Rédigées par des spécialistes reconnus, la collection “Que sais-je?” offre au grand public des introductions à des penseurs, écoles, courants de pensée ou disciplines. En l’occurrence, Carlos Lévy s’occupe d’un des courants de pensée qui a influencé le plus la philosophie depuis l’époque hellénistique jusqu’à nous jours, et qui se caractérise par une complexité souvent captivante. Cette complexité n’est pas seulement le produit de la subtilité de l’attitude adoptée par les sceptiques et de la profondeur des arguments qu’ils ont élaborés, mais elle tient aussi au fait que le scepticisme a eu une histoire, comme le remarque Lévy dans l’introduction. En d’autres termes, le scepticisme n’a pas été — et n’est pas non plus aujourd’hui — un courant de pensée uniforme ou monolithique. L’exemple le plus clair à l’intérieur du scepticisme antique est probablement celui de Pyrrhon: du point de vue de la perspective pyrrhonienne exposée dans l’oeuvre de Sextus Empiricus, Pyrrhon doit être considéré carrément comme un dogmatique, puisqu’il a fait des affirmations sur ce qui est non évident. C’est cette complexité historique qui mène Lévy à préférer de parler, non pas d’une “tradition sceptique”, mais de différentes traditions dont le scepticisme est le produit, à savoir le pyrrhonisme originel, la tradition néo-académique et le néo-pyrrhonisme. De ce point de vue, ce serait donc une erreur de parler d’ un courant de pensée, et l’on devrait plutôt dire que le terme “scepticisme” en désigne plusieurs. Mais se pose alors la question de savoir si une telle désignation n’est qu’une convention linguistique et que seul l’un des courants mérite le nom, ou si, au contraire, il y a un noyau commun qui permettrait de caractériser comme “sceptiques” non seulement les trois traditions anciennes mais aussi les positions modernes et contemporaines qui sont ainsi désignées. Dans le premier cas, on devrait être capable de justifier un choix qui serait regardé comme contestable et arbitraire par d’autres. Dans le second cas, on aurait à éviter de définir un tel noyau d’une manière trop large qui justifierait, comme il arrive des fois, l’application du nom à des positions philosophiques qui sont non sceptiques et même anti-sceptiques. En ce moment, je ne peux que poser cette difficile question, sans tenter d’y répondre.
Outre une introduction, le livre consiste en cinq chapitres, une conclusion et des références bibliographiques mentionnant quelques textes et études clés. Les quatre premiers chapitres sont consacrés au scepticisme antique. Le premier traite de Pyrrhon et de ses successeurs immédiats. Lévy se montre favorable à l’interprétation de la pensée de Pyrrhon donnée par Marcel Conche,1 selon laquelle il aurait proposé une “philosophie de l’apparence” qui consisterait à ruiner l’ontologie en substituant l’apparence à l’être. Ceci signifie que l’apparence n’est pas la manifestation de l’être, mais apparence pure; elle ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même. Pyrrhon aurait voulu miner la philosophie dans sa recherche de ce qui est constant et aurait adopté, le premier, une position nihiliste. Suivant cette interprétation, Lévy affirme que la parole pyrrhonienne “n’est pas le reflet partiel de la contradiction des phénomènes, mais la proclamation qu’il n’existe rien d’autre que des phénomènes contradictoires” (p. 19).
Le deuxième chapitre est consacré aux représentants de l’Académie dite sceptique, à savoir Arcésilas, Carnéade, Clitomaque, Métrodore, Charmadas et Philon de Larissa. Lévy s’oppose vivement à l’interprétation selon laquelle les néo-académiciens ont dogmatiquement soutenu qu’il est impossible de savoir, “puisque Arcésilas et Carnéade ont affirmé avec la plus grande fermeté qu’ils n’avaient pas la certitude de l’ignorance universelle” (p. 22). En ce qui concerne la critique de la phantasia katalêptikê par Arcésilas et son utilisation de l’ eulogon comme critère d’action, Lévy adopte une position intermédiaire entre les interprétations dialectique et non exclusivement dialectique, respectivement proposées par Pierre Couissin et Anna Maria Ioppolo: Arcésilas a employé le langage stoïcien “mais pour dire autre chose que les Stoïciens; il a repris leurs concepts, non leur pensée” (p. 35, voir aussi p. 38).
