique.
Chapitre 1 : la villa de Julius Martialis
Après une introduction efficace, le commentaire de l’épigramme IV, 64 (villa de Julius Martialis) s’attache en premier lieu aux vers 11 à 24 où le poète évoque le panorama qui s’offre aux yeux d’un spectateur contemplant Rome et ses alentours depuis cette villa située sur le Janicule. Le spectacle dont bénéficient les occupants de la villa est celui d’un paysage anthropisé, centré sur des activités humaines normalement bruyantes, mais qui prennent ici une dimension esthétique grâce à la distance qui les sépare des spectateurs privilégiés qui se trouvent dans la villa. Le type de plaisir procuré par ce spectacle est très justement comparé par DF à l’effet recherché dans les paysages du peintre augustéen Studius, paysages eux aussi centrés sur les activités industrieuses des hommes. DF consacre également de fines remarques au style de ce passage : elle y note l’intrusion du sermo cotidianus ( helciarius, gestator), avec un style bas qui donne plus de vivacité aux tranches de vie aperçues depuis la villa. Mais les termes du sermo cotidianus cèdent bien vite la place à des expressions inspirées du registre élevé et du langage épique. Pour DF, cet effet de contraste stylistique vise à briser la corrélation qui existe habituellement entre le choix d’un style bas et la représentation du quotidien : depuis la villa, on ne perçoit qu’un spectacle agréable aux yeux, et non les désagréments sonores liés aux activités industrieuses qui se déroulent en contrebas du Janicule.
DF commente ensuite les vers 29 et 30 de ce même poème où Martial compare la villa à la demeure du pieux Alcinoos ou d’un Molorchos soudain devenu riche. Les implications de ces comparaisons sont passionnantes : en insistant sur la piété d’Alcinoos et en choisissant la figure de Molorchos, personnage proverbialement pauvre mais d’une piété exemplaire, Martial tenterait en effet de mettre en évidence la possibilité d’une cohabitation entre les raffinements et le luxe qu’autorise la richesse matérielle et un attachement irréprochable aux valeurs du mos maiorum qui sont normalement associées à des idéaux de frugalité et à la paupertas. On retrouve cette même alliance de qualités normalement opposées dans la description que Martial nous livre de l’implantation topographique de la villa et de ses caractéristiques architecturales (v. 5 et 9-10) : la villa effleure les astres, tant elle est haute, mais elle le fait avec grâce et retenue. L’architecture de la villa est donc l’expression parfaitement maîtrisée d’une alliance entre les idéaux éthiques hérités de la tradition et le raffinement, le luxe et les conquêtes techniques procurées par la modernité.
En lisant ce passionnant commentaire, je me demande s’il ne serait pas possible de prolonger la réflexion de DF à travers des considérations sur les conceptions stylistiques du poète : sa description du style architectural de la villa, qui démontre la possibilité d’une alliance entre des caractéristiques normalement perçues comme antithétiques, constitue peut-être le prolongement et le pendant des réflexions que Martial a engagées, dans le domaine poétique, sur l’ epigramma longum et sur les styles poétiques.
Chapitre 2 : la villa de Faustinus
L’épigramme sur la villa de Faustinus à Baïes s’ouvre sur une description en creux de la villa : Martial évoque ainsi la distance qui sépare cette villa entourée de terrains consacrés à l’agriculture des luxueuses villas agrémentées de parcs purement ornementaux. La célébration de la villa rustica se double ainsi d’un discours éthique. Dans son ecphrasis, Martial revisite aussi le thème bien connu des laudes uitae rusticae et engage un dialogue complexe avec les traitements antérieurs de ce même thème dans la littérature latine. Le commentaire que DF consacre à la description par Martial du catalogue des oiseaux peuplant la villa de Faustinus est, à ce titre, particulièrement éclairant : on note par exemple la mention d’oiseaux considérés comme des raretés gastronomiques ou comme des objets de ravissement pour les yeux (paon, phénicoptère). Si l’élevage de ces oiseaux est bien souvent stigmatisé par les moralistes, Martial s’attache à montrer que les modalités d’élevage retenues dans la villa de Faustinus demeurent simples et traditionnelles : tout son discours vise à présenter les réalités les plus raffinées comme s’il s’agissait des joies simples de la campagne et de ses agréments ordinaires. La villa de Faustinus représenterait ainsi une illustration supplémentaire de la possibilité d’allier de manière harmonieuse des éléments issus de styles de vie bien différents, à la jointure entre tradition et modernité.
Chapitre 3 : La villa d’Apollinaris à Formies
Le propriétaire de cette villa doit certainement être identifié avec L. Domitius Apollinaris, un haut personnage de la cour de Domitien qui exercera encore des fonctions importantes après la mort de cet empereur. DF souligne à juste titre que l’épigramme décrivant sa villa de Formies fut probablement composée pour la deuxième édition du livre X de Martial, celle publiée sous Trajan en 98.
