Le livre d’A. Richlin se compose d’une introduction générale, de la traduction de 46 lettres du corpus frontonien (29 lettres de Marc Aurèle adressées à Fronton et 17 lettres de Fronton adressées principalement au prince, mais comprenant également une lettre à Domitia Lucilla et une consolation pour Hérode Atticus), d’une concordance entre les diverses éditions et traductions, ainsi que d’une bibliographie sélective et d’un index général. Les deux buts avoués de l’auteur sont, d’une part, de donner un accès facile à la correspondance grâce à une traduction moderne de certaines lettres et à une publication pratique de qualité et, d’autre part, de montrer les possibilités que recèle la correspondance du point de vue des études gaies et plus généralement des gender studies.
Pour ce qui est du premier but, il faut tout d’abord dire qu’il est extrêmement difficile de trouver un juste équilibre dans ce type de publication entre la saine vulgarisation et la nécessaire érudition. En effet, il est louable, comme le fait Mme Richlin (p. 1), de définir pour le lecteur non-spécialiste ce qu’est un codex et un palimpseste; cependant, le profit que peut tirer le lecteur innocent pour mieux comprendre cet échange épistolaire d’un résumé de l’histoire romaine de Romulus à Marc Aurèle en une page et demie (p. 9-10) est plus difficile à déterminer. La correspondance de Fronton et de Marc Aurèle, à cause de son état extrêmement fragmentaire, de sa nature épistolaire et de l’érudition des deux correspondants, est un texte antique malaisé d’accès. Dans ce contexte, il semble souhaitable de faciliter la lecture de ce texte et de l’offrir à un plus large public; il faut cependant prendre garde, surtout lorsque l’on opère une sélection à l’intérieur du corpus, d’aider le lecteur à mieux comprendre les enjeux tout en respectant la distance et, forcément, l’étrangeté qui nous séparent de l’oeuvre. Les efforts de Mme Richlin à cet égard sont appréciables: une traduction vivante, tentant de faire saisir, grâce aux changements de niveaux de langues, toute la diversité des manières de Marc Aurèle et de son correspondant. Bien que le souci de faciliter l’accès aux textes taraude tous les philologues, certaines pratiques surprennent: il semble en effet étrange d’user de concepts modernes pour traduire des réalités anciennes, même si une adaptation moderne est une aventure non-négligeable. Si l’on veut atteindre un tel résultat, il ne suffit cependant pas de faire porter à Polémon le philosophe (IV-IIIe siècle avant notre ère) des jeans et des lunettes noires (p. 84), d’envoyer Fronton et Marc Aurèle au spa ou de faire manger à la plèbe de Rome des pommes de terre et des hot-dogs (p. 118); on devrait également faire en sorte que Marc Aurèle soit appelé “Mister President” au lieu de César et que l’orateur se présente à CNN plutôt qu’au forum. Une option médiane serait de garder ce type d’herméneutisme entièrement pour les notes, ce que l’auteur ne manque pas de faire à certains endroits. Par ailleurs, Mme Richlin a choisi de traduire, selon une tradition bien établie dans le monde anglophone, les termes grecs par des termes français; or, à mon avis, le français est fautif en ce qu’il reprend des expressions françaises qui n’ont pas le sens du grec (mais peut-être ont-elles ce sens en anglais?). Pour clore ce point, cette traduction d’un texte difficile, bien qu’elle pèche par un certain manque de cohérence, est en grande partie vivante et bien faite.
En ce qui concerne le second but poursuivi par Mme Richlin, il semble que le titre du volume ( Marcus Aurelius in Love) soit plus accrocheur que la pensée de l’auteur. En effet, on est rassuré dès l’abord (p. 5-7) par les nuances que Mme Richlin met à énoncer son hypothèse: elle souligne à juste titre qu’aucun texte antique ne mentionne la relation possiblement homosexuelle (mais qu’est-ce que cela veut vraiment dire pour l’Antiquité?) de Marc Aurèle et de Fronton et que personne dans l’Antiquité comme dans la Modernité n’a vu cette relation entre les deux hommes. L’hypothèse repose donc sur une intuition (ici, l’humilité et la prudence de Mme Richlin sont exemplaires) proposée à l’observation du public: ces lettres pourraient-elles être la seule correspondance amoureuse de l’Antiquité? La traduction des lettres met l’emphase sur les termes relevant du vocabulaire poétique de l’amour et les comparaisons sont fréquentes avec Ovide, Properce, Tibulle, mais principalement avec Catulle. Cette influence de Catulle sur Marc Aurèle et Fronton a été, à ma connaissance, peu exploitée dans les études modernes; l’établissement de ce lien est l’une des contributions du travail de Mme Richlin. Bien que l’on ne puisse reprocher à Mme Richlin de voir partout des arguments pour servir sa problématique, on sent parfois des tendances à la surinterprétation, notamment lorsque des mentions banales dans la correspondance d’arbre (e.g. p. 103) ou de positions couché / debout (e.g. p. 109) ou d’esclaves, fussent-ils des bains (p. 73), deviennent des allusions érotiques.
