En Mars 2003, à Birmingham, s’est tenu un symposium, dans le sens le plus hellénique du terme, réunissant de nombreux byzantinistes autour du thème l’alimentation. Plusieurs surprises émaillèrent cette réunion scientifique, à commencer par des dégustations culinaires, mais surtout par un vibrant hommage au professeur A.A.M. Bryer.
La présentation et l’organisation de l’ouvrage sont on ne peut plus classiques et sans faute majeure ; ces actes s’ouvrent sur l’index, les abréviations bibliographiques, les listes de figures (nombreuses et choisies à bon escient) et tableaux (un seul, au demeurant). Puis une préface succincte (mais on ne demande rien de plus long) introduit un éloge (une hagiographie ?) du professeur A.A.M. Bryer, la liste de ses publications depuis 1956 jusqu’à la veille du colloque (2007) et une bien mauvaise photo de ce dernier
La première section de l’ouvrage est donc consacrée à un tribute du professeur Bryer par ses anciens élèves, collègues et amis : Joseph A. Munitiz, Judith Herrin, Rosemary Morris, John Haldon, Margaret Mullett, Catia Galatariotou.
On rentre (enfin) dans le vif du sujet dans la deuxième section, consacrée aux côtés pratiques de l’alimentation byzantine.
Dionysios Stathakopoulos se penche ainsi sur la transformation des matières premières en aliments consommables, fabrication de l’huile d’olive et minoterie, confrontant données archéologiques, ethno-archéologiques et textes d’époque, notamment Vitruve ou le Geoponikon d’Agapios Landos, un moine crétois du Mont Athos au 17ème siècle.
Michael Grünbart s’intéresse aux denrées périssables et à leur conservation dans un cadre strictement privé ; il s’agit probablement d’une des meilleures communications de l’ouvrage. Prenant appui sur des découvertes archéologiques récentes (deux maisons byzantines de Pergame et de Corinthe), il explique que les pithoi enterrés permettaient le stockage d’environ 1000 litres d’aliments (vin, fruits, grains, eau) et que leur enterrement, justement, ne laissant persister qu’une faible ouverture, rendait facile leur obstruction et les protégeait des animaux fouisseurs (rongeurs en tout premier lieu). Néanmoins, l’importance des dégâts provoqués par les souris et les rats, mais aussi les conséquences sanitaires de leur prolifération (typhus, peste) sont rappelées. Pour empêcher les proliférations bactériennes et éviter aux fruits de se gâter, le séchage était de règle : raisins, figues, bien sûr, mais aussi épices. Dans d’autres circonstances, les plantes peuvent être transportées en pot, sur pied, d’un endroit à l’autre ; ce fut par exemple le cas lorsque Jean Tzetzes se fit apporter en 1157 un plant de myrte depuis la Mer Noire jusqu’au monastère de Pantocrator à Constantinople pour traiter sa broncho-pneumopathie ( orthopnoia). La conservation de la viande par la glace ou la neige était exceptionnelle ; l’habitude était plutôt de garder la viande sur pied, c’est-à-dire de ne tuer la bête qu’au moment de débiter la viande et de la consommer sur le champ (et de même pour le poisson). Nous pourrions rajouter que cette co-existence permanente entre humains et animaux, jusque dans les lieux mêmes d’habitation (Jean Tzetzes, 18), était à l’origine d’échanges de germes permanents, avec des conséquences sanitaires fâcheuses. Le fumage était inconnu, mais un salage accompagné d’un dessèchement de la viande pouvait enfin avoir lieu ; si le salage avait été trop important, on lavait la viande dans l’eau. Le lait était transformé immédiatement en fromage ou beurre, facilitant sa conservation, son stockage et son transport. Quant au pain, sa cuisson pouvait être parfois incomplète (pour des raisons d’économie), avec des risques sanitaires immédiats ; l’anecdote du pain empoisonné car mal cuit est d’ailleurs le prétexte d’un miracle de Théodore de Sykéon.
Andrew Dalby décrit ensuite quelques plantes aromatiques alors en usage : ambre gris (sécrétions digestives de cachalot récupérées sur les côtes de l’Océan Indien, comparable au musc), storax (une résine comparable au mastic, au térébinthe, au laudanum ou au lentisque), jasmin (de type Jasminum officinale et Jasminum sambac) et bois de santal ( Santalum album).
Johannes Koder reprend le sujet du salage de la viande et s’interroge sur la fréquence de cette préparation culinaire. Il insiste également sur le fait que l’aliment de base de la cuisine byzantine est le pain, avec toutes les connotations religieuses accompagnant le psomin. Le sommaire du calendrier diététique de Hiérophilos est repris, indiquant des listes d’aliments, non pas interdits, mais déconseillés à telle ou telle période de l’année, pour des raisons autant médicales que religieuses (iatrosophique, à vrai dire), peut-être influencées par un relatif bon sens sanitaire.
La troisième section (annoncée par erreur deuxième section, page 73), est contrée sur le type d’habillement qui préside aux repas.