Pour sa part, le troisième chapitre examine le néo-pyrrhonisme d’Énésidème et de Sextus Empiricus ainsi que la relation entre scepticisme et médecine. Énésidème a été le premier à caractériser son attitude comme “sceptique” — ni Pyrrhon et ses successeurs ni les néo-académiciens ne se sont donné à eux-mêmes le nom de “sceptiques”. Lévy observe justement que, dans le scepticisme d’Énésidème s’opère une articulation difficile entre le pyrrhonisme et la position néo-académique. Le chapitre offre aussi une vue d’ensemble utile sur l’oeuvre de Sextus.
Finalement, le quatrième chapitre s’occupe de trois auteurs anciens (Cicéron, Philon d’Alexandrie et Augustin) qui ont transmis en latin la pensée des sceptiques — notamment celle des néo-académiciens — ou qui ont fait un usage non sceptique d’arguments sceptiques en les mettant au service de la foi. La création par Cicéron d’un vocabulaire philosophique en latin a eu des conséquences importantes pour la transmission de la pensée sceptique, puisque la traduction de certains termes grecs clés a impliqué des changements sémantiques considérables. C’est le cas de la traduction de pithanon comme probabile et d’ eulogon comme verisimile. Philon est présenté comme un précurseur du fidéisme pour son utilisation d’arguments sceptiques comme moyen de dévaloriser la raison au profit de la foi. Quant à Augustin, Lévy se réfère au fait que, dans le Contra Academicos, celui-là cherche à réfuter philosophiquement le scepticisme des néo-académiciens mais les attribue aussi un dogmatisme ésotérique qui montre que leur scepticisme n’est qu’apparent.
Ces quatre premiers chapitres constituent la meilleure partie du livre. Ceci dit, je voudrais faire quelques remarques critiques avant d’aborder le dernier chapitre de l’ouvrage. Tout d’abord, il me semble que Lévy (p. 16) prend trop au sérieux l’anecdote, rapportée par Diogène et dont la source est Antigone de Caryste, selon laquelle Pyrrhon n’évitait pas les chariots, les chiens ou les précipices, et se tirait d’affaire grâce à l’aide de ses amis (Diogène Laërce L IX 62). Même si l’on peut bien attribuer à Pyrrhon une attitude détachée, cette anecdote extravagante semble être plutôt une exagération ou une parodie de l’indifférence qui lui est attribuée par nos plus importants témoignages.2
Ma deuxième remarque concerne le ferme rejet, par Lévy, de l’interprétation selon laquelle “la Nouvelle Académie aurait affirmé dogmatiquement l’incapacité de savoir, tandis que le pyrrhonisme, lui, aurait rejeté jusqu’à cette affirmation” (p. 22). On peut se demander si les passages où Sextus attribue une telle position à certains néo-académiciens sont vraiment objectifs ou désintéressés ( Pyrrôneioi Hypotypôseis [ PH ] I 3, 226). Mais il y a aussi un passage des Académiques — que Lévy lui-même cite (p. 24) — où Cicéron observe que, selon Arcésilas, rien ne peut être su, même pas cet énoncé ( Acad. I 45). Il paraît clair que, du point de vue d’un néo-pyrrhonien, ceci constitue une assertion dogmatique sur laquelle il est contraint de suspendre son jugement. En d’autres termes, ce passage semble attribuer un type de dogmatisme négatif à Arcésilas,3 puisqu’il nie toute possibilité de savoir. Un néo-pyrrhonien dirait probablement que le fait d’étendre une telle impossibilité à l’affirmation même qui l’exprime ne modifie en rien son caractère dogmatique et ne montre que la radicalité de la négation de notre capacité de connaître. Donc, il semble que, si l’on accepte l’exactitude historique du passage cicéronien, la distinction entre la Nouvelle Académie et le pyrrhonisme que Lévy rejette n’est pas sans fondement.