La sélection des lettres vise à montrer la relation étroite des deux correspondants, même si l’on aurait aimé pouvoir établir soi-même une comparaison entre l’amitié Marc Aurèle / Fronton et Fronton / Lucius Vérus; je pense notamment à l’ Ad Verum, I, 7, où l’on retrouve cette fameuse image du baiser comme hommage à l’éloquence et qui est tout aussi tendre que certaine lettre à Marc Aurèle. D’ailleurs, la vision de l’éducation chez Fronton, extrêmement sensuelle et émotive, est présente dans l’ensemble du corpus, non seulement dans la correspondance avec les élèves impériaux, mais aussi avec les autres disciples du rhéteur. L’ouvrage de Mme Richlin a le mérite de mettre l’accent sur le lien qui unit, dans ce milieu, l’éducation et le sentiment amoureux, mais le désavantage de vouloir voir à travers ces émotions une sexualité exclusive avec Marc Aurèle; d’une part, rien ne prouve, surtout pas les témoignages antiques, que l’élève et le maître avaient des relations sexuelles et, d’autre part, on ne voit pas trop ce que ce lien physique apporterait à l’analyse: Fronton aime Marc Aurèle, physiquement ou non, mais il aime également ses autres élèves de la même façon tendre et rhétorique. Est-ce vraiment, comme le souligne Mme Richlin (p. 15), la sexualité qui joue un rôle non négligeable dans l’éducation, philosophique ou autre, ou n’est-ce pas plutôt le sentiment amoureux? Ne faut-il pas dès lors nous questionner sur cette réalité pédagogique plutôt que de chercher l’anecdotique? La relation de Fronton avec ses élèves n’est-elle pas la manifestation d’une perspective particulière sur l’éducation rhétorique, qui place les disciples en rhétorique dans les mêmes relations émotives que les disciples en philosophie? Cela ne révèle-t-il pas la façon différente dont Fronton considère son enseignement, qui rejoint en quelque sorte l’enseignement isocratéen? Je ne crois pas, contrairement à ce que suggère Mme Richlin (p. 4), qu’il soit nécessaire que Fronton et Marc Aurèle soient amants pour que leur correspondance ait un intérêt scientifique. Il existe d’ailleurs bon nombre d’études qui se sont penchées dans les dernières décennies sur cette relation; il aurait été profitable à l’auteur d’utiliser plus abondamment toutes les études modernes sur Fronton, qui, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne manquent pas. En effet, certains thèmes abordés par Mme Richlin ont déjà été traités fort intelligemment par des érudits, notamment italiens, depuis le milieu du XXe siècle. Il est dommage que ces études n’aient pas été utilisées par l’auteur. Il est en effet étonnant de ne pas voir apparaître dans la bibliographie plus d’ouvrages sur Fronton et Marc Aurèle, qui auraient sans doute permis d’apporter des nuances dans les prises de position (e.g. le débat sur la nature du conflit légal opposant Fronton et Hérode Atticus dans la lettre de la p. 55, où Mme Richlin tranche en faveur du procès intenté par les Athéniens à propos de l’héritage du père d’Hérode sans mentionner que cela est encore un sujet de débat entre les érudits; la critique moderne tend à affirmer que ce ne peut pas être ce procès-là) et pour des lettres en particulier (je pense notamment à toute la littérature sur l’ éroticos qui n’est pas traitée par Mme Richlin et qui aurait permis une réflexion sur la tradition littéraire d’un tel exercice), voire de nuancer humblement l’apport de cette traduction (il est en effet étonnant d’apprendre que les lettres de Fronton et de Marc Aurèle, après leur découverte en 1815 ont été totalement oubliées jusqu’à leur redécouverte par l’auteur…, cf. quatrième de couverture).
En conclusion, on peut saluer cette nouvelle traduction d’une partie du corpus frontonien et les efforts de l’auteur pour réactualiser la réflexion sur ce texte, mais l’on devra déplorer les maladresses de traduction, les inexactitudes (cf. il n’est pas besoin d’être triumvir capitalis pour comprendre la peine capitale, p. 58, n. 13, Pergame n’a jamais été identifiée avec l’ancienne Troie, p. 49, n. 3, et il est difficile de croire que les anciens portaient comme des masques les imagines, p. 85-86) et l’oubli presque complet des études modernes. Nous retiendrons cependant notre jugement définitif jusqu’à la parution de l’étude complète de Mme Richlin, qui mettra certainement en perspective le travail fait ici.