Simon Malmberg analyse l’expression de la légitimité impériale dans les banquets byzantins. Plusieurs angles d’approche sont évoqués dans ce résumé de sa thèse d’université (Uppsala, 2003) : figurations et évocations des territoires et spécificités de l’empire sur la vaisselle, générosité d’offrande du banquet reprenant les vertus principales de l’idéologie impériale ( providentia et liberalitas), accessibilité toute relative sans atteinte de son prestige et de sa retenue, ordre de préséance au triclinium (avec deux figures explicatives pages 90 et 91 tout à fait pertinentes pour comprendre la hiérarchie des emplacements) et acclamation religieuse.
Dimitri Korobeinikov développe les réceptions de sultans à la cour de Constantinople, et notamment celle de Ghiyath al-Din Kay-Khusraw I en 1200, décrite initialement par Ibn Bibi.
Alice-Mary Talbot s’intéresse aux repas dans les monastères byzantins, notamment leurs contextes rituel, diététique et liturgique. Son analyse s’appuie notamment sur l’architecture et l’organisation des trapeza de Nea Moni (Chios) et de la Grande Lavra (Mont Athos). On retiendra particulièrement l’isolement au réfectoire vécu comme une punition de la part du reste de la communauté.
Marlia Mundell Mango livre ensuite une étude sur la fonction de l’argent (métal) dans les repas byzantins en triclinium, s’appuyant sur les pièces d’orfèvrerie du trésor de Sevso. La réutilisation d’objets antiques et le détournement de leur iconographie sont ainsi détaillés. Le mode d’usage des samovars avec quelques comparaisons archéologiques sont également présentés accompagnés de figures claires et didactiques. Il est dommage que dans cet article n’apparaissent pas quelques données sur la composition élémentaire des plats et sur la contamination alimentaire potentielle par des polluants et impuretés métalliques (plomb, arsenic, mercure) ; les conséquences sanitaires de tels contenants auraient été un ajout substantiel et auraient complété le caractère pratique de l’analyse.
La quatrième section se penche sur l’idéologie et les représentations.
Avec un titre volontiers provocateur (“Qu’est-ce qui était kasher à Byzance ?”) Barbara Cristini offre une analyse sur la propreté et la pureté des aliments dans ce contexte chrono-culturel. Son discours est avant tout appuyé par des textes liturgiques et religieux au sens large du terme, rapportant des interdits alimentaires et des recommandations d’ordre sanitaire.
Cette perspective hygiéno-diététique est développée par Antony Eastmond et Liz James, puisqu’ils analysent les conséquences médicales et pathologiques (mais également religieuses, le Paradis n’étant atteint qu’à force d’abstinences) d’un régime alimentaire perturbé. Sont ainsi passés en revue de nombreux individus punis d’avoir trop mangé ou trop bu : obésité, arthrose, troubles neuro-psychiatriques, gloutonnerie, etc. Les désordres physiques répondent, comme on pouvait s’y attendre, à des déviances morales qui condamnent l’individu, y compris dans le monde des morts.
Joanita Vroom décrit ensuite l’évolution des figurations de la Cène en concentrant son étude sur la table et la répartition des individus ; une correspondance permanente est établie entre artefacts archéologiques et données iconographiques (fresques, mosaïques, miniatures, ivoires sculptés).
Angeliki Lymberopoulou analyse également les figurations de la Cène, mais centre son sujet sur les peintres fresquistes de l’école créto-vénitienne au 14ème siècle, avec des correspondances archéologiques et iconographiques tout autant pertinentes, notamment pour les petits contenants.
Une cinquième section précise les rapports entre nourriture et sacré, avec deux présentations de Mary B. Cunningham et Patricia Karlin-Hayter. Cette partie aurait raisonnablement pu être fusionnée avec la quatrième, certains sujets étant fortement liés, voire se recoupant (notamment le Thetokos).
Enfin, une sixième section, tout à fait originale, explore les liens entre les mondes byzantin et lointains : exportation du vin en Angleterre en partant d’une citation shakespearienne (Jonathan Harris) et une passionnante analyse sur les mentions chinoises se rapportant à la nourriture byzantine (par Chen Zhiqiang) ; cette dernière étant, par son caractère trans-culturel, probablement l’une des plus originale et fournie de tout le volume.
Suit un index au sein duquel sont mêlés noms de lieux, de personnes et mots-clés, sans que la lisibilité en soit amoindrie.
Au total, il s’agit d’un volume de grande qualité, réunissant des communications d’un haut niveau, présentées de façon claire et souvent originale. Il arrive à la suite d’autres séminaires publiés dans la même série, explorant tour à tour les différents champs du monde byzantin (rhétorique, transports, orthodoxies, etc.). Un seul regret, néanmoins, à l’issue de la lecture de cet ouvrage : il est dommage de n’avoir pas assez fait appel aux disciplines connexes de l’archéologie (botanistes, archéo-zoologues, paléo-parasitologues, anthropologues, paléopathologistes, etc.). Le débat en aurait été considérablement enrichi, avec des correspondances nécessaires entre disciplines de laboratoire, de terrain et universitaires (aucune d’entre elles n’étant négligeable).