BMCR 2008.05.14

Bacchus. Figures et pouvoirs

, Bacchus : figures et pouvoirs. Histoire ; 32. Paris: Les Belles lettres, 1995. 230 p. : illustrations ; 22 cm.. ISBN 2251380299. €28.00.

Depuis son étude de l’affaire des Bacchanales,1 l’historien et archéologue J.-M. Pailler s’est acheminé jusqu’à cet ouvrage, Bacchus. Figures et pouvoirs, concrétisation de plusieurs années de recherche. Autant dire d’emblée que ce livre est un livre important, de ceux qui deviennent une référence incontournable dans le domaine de l’histoire antique. Il ne constitue cependant pas une monographie sur Dionysos-Bacchus et l’histoire de son culte. Il vise à démontrer que l’affaire des Bacchanales qui éclata à Rome en 186 av. J.-C. fut le point d’aboutissement d’une évolution permanente, depuis le Ve siècle, d’un dionysisme commun au monde grec et étrusque. Par sa démarche, cet ouvrage intéressera tous les antiquisants qui, dans leurs études, ne se bornent nullement au seul fait religieux et encouragent à élargir les perspectives, explorant par là les domaines sociaux, politiques et étendant l’arc chronologique et l’aire géographique de leurs études. Le livre se compose de deux parties (“L’aventure bachique : parcours et figures” [pp. 21-104] et “Les Bacchantes en Italie” [pp. 105-192]), chacune regroupant plusieurs chapitres, sans oublier une Introduction et une Conclusion, une bibliographie indicative et sept illustrations. Un seul regret sur la conception du livre : l’absence d’index en fin de volume.

La première partie (“L’aventure bachique : parcours et figures”) s’attache à démontrer que, tout au long de l’Antiquité, le dionysisme a su s’assagir et renaître de façon périodique. L’auteur insiste ainsi sur la dynamis de Bacchus, une dynamique qui consiste à effacer les frontières, à surgir là où personne ne l’attend, à se montrer sous diverses figures et se manifester par de multiples pouvoirs. Cette dynamique est une des origines de l’affaire des Bacchanales de 186 av. J.-C. Dès le début de l’époque classique, Bacchus se présente comme un “dieu biface” (p. 37). Assagi, il est toujours prêt à (re)bondir. Cette particularité s’inscrit dans les récits mythiques de l’introduction de la vigne et du vin en Attique. Cérès-Déméter et Dionysos-Bacchus, divinités parèdres, règnent respectivement sur la civilisation des céréales et celle du vin. Mais alors que le blé est entièrement du côté de la culture, le vin, lui, est plus ambigu. Consommé pur, non dilué à l’eau, le vin recèle une forme d’extrême sauvagerie. Ce n’est que dans un second temps que Bacchus apprend aux hommes à “apprivoiser”, à domestiquer cette boisson, grâce au mélange et dans le cadre bien défini et codifié des rituels religieux. C’est ainsi que le dieu permet à l’homme de passer du bios agrios au bios heménos, apparaissant alors, au même titre que Déméter, comme un civilisateur bienfaiteur dans les Bacchantes d’Euripide et, plus tard, dans la Bibliothèque de Diodore de Sicile. Toutefois, le vin reste un pharmakon, à la fois remède et poison. A l’ambivalence de la boisson répond celle de Dionysos, dieu civilisateur mais aussi dieu thébain bondissant, voyageur, conquérant, initiateur de la transe bachique, dieu qui apparaît là où personne ne l’attend. Partout où il passe, Dionysos-Bacchus l’immaîtrisable, inquiète et interpelle.