En exposant la pensée d’Arcésilas, Lévy fait référence à la description de cet académicien faite par Ariston: “Devant Platon, derrière Pyrrhon, au milieu Diodore” (Diogène Laërce IV 33, PH I 234). En expliquant cette image qui parodie la description homérique de la chimère, Lévy souligne que, “contrairement à ce qui a été affirmé par Sextus Empiricus, ce vers ne signifie pas qu’Arcésilas aurait pratiqué un dogmatisme ésotérique”, mais que son platonisme n’était qu’apparent (p. 26). Si l’on s’en tient au contexte du passage sextien auquel Lévy se réfère ici ( PH I 234), on remarque aisément que Sextus est en train de rapporter ce que d’autres disent sur Arcésilas, et qu’il ne semble pas faire confiance à cette interprétation ésotérique de sa pensée. Bien plus, Sextus dit explicitement que, à ce qu’il lui semble, le mode de pensée d’Arcésilas et celui des pyrrhoniens sont presque identiques ( PH I 232).
Pour Lévy, les témoignages d’Ariston et de Timon — qui accusa Arcésilas d’avoir plagié Pyrrhon — n’ont qu’une seule explication: ils ont voulu, pour des raisons opposées, disqualifier en l’accusant de plagiat, une accusation habituelle dans le milieu des écoles philosophiques. Mais la coïncidence entre ces deux témoignages ne montrerait-t-elle pas plutôt que l’on repérait certains points de contact entre la pensée de Pyrrhon et celle d’Arcésilas — même si l’on accepte qu’il s’agit d’une ressemblance superficielle (cf. p. 27)?
Concernant la portée du scepticisme d’Arcésilas, Lévy propose une thèse assez surprenante. D’après lui, chez l’académicien il n’y a pas nécessairement un rejet de la métaphysique, car “en affirmant la faiblesse de l’intellect humain, Arcésilas laissait exister en creux la possibilité, jamais explicitement assumée, que ce qui n’était pas possible pour l’âme dans ce monde le fût ailleurs” (p. 29). Malheureusement, il ne fait référence à aucun texte à l’appui d’une telle interprétation. À ma connaissance, il n’y en a aucun qui puisse la justifier, ce qui d’ailleurs Lévy semble reconnaître par la phrase “jamais explicitement assumée”. De plus, d’un point de vue purement logique, la seule reconnaissance de la faiblesse de notre intellect n’implique aucune vue métaphysique.
Une dernière remarque concerne la traduction du terme pithanos. En exposant la position de Carnéade, Lévy observe que ce mot-là “est généralement traduit en français, faute de mieux, par ‘probable’ ou ‘vraisemblable'” (p. 43). Bien qu’il reconnaisse que parler du “probabilisme” de Carnéade est impropre, il parle du probable et de la probabilité quand il fait référence à l’interprétation de la pensée de Carnéade proposée par Clitomaque (p. 46, voir aussi pp. 60, 87) et même du probabilisme de la Nouvelle Académie (pp. 68, 119). Ceci est bizarre particulièrement parce que deux fois Lévy traduit correctement le terme grec par “persuasif” (pp. 44, 73), ce qui montre d’ailleurs qu’il y a une autre traduction disponible en français.
