Comme son titre l’indique, ce livre n’est pas à proprement parler une biographie de Cléopâtre, mais une étude sur le règne de la dernière reine d’Egypte. Sa composition et la bibliographie ne laissent pas douter un seul instant qu’il est destiné avant tout aux étudiants universitaires anglophones, mais il peut intéresser à coup sûr un plus large public.
Dans la Preface (pp. V-VIII), l’auteur présente rapidement l’historiographie de l’Egypte lagide, puis résume en quelques mots chacun des chapitres. Suit une Chronology of Events (pp. ix-xv) depuis 332 av. J.-C., plus étoffée à partir de 63 av. J.-C.
Le premier chapitre est consacré au contexte historique ( Historical Background, pp. 1-10). L’auteur retrace l’histoire de l’Egypte depuis l’arrivée d’Alexandre jusqu’à l’accession au trône de Ptolémée XII, le père de Cléopâtre. Il le fait en trois étapes: (1) Ptolémée Ier et la fondation de la dynastie ptolémaïque, (2) le sommet de la puissance ptolémaïque: Ptolémée II (282-245 av. J.-C.) et Ptolémée III (245-222 av. J.-C.), (3) le déclin de la puissance ptolémaïque: de Ptolémée IV Philopator à Ptolémée XII Néos Dionysos (222-80 av. J.-C.). Il y montre Ptolémée Ier opposé, après la mort d’Alexandre, au maintien d’une autorité royale forte et, au contraire, favorable à l’établissement d’un conseil de régence faible dominé par les principaux généraux d’Alexandre tandis que l’empire lui-même serait divisé entre les régents et leurs collègues. Selon Ptolémée, la division de l’empire en royaumes séparés était inévitable et désirable. La suite des événements lui donnera raison. L’auteur montre aussi très bien comment la conquête de la Syrie porte en elle la graine du déclin de l’empire lagide: les guerres syriennes lui seront en effet néfastes sinon fatales. En ce qui concerne Ptolémée II, je ne sais pas si l’on peut écrire qu’il est surtout connu par son mariage avec sa soeur Arsinoé, mariage sans précédent et source de controverses (p. 5). Tout le reste du paragraphe prouve le contraire. Ptolémée est bien connu pour ses nombreuses réalisations. Il poursuit les entreprises de son père comme l’organisation administrative de l’Egypte et le contrôle ferme de ses possessions extérieures, la construction du phare, la mise en place du Musée et de la bibliothèque d’Alexandrie. Sous le règne de Ptolémée IV, la bataille de Raphia (217 av. n. è.) a toujours été présentée comme un tournant dans les relations entre Grecs et Egyptiens. Selon l’auteur, les soldats égyptiens de Raphia ont constitué le noyau des révoltes internes postérieures à la victoire (p. 8). C’est sans doute vrai en grande partie, mais il ne faut pas oublier que, plusieurs années avant Raphia, Ptolémée III a dû abandonner sa campagne dans le royaume séleucide et rentrer subitement en Egypte à cause d’une domestica seditio. Sur ces problèmes, il est bon de voir le livre d’Anne-Emmanuelle Veïsse, Les “révoltes égyptiennes”. Recherches sur les troubles intérieurs en Égypte du règne de Ptolémée III à la conquête romaine, Louvain – Paris – Dudley, Mass., 2004, même si, aux yeux de certains, l’auteure évacue un peu vite le caractère nationaliste des révoltes égyptiennes.
Le second chapitre intitulé Cleopatra’s Life (pp. 11-32) nous mène de 69 à 30 av. J.-C. On y voit Cléopâtre qui s’affirme progressivement comme seule souveraine d’Egypte. On la voit aussi manoeuvrer avec habilité pour conserver l’indépendance de son royaume. Je partage volontiers l’avis de l’auteur selon lequel Cléopâtre a fait son apprentissage aux côtés de son père et a compris très vite que rien n’était possible sans le soutien de Rome. En revanche, un point de détail peut être discuté. L’auteur accepte comme fait bien établi le voyage de Cléopâtre et César sur le Nil. D’autres l’ont mis en doute. On verra en dernier lieu Christoph Schäfer, Kleopatra, Darmstadt, 2006, p. 82-84. Cette excellente biographie de Cléopâtre mériterait de figurer dans la bibliographie. Elle en est absente pour des raisons linguistiques: l’auteur a volontairement limité la bibliographie aux livres en anglais.
Le troisième chapitre, Ptolemaic Egypt: How Did It Work? (pp. 33-41) met bien en valeur l’apport des papyrus dans la connaissance de l’Egypte lagide et montre que “the Ptolemaic administration was far from being a rationally designed and efficient bureaucratic machine intended to manage a complex planned economy” (p. 40). On partagera volontiers cet avis qui anéantit la théorie de l’économie dirigée et fortement centralisée des Lagides, théorie abandonnée aujourd’hui au profit d’une vue plus complexe des choses. Sur le sujet, on peut ajouter à la bibliographie le livre récent de Joseph G. Manning, Land and Power in Ptolemaic Egypt. The Structure of Land Tenure (Cambridge, 2003) et un article du même: “The Ptolemaic Economy, Institutions, Economic Integration, and the Limits of Centralized Political Power,”, dans Raymond Descat (éd.)], Approches de l’économie hellénistique (Saint-Bertrand-de-Comminges, 2006) pp. 257-274.