Bacchus, dieu des passages, est insaisissable: voici ce que J.-M. Pailler démontre clairement dans son approche des domaines d’intervention du dieu selon une organisation obéissant aux lois verticales. Tout d’abord le monde souterrain, puis son opposé, les cieux, enfin, le monde intermédiaire, celui des hommes, sur terre. L’aptitude de Dionysos/Bacchus à se diffuser s’explique en partie à travers l’imagerie dionysiaque qui a cette particularité de mettre davantage en avant l’esprit bachique que Bacchus lui-même. En ce sens, l’étude de l’antre, à travers les sources antérieures à Auguste est particulièrement révélatrice. L’auteur prend ici position face aux tentations réductrices de certains historiens qui ont appréhendé l’antre bachique selon une conception “prédéistique”. Selon lui, la grotte n’était pas sacrée par essence, naturellement, mais plutôt au contact du dieu. En choisissant l’antre pour y accomplir les rituels en l’honneur de Bacchus, les fidèles choisissaient un décor qui convenait au dieu, qu’ils décoraient et qui devenait sacré en s’imprégnant d’une ambiance bachique. On comprend alors aisément que les salles à décor bachique de Bolsena (Etrurie) (dont il est question dans la deuxième partie) aient été détruites lors de la répression des Bacchanales. Elles pouvaient s’apparenter à l’antre souterrain qui était un lieu de dévotion bachique. Tite-Live et le sénatus-consulte de 186 précisent bien que les sanctuaires bachiques furent les premières cibles de la répression, avant les groupes et leurs rites bachiques. Bacchus est également lié au monde des cieux et plus particulièrement à la lumière. A l’époque archaïque, l’opposition lumièréténèbres se retrouve à la racine de l’organisation grecque du temps et de l’espace. A l’époque classique, Dionysos était lié à la lumière nocturne (celle des torches de ses mystères) mais aussi à la lumière solaire. Dès le IVe siècle et durant l’époque hellénistique, sous l’influence orphique, Dionysos fut associé à un dieu solaire (Phanès, Hélios). Les sources témoignent du fait que les Etrusques ont progressivement associé Bacchus (sous les noms de Fufluns ou Pakha) et le Soleil (sous le nom de Catha). Fufluns, d’abord lié au vin puis aux femmes, devint un dieu chthonien et psychopompe, aidant au passage entre le monde souterrain et les cieux. C’est en ce nom qu’il était associé à Catha. Du IVe au début du IIe siècle av. J.-C., la Grande Grèce et l’Etrurie ont vu simultanément apparaître un dionysisme à la fois funéraire et astral. Enfin, l’univers bachique se manifeste sur la terre des hommes. L’iconographie des oscilla, plaques de marbre sculptées suspendues entre les colonnes du péristyle des domus, font référence non pas à Bacchus lui-même mais à ses dévots et à ses instruments de musique. Outre leurs motifs, les oscilla étaient imprégnés de l’univers bachique du simple fait qu’ils étaient suspendus dans des lieux de passage, effaçant ainsi les frontières. Ils évoquaient un Bacchus, dieu des jonctions, présidant au passage du monde des vivants au monde des morts.

Au terme de cette première partie, l’auteur est parvenu à décrire et capter la nature de Dionysos-Bacchus, dieu aux figures et pouvoirs multiples. Il est immaîtrisable. Il bondit, rebondit. Voilà la dynamique de ce dieu ambivalent qui ne se laisse que difficilement approché mais qui laisse des traces sur son passage en révélant les besoins et les angoisses des hommes.

La seconde partie de l’ouvrage (“Les Bacchantes en Italie”), très complémentaire de la première, se propose de démontrer que l’affaire des Bacchanales de 186 av. J.-C. fut le résultat d’un héritage venu de Thèbes, de Grande-Grèce et d’Etrurie. La preuve d’une véritable filiation vient de l’inscription du Ve siècle av. J.-C. retrouvée à Cumes sur la face interne d’une plaque tombale. Ce document nous apprend que la sépulture était interdite dans cette cité grecque d’Italie du Sud à ceux qui n’étaient pas bebaccheuménos, en d’autres termes, ceux qui n’avaient pas été “fait bacchant”, initiés aux rites bachiques de leur vivant. Le bebaccheuménos aurait porté des signes vestimentaires signalant son intégration, de son vivant, au thiase dionysiaque. L’auteur établit alors d’intéressants parallèles, en terrain étrusque, avec l’iconographie du sarcophage de Tarquinia datant du IVe siècle. Depuis l’époque classique, en Campanie comme en Etrurie, le dionysisme apparaît tout à la fois initiatique et funéraire. En se basant notamment sur les feuilles d’or funéraires thessaliennes (IVe siècle av. J.-C.), l’auteur tente alors de démontrer l’existence d’une corrélation entre dionysisme et orphisme.

Les pages du chapitre suivant ont été publiées douze ans avant cet ouvrage2 et annonçaient celle de Bacchanalia publié en 1988 (cf. n. 1). Malgré l’abondance des testimonia littéraires, épigraphiques et archéologiques dont ils disposent, les historiens sont loin d’avoir élucidé tous les aspects de l’affaire des Bacchanales de 186 av. J.-C. La sévère répression des Bacchanales fut-elle légitime ou démesurée? Peut-on faire entièrement confiance au récit de Tite-Live? J.-M. Pailler insiste sur la nécessité de replacer l’affaire des Bacchanales dans un ensemble plus vaste : le rôle de la deuxième guerre punique mais aussi la possible influence de la Campanie et de Tarente en Grande Grèce, de l’Etrurie et de l’Egypte. Il souligne également l’importance d’une analyse de l’affaire dans le contexte général de l’histoire romaine de l’époque (politique, religieuse, civique et familiale). Ce souci d’élargissement de la problématique pousse l’auteur à ne pas appréhender l’affaire dans le seul cadre bachique. A cet égard, il prend d’abord en considération les rapports existant entre le dionysisme, l’éleusinisme et l’orphico-pythagorisme. La découverte archéologique des salles souterraines à décors bachiques de Bolsena en Etrurie (datant probablement des années 200) a permis certains éclaircissements: contrairement à ce qu’a pu penser M. R. Turcan, des liens ont bien existé entre dionysisme, orphico-pythagorisme et religions orientales dans l’Italie hellénisée des III-IIe siècles av. J.-C. Quel que fut son lien avec l’orphisme, l’Italie méridionale a bel et bien connu un dionysisme initiatique funéraire dès l’époque classique. L’auteur profite de la réédition de son texte pour lui ajouter un “post-scriptum” et répondre ainsi à quelques controverses soulevées par son texte. Il lui est donné l’occasion de réaffirmer toute la légitimité de sa thèse voulant que l’orphisme soit intimement lié au mouvement bachique commun à la Grande Grèce et à l’aire étrusco-latiale.