Le cinquième chapitre du livre examine la pensée de certains penseurs, du Moyen Âge à nos jours. Il traite, entre autres, des positions de Jean de Salisbury, Sanchez, Montaigne, Le Mothe La Vayer, Descartes, Bayle et Hume. La disproportion entre cette partie du livre et celle consacrée au scepticisme antique s’explique sûrement par le fait que Lévy est un expert en philosophie antique. Peut-être pourrait-on dire à sa faveur qu’un livre qui se propose d’offrir une brève présentation générale du scepticisme doit consacrer la plupart de ses pages à un examen des origines de la pensée sceptique, surtout si l’on tient compte du fait que le scepticisme antique a exercé une influence décisive sur la philosophie et moderne et contemporaine. Il doit tout de même être noté que le dernier chapitre, censé traiter aussi du scepticisme à nos jours, ne consacre qu’une vingtaine de lignes aux positions d’Unger, de Pierce, de Quine et de Putnam. On pourra s’étonner de l’absence de toute référence à l’influence cruciale exercée par le pyrrhonisme transmis par Sextus sur la philosophie contemporaine: on aurait par exemple aimé au moins une référence au scepticisme gnoséologique de Robert Fogelin4 et au scepticisme éthique de Walter Sinnott-Armstrong,5 qui caractérisent eux-mêmes leurs positions comme néo-pyrrhoniennes. Outre cette appropriation actuelle d’éléments pyrrhoniens, on aurait aussi pu souhaiter un bref traitement du débat gnoséologique contemporain sur la possibilité de justifier nos croyances qui est centré sur la discussion du soi-disant “trilemme d’Agrippa”.6 Ce trilemme utilise trois des cinq modes agrippiens: ceux qui se basent sur la régression à l’infini, sur la réciprocité et sur l’hypothèse. On se demande si le manque de telles références nécessaires pour se faire une idée plus nette du scepticisme contemporain n’est pas dû à des considérations d’espace ou au fait qu’il est extrêmement difficile d’offrir un aperçu du scepticisme de l’Antiquité à nos jours. Mais quoi qu’il en soit, une référence rapide aux auteurs et aux discussions contemporains que j’ai mentionnés aurait montré encore bien plus clairement qu’en effet, “adopté, amendé ou réfuté, le scepticisme continue de hanter intensément toute la philosophie analytique” (p. 119).
Faire des critiques à un livre est certainement beaucoup plus facile et plus confortable que de l’écrire. Je suis pleinement conscient que rédiger un ouvrage visant à présenter une introduction à un sujet aussi complexe que le scepticisme demande une connaissance profonde des textes et des problèmes qu’ils suscitent. Lévy accomplit cette difficile tÂche d’une manière enviable en ce qui concerne le scepticisme antique, et offre aussi un aperçu très utile du scepticisme moderne. C’est pourquoi ce livre est un excellent point de départ pour ceux qui voudraient s’initier à l’histoire du scepticisme, tout en offrant en même temps un traitement intéressant pour les spécialistes.7
Notes
1. M. Conche, Pyrrhon ou l’apparence (Paris: PUF, 1994, 2éme ed.).
2. Pour une analyse des différentes anecdotes sur Pyrrhon, voir R. Bett, Pyrrho, his Antecedents, and his Legacy (Oxford: Oxford University Press, 2000), 63-84.
3. Ou plus précisément, comme dirait Jonathan Barnes, un type de “métadogmatisme” négatif.
4. R. Fogelin, Pyrrhonian Reflections on Knowledge and Justification (New York: Oxford University Press, 1994).
5. W. Sinnott-Armstrong, Moral Skepticisms (New York: Oxford University Press, 2006).
6. Voir, e.g., P. Klein, “Contemporary Responses to Agrippa’s Trilemma”, and Markus Lammenranta, “The Pyrrhonian Problematic”, in J. Greco (ed.) The Oxford Handbook of Skepticism (New York: Oxford University Press, 2008).
7. Je tiens à remercier Valérie Cordonier d’avoir corrigé mon français. Je remercie aussi un éditeur de BMCR pour ses suggestions.