Pour décrire cette villa maritima et son vivier, Martial a recours a une stratégie similaire à celle relevée pour la villa de Bassus : alors que le vivier pourrait passer pour un symbole négatif du luxe excessif de la villa, Martial présente cette piscina comme la garantie de l’autosuffisance alimentaire de la villa, puisqu’elle permet de se procurer du poisson par temps de tempête. Mais, loin d’insister sur les qualités gastronomiques des poissons, Martial insiste surtout sur le spectacle que ce vivier procure au regard et sur le fait que ses poissons sont domestiqués au point de répondre à leurs noms. Les poissons sont pour ainsi dire personnifiés : Martial relègue au deuxième plan leur destination culinaire pour insister sur le fait que la nature est ici domestiquée dans une perspective de jouissance esthétique. De fait, Martial semble insister sur le fait que, dans cette villa, la nature se met volontairement au service de l’homme et que l’édifice architectural joue un simple rôle de médiation entre l’homme et la nature : Martial fait par exemple allusion à des lits disposés près de l’eau et d’où l’on peut pêcher et le poème montre bien que ce mobilier procure l’illusion d’un contact avec la nature similaire à celui dont on pourrait jouir en étant couché dans une barque. Encore une fois, Martial allie avec brio la célébration des raffinements architecturaux les plus modernes au thème des joies simples de la vie rustique. L’idéal d’ otium voluptueux que suggère cette ecphrasis est d’ailleurs immédiatement tempéré par la chute de l’épigramme qui insiste sur l’engagement avec lequel Faustinus s’adonne à ses charges dans la Ville et se trouve ainsi empêché de profiter du calme de Formies.
Chapitre 4 : les thermes de Claudius Étruscus
Le commentaire de l’épigramme VI, 42 aborde naturellement la question des rapports que ce poème entretient avec la Silve I, 5 de Stace qui est consacrée à l’éloge du même édifice. DF souligne tous les rapprochements que l’on peut effectuer entre les deux textes et discute la thèse de N. Zeiner qui note des différences sensibles entre les intentions des deux poètes. Pour DF, les points de rapprochement entre les deux poèmes l’emportent sur les éléments de divergence : DF considère en effet que les deux ecphraseis sont mises au service d’un discours portant sur le statut social de Claudius Étruscus. Il s’agit à chaque fois de souligner la légitimité de son appartenance à l’élite, à travers une mise en évidence de l’excellence de ses goûts et de leur adéquations avec les canons esthétiques de l’époque flavienne. DF souligne notamment qu’un jeu sur la personnification des éléments naturels (marbres et lumière du jour chez Martial, marbres, eau et feu chez Stace) permet à chaque fois de montrer que le luxe des thermes de Claudius Étruscus n’est pas répréhensible : loin de représenter une spoliation impie de la nature, les riches revêtements de marbre sont heureux de rivaliser de beauté et les éléments naturels se prêtent avec joie à la réalisation de cet édifice raffiné. Martial désamorcerait ainsi l’un des topoi exploités par les moralistes : celui qui assimile le luxe à une violence exercée à l’encontre de la nature. Un commentaire ingénieux est également proposé pour rendre compte de la mention, à l’ouverture et à la fin de l’épigramme, d’un certain Oppianus qui mourra sans avoir pris un bain digne de ce nom faute d’avoir prêté attention à l’épigramme : il s’agirait d’une image du lecteur fictif du recueil, un lecteur qui serait peut-être moins attentif aux poèmes de célébration qu’à d’autres textes jugés plus divertissants, mais ce coup de patte final viserait précisément à séduire un tel lecteur par le piquant de la chute proposée. Martial témoignerait ainsi du souci d’allier, au sein d’une même épigramme, l’éloge et le divertissement.
Chapitre 5 : la propriété d’Entellus
Entellus est un affranchi impérial qui a tenu un rôle mal déterminé, mais probablement important au sein de la chancellerie de Domitien. Dans l’épigramme VIII, 68, Martial ne fait aucune allusion aux fonctions de ce personnage, mais célèbre l’une de ses possessions : une vigne protégée par une serre. Répondant par avance aux critiques visant les excès de luxe que représente une telle propriété, Martial s’attache d’abord à valoriser le motif du rus in urbe. L’ecphrasis de la serre unit ensuite la célébration de son utilité à celle de la jouissance que la contemplation de cet édifice transparent procure au regard (DF commente ici les effets d’intertextualité qui lient l’ecphrasis de cette serre à la description ovidienne du corps d’Hermaphrodite plongé dans les eaux transparentes de Salmacis). La fin de l’épigramme présente cette serre comme un lieu où l’artifice l’emporte sur la nature, mais Martial prend à nouveau soin de répondre aux objections éventuelles des moralistes selon lesquelles une telle forme de culture pourrait représenter une entorse aux lois de la nature : bien au contraire, la nature se soumet avec plaisir a l’ ingenium des hommes et consent à ce qu’il modifie l’ordre naturel des choses. À l’instar de Claudius Étruscus, Entellus aurait donc parfaitement assimilé les goûts et les idéaux esthétiques des classes supérieures de la période flavienne et de la période trajane.
Pour conclure, on ne peut donc que recommander vivement la lecture de ce volume très soigné qui intéressera vivement les spécialistes de Martial, les savants qui s’intéressent à la catégorie de l’ epigramma longum, mais aussi tous les spécialistes de l’époque flavienne et notamment ceux qui s’intéressent à son esthétique, à son architecture, à la gestion des uillae, aux problèmes du paysage ou plus largement à l’histoire des idées. DF multiplie, au fil des pages, les rapprochements pertinents avec d’autres textes issus de la prose ou de la poésie, mais il ne s’agit jamais de simples mises en parallèle : DF a en effet l’art de rapprocher les textes pour en examiner toute la différence et les nuances avec, à chaque fois, beaucoup de finesse.