L’auteur poursuit avec une analyse linguistique du mot Bacchanalia. Il apparaît majoritairement au singulier dans le sénatus-consulte de Tiriolo puis exclusivement au pluriel chez Tite-Live. Ainsi, Bacchanalia désigne d’abord les sanctuaires bachiques (“Bacchanal(s)”) puis les groupes et leurs rites bachiques (“Bacchanales”). Cette étude amène l’auteur à conclure que la première cible des autorités romaines fut les lieux de rassemblement bachique et non Bacchus lui-même.

Il est tout aussi réducteur de voir dans l’affaire des Bacchanales une affaire strictement religieuse ou uniquement politico-judiciaire. Prenant position face aux “tentations réductrices” (p. 183), J.-M. Pailler propose, dans un nouveau chapitre, une nouvelle lecture de l’affaire des Bacchanales en mettant l’accent sur l’implication essentielle de liens familiaux, comme en témoigne si bien Tite-Live. Un “dérèglement familial et plus particulièrement féminin” (p. 171) intégrant la cité, consécutif à la deuxième guerre punique, est devenu l’enjeu de toute l’affaire des Bacchanales et expliquerait en partie son ampleur. Bien plus que Bacchus, Rome redouta ces mères privées de leur mari et qui élevaient seules leurs enfants. Le veuvage fragilisait les bases des familiae d’ordinaire groupées autour du pater familias. C’est à cet élément qu’est venu s’ajouter le problème des femmes initiatrices. Le scandale de 186 av. J.-C. est révélateur d’une réalité familiale et parentale spécifique à Rome à cette époque.

En guise de conclusion de cette seconde partie, l’auteur consacre un court chapitre aux risques des “tentations réductrices” de certains historiens, celles qu’il a évoqué depuis le début de l’ouvrage.

Avec Bacchus. Figures et pouvoirs, J.-M. Pailler étudie de manière admirable le pouvoir de contagion de Bacchus et ce, du Ve siècle av. J.-C. au IIIe siècle ap. J.-C. Ce vaste champ chronologique peut, de prime abord, déconcerter les lecteurs les plus avertis. Mais ils comprendront rapidement la pertinence d’un tel choix. L’auteur a ainsi voulu rendre compte d’une continuité des figures et des pouvoirs de Bacchus, d’une filiation entre les “Bacchantes d’Euripide aux Bacchanales étrusco-italiques et romaines” (p. 123). L’affaire des Bacchanales de 186 av. J.-C. est loin d’être un événement inattendu. En témoignent l’enracinement d’un dionysisme initiatique et orphicisant en terre grecque et italo-étrusque dès le Ve siècle av. J.-C. et l’extraordinaire capacité de Bacchus à franchir les frontières, à s’assagir et à renaître périodiquement. Rome hérita d’un dionysisme initiatique funéraire implanté depuis le début de l’époque classique en Grèce propre, en Etrurie et en Grande Grèce. Bien avant son éclatement, Rome connaissait et redoutait la dynamis de Bacchus. Ce dieu du vin, à la fois bienveillant et maléfique, maître de la danse et du théâtre mais aussi des orgies, régnait sur les passages menant du monde des vivants à celui des morts. Les Bacchanales fut une affaire d’Etat parce que les magistrats et les sénateurs ont vu le dieu grec Dionysos derrière Bacchus, son compère romain; ils ont reconnu ce Dionysos de l’Italie du Sud hellénisée venu contaminer une société déjà fragilisée depuis la deuxième guerre punique.

La richesse de ce livre tient à ce qu’elle tente de croiser des approches extrêmement diverses, amenant à un renouvellement des savoirs sur Dionysos-Bacchus et l’affaire des Bacchanales qui secoua Rome au Ier siècle av. J.-C. En élargissant les perspectives, se refusant à toute approche restrictive, J.-M. Pailler explore des voies nouvelles, apportant son lot d’éclaircissements dans ce qu’il appelait, déjà depuis quelques années, la “spirale de l’interprétation” (cf. n. 2).

Notes

1. J.-M. Pailler, Bacchanalia. La répression de 186 av. J.-C. à Rome et en Italie : vestiges, images, tradition, Rome, Ecole Française de Rome, 1988.

2. J.-M. Pailler, “La spirale de l’interprétation : Les Bacchanales”, Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 37, numéro 5-6, 1982, pp. 929-952.