Le livre de Saverio Gualerzi comporte une note bio-bibliographique sur Ovide, suivie d’une introduction (Donne sull’orlo della crisi di nervi) qui précède l’étude articulée en cinq chapitres, suivie d’un appendice (il valore della tessitura nel mondo classico) sur lequel je reviendrai à la fin du compte-rendu et du texte bilingue (latin/italien) de la première lettre des Héroïdes que Pénélope adresse à Ulyssse. On regrettera l’absence d’un index, compensé partiellement par la clarté des notes en bas de pages.
L’organisation rigoureuse de l’ouvrage nous montre clairement la méthode avec laquelle l’auteur va procéder pour mener son enquête sur les représentations littéraires de Pénélope tout au long de l’arc chronologique qui va d’Homère à Ovide, dans le but d’expliciter, autant que faire se peut, les liens de sa poétique avec la réalité historique ou biographique. Selon l’auteur, rares sont les lecteurs d’Homère qui ont su, comme Ovide, pénétrer les ruses tramées par Pénélope (et donc par Homère) pour atteindre l’essence de cette figure féminine immortelle qui avait été privée de ses traits caractéristiques pour être assimilée à une simple matresse de maison. En réalité, la fille d’Icare, bien que dénuée des atouts classiques de la femme dans l’antiquité, qui sont la beauté physique et la capacité de séduction, apparaît finalement comme une femme complexe et très réelle qui, sans être vraiment veuve était cependant considérée comme telle sous certains aspects et jouissait ainsi d’une part des prérogatives et privilèges d’une reine et pouvait d’autre part être librement courtisée sans encourir de blâme de la société. Vivant dans un univers dominé par les hommes sans en être l’esclave, Pénélope réussit à les tenir à distance par une gestion très astucieuse des vertus mêmes que l’homme avait imposées à la femme : la chasteté, la fidélité et la pudeur. Et même si, à la fin, Pénélope devra se soumettre à nouveau à son époux, les nombreuses années de régence qu’elle a assurées seule constitueront une victoire admirable d’une femme dans un contexte social archaïque où leur rôle est dêtre soumise au père, au mari et même au fils.
Si l’auteur s’attarde à rechercher un à un les traits de la “vraie” Pénélope homérique (I. Penelope in Omero : la bruttina stagionata), c’est parce qu’il estime que c’est indispensable pour comprendre pleinement les phases du processus créatif réservé par Ovide à ce personnage à travers son oeuvre. L’élimination de toute ambiguité et de tout réalisme de la figure de Pénélope se réalise à l’époque augustéenne (II. Penelope e l’età augustea), qui fait de la femme d’Ulysse le symbole de la fidélité conjugale et des vertus féminines destiné à servir de modèle à la “matrona” romaine; dans sa première production littéraire (III. Penelope e Ovidio), Ovide aussi cèdera à cette tendance et fera parler, dans les oïdes, une Pénélope souffrante et soumise au servitium amoris vis-à-vis de son époux qui toutefois n’est pas totalement exempte de l’ambiguité du modèle homérique. Avec l’exil, tout change, et Pénélope aussi. Ovide identifie sa propre épouse à Pénélope (tout comme il s’identifie lui-même à Ulysse) dont il exalte les vertus qu’il voudrait voir son épouse posséder dans la réalité (IV. Ovidio e sua moglie. C’eravamo tanto amati). Mais quand l’idylle s’achève alors que dure toujours la relegatio, les deux figures féminines changent et la perte de l’estime de sa femme entraîne du même coup une dépréciation de l’épouse d’Ulysse qui perd les traits de la “matrona” fidèle et dévouée et réapparaît sous son vrai jour : celui de la femme experte dans l’art de la tromperie ( pudica fraus). Ovide, cependant, ne s’attardera pas sur cette Pénélope “retrouvée” mais il la passera volontairement sous silence comme il passera sous silence le nom de son épouse qui n’avait pas su mériter, en fin de compte, d’être célébrée par sa poésie. Pire encore : les derniers personnages féminins que le poète exilé choisira de citer, en association avec Ulysse, sont Calypso et les sirènes, les femmes tentatrices qui cherchaient à détourner Ulysse de la couche conjugale et qui se profilent, dans les derniers écrits d’Ovide, comme les rivales explicites de l’épouse légitime (V. Conclusioni su Penelope e Ovidio).
Ainsi, la représentation de Pénélope dans les oeuvres d’ Ovide suit un parcours totalement inverse par rapport à l’évolution d’Ovide lui-même qui, de chantre de l’amour libre et de la séduction dans les premières oeuvres, se transforme, durant l’exil, en un poète pudique, fidèle et hostile à l’idée même d’adultère. Saverio Gualerzi montre que l’enquête qu’il a brillamment menée en profondeur sur les héros et les héroïnes créés par Ovide n’est pas une simple contribution de caractère esthétique mais constitue un apport indispensable pour étudier la conception qu’Ovide avait du monde dans lequel il vivait.
Dans l’appendice, l’auteur revient sur la tromperie dont il a parlé de manière marginale dans son livre et qui concerne le linceul de Laërte que Pénélope tisse le jour et défait la nuit. Le travail de tissage dans tous ses aspects distingue de manière indiscutable, depuis Homère, les activités du genus masculin de celles du genus féminin et l’on retrouve cette caractérisation à l’époque romaine où elle correspond à tracer l’image de la casta matrona; dès lors, tout refus de tisser équivaut chez les femmes à un refus des règles de la communauté (c’est le cas des nymphes et des amazones) qui donnent lieu à des affrontements violents entres les deux sexes. Gualzeri conclut en montrant que le caractère essentiellement féminin de cette activité en constitue également le danger et l’écheveau ou la toile ne sont pas uniquement des instrument de tromperie dans les mains féminines mais peuvent servir à tramer des complots et même à perpétrer des meurtres.