Dans le chapitre 4, Cleopatra’s Egypt: A Multicultural Society (pp. 43-52), l’auteur met l’accent sur le cas des Juifs et des Grecs en Egypte avant l’arrivée d’Alexandre, puis sur celui des Juifs et des Grecs dans l’Egypte ptolémaïque. Il décrit ensuite les relations sociales dans le pays puis, de manière plutôt brève, la religion. Sur ce dernier sujet, on ne m’en voudra pas d’ajouter un livre de langue franaise: Françoise Dunand et Christiane Zivie-Coche, Hommes et dieux en Egypte, 3000 a.C. – 395 p.C. Anthropologie religieuse, 2e édition (0Paris, Editions Cybèle, 2006).s
Le chapitre 5, Alexandria: City of Culture and Conflict (pp. 53-61), est consacré à Alexandrie et à son extraordinaire développement culturel. L’auteur reprend l’information commune selon laquelle Alexandre fonda Alexandrie sur “le site d’une petite ville égyptienne appelée Rhakotis” (p. 53). Michel Chauveau a montré que le nom de Rakôté appliqué à Alexandrie par les Egyptiens pendant toute l’Antiquité traduisait l’indifférence, voire le mépris des autochtones envers les Grecs (“Alexandrie et Rhakôtis: le point de vue des Égyptiens”, dans Alexandrie: une mégapole cosmopolite. Actes du 9e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 2 et 3 octobre 1998, (Paris, 1999), pp. 1-10). Par ailleurs, l’auteur aurait dû expliquer de manière tout à fait explicite pourquoi l’existence de la Septante a rendu possible la propagation du christianisme dans l’empire romain (p. 58). Je présume qu’il a en tête le fait que les chrétiens ont utilisé cette version grecque de la bible avant de disposer d’une version latine.
Dans le chapitre 6 intitulé Conclusion: Queen and Symbol (pp. 63-70), l’auteur montre la place que prend Cléopâtre dans la postérité. De reine intelligente et courageuse dépréciée par une propagande romaine cynique, mais efficace, elle finit par devenir un symbole pour “les groupes sociaux et ethniques qui se voient eux-mêmes victimes d’un establishment répressif.” (p. 69) L’auteur prête une attention particulière à la signification que lui donne le mouvement noir aux Etats-Unis, qui voit parfois en Cléopâtre une Africaine de couleur noire. Le livre se termine sur l’idée qu’en matière d'”ethnicité” les fouilles archéologiques alexandrines seront peut-être en mesure de donner de Cléopâtre une image plus équilibrée que celle laissée par les sources littéraires. Il est vrai que l’Egypte y (re)prend une place qu’elle semblait avoir laissée totalement à la Grèce.
L’ouvrage se continue par une brève biographie de seize figures signifiantes pour le règne de Cléopâtre VII (pp. 71-91): des contemporains, bien sûr (Marc Antoine, Bérénice IV, Arsinoé IV, Cléopâtre Sélénè, Hérode le Grand, Jules César, Octavie, Octavien, Ptolémée
Un bon nombre de sources en traduction (pp. 93-154) compense heureusement le peu de notes qui accompagnent le texte principal. Il s’agit de textes littéraires (Strabon XVII, 1, 7-8, Horace, Odes I 37, Virgile, Enéide VIII 671-713, Tacite, Histoires IV 83-84, Josèphe, Contre Apion I 304-311 et de très longs extraits de Plutarque, Vie d’Antoine et de César, Guerres civiles III et Guerre d’Alexandrie), de papyrus ( P. Bingen 45, P. Col. Zenon II 66, P. Tebt. I 5 = C. Ord. Ptol. 2 53, P. Tebt. III 703, P. Vindob. inv. G 19813 = MP3 2486, UPZ I 8) et d’inscriptions ( I. Kyme 41, OGIS 90, OGIS 194 et une inscription hiéroglyphique conservée au British Museum). Il faut introduire une légère correction page 148. Dans le livre de Burstein, The Hellenistic Age, la Pierre de Rosette ne se trouvent pas aux pp. 130-131, mais 131-134.
En appendice, on trouve la liste des Ptolémées (p. 155), un glossaire de termes choisis (pp. 157-162), les notes (pp. 163-165), une bibliographie dont chaque livre est accompagné d’une appréciation de l’auteur (pp. 167-173, aucun article, mais des livres, sites internet et films, uniquement en anglais) et un index (pp. 175-179). Aux sites web, il faut ajouter le remarquable site de Chris Bennett.
Bien que relativement court (les six chapitres font 70 pages), ce livre donne une vue plutôt complète du règne de Cléopâtre en l’intégrant très bien dans l’histoire, la politique et la société lagides. Il fournit le matériel nécessaire pour conduire un séminaire sur le sujet, mais chaque professeur qui voudrait l’utiliser étoffera la bibliographie par des ouvrages en langues “étrangères”. L’iconographie est bien choisie, mais une partie n’est pas très lisible (e.g., photo du P. Bingen 45: sauf si l’on sait o l’on doit la chercher, il est très difficile de distinguer la “signature” de Cléopâtre). Mais ceci est vétille, car le livre de Stanley Burstein est tout à fait réussi.