Il est préférable d’annoncer d’emblée aux antiquisants qu’ils ne trouveront, dans ce livre, au demeurant passionnant, rien qui touche directement à l’Antiquité. Il n’en est pratiquement jamais question dans aucune des dix-sept contributions rassemblées par Catherine Bell, auteur d’une remarquable introduction qui synthétise parfaitement le contenu et les enjeux de cette publication collective. Cela dit, pour les spécialistes de religions anciennes, cet ouvrage constitue assurément une lecture très stimulante, à ne pas négliger.
Le thème de l’ouvrage est très précis: “teaching ritual” (singulier significatif: on y privilégie la démarche par rapport aux contextes), c’est-à-dire comment enseigner “le rituel” au sein de cours universitaires très variés (histoire des religions, théologie, histoire culturelle, sciences cognitives, etc.)? Il est donc question de la pédagogie universitaire actuelle du thème “rituel”, et non de la manière dont les rituels étaient et sont enseignés en contextes religieux, cultuels. Il en découle que, les intervenants provenant fondamentalement d’un environnement académique américain (États-Unis, Canada, etc.), à l’une ou l’autre exception près, mais en tout cas pas d’universités européennes, l’analyse des pratiques didactiques s’insère dans un contexte spécifique, qui n’a pas nécessairement la valeur d’un paradigme. Ainsi, pour les enseignants européens, les questions soulevées, les pratiques évoquées apparaissent-elles, dans une certaine mesure, comme étranges ou étrangères; sont-elles transposables dans nos propres universités? La question mérite réflexion et elle dépasse le seul thème du rituel. Du reste, il est clair que l’enseignement de l’histoire des religions, donc notamment des rituels, tel qu’il est pratiqué en Europe, avec des écarts très sensibles entre une République laîque comme la France, par exemple, et un État “sous influence” comme l’Italie, suscite aussi des débats épistémologiques et méthodologiques. Une confrontation approfondie avec les pratiques “des autres” est donc forcément enrichissante; l’enseignement est un excellent révélateur des identités socio-culturelles, en l’occurrence du rapport à la religion, à ses croyances et à ses pratiques.
Les compétences de Catherine Bell en matière d’analyse et d’historiographie des rituels sont bien connues. Ces livres, Ritual Theory, Ritual Practice, 1992, Ritual: Perspectives and Dimensions, 1997, font justement référence en la matière; ils sont tout simplement passionnants. Mais Catherine Bell est aussi une enseignante à l’université de Santa Clara o elle se trouve en situation d’enseigner l’histoire des religions, notamment les rituels. D’o son initiative: susciter une confrontation entre les expériences, les difficultés et les succès, les interrogations vécues par chacun en situation pédagogique. Non pas un “how-to” book, comme le précise Catherine Bell dans l’Introduction, pas une recette ou une panacée universelle, mais “an account, in real voices, of the experiences of professionals in an assortment of courses” (p. 4).
Les dix-sept contributions de ce volume sont rassemblées en trois sections:
I — Teaching the Experience through Encounter and Reflection
II — Teaching the Questions through Issues and Theories
III — Teaching the Medium through Contrast and Engagement
La distinction entre ces trois ensembles n’est évidemment pas étanche et, d’ailleurs, l’ouvrage apparaît parfois comme un peu redondant au niveau des contenus. On trouvera ci-dessous le détail des contributions: elles soulèvent souvent les mêmes questions et y apportent, tous comptes faits, des réponses assez similaires. C’est la raison pour laquelle il me semble judicieux de résumer les apports non pas contribution par contribution (d’autant qu’aucune, je le rappelle, ne traite directement de l’Antiquité), mais de manière synthétique en rassemblant les données autour de trois axes de réflexion.
1. Le rapport entre enseignement et pratique
L’interrogation majeure qui traverse ce livre est: peut-on comprendre le rituel sans en faire l’expérience? La plupart des contributeurs répondent négativement: il faut, au contraire, passer par la ritualité sur le terrain pour appréhender le rituel; de l’expérience à la connaissance. A plus forte raison dans un monde où la culture religieuse n’est plus ce qu’elle était et où nombre d’étudiants ignorent tout de la dimension cultuelle. C’est pourquoi les cours universitaires prévoient diverses “mises en situation”: visite d’une mosquée, participation à une fête juive, à des danses derviches et à des transes, à des méditations de divers types… Il s’agit, par ce biais, de permettre aux étudiants d’acquérir la connaissance et l’expérience sensible en même temps, le rôle de l’enseignant étant de rétablir ensuite la juste distance (par une “démystification”) qui permette d’affronter le rituel comme objet d’étude, et non pas seulement de “performance”. L’expérience est comparée à celle que l’on pratique dans un laboratoire linguistique; il ne s’agit en aucune façon d’inculquer des croyances, de verser dans le prosélytisme. Du reste, les étudiants qui ne souhaitent pas s’y soumettre devront être respectés dans leur choix. La théâtralité, l’implication du corps, les contraintes, l’existence de rôles, de codes et en même temps la créativité des rites, tels sont les éléments placés au centre de toutes ces expériences, au-delà de leur grande diversité, qui introduit le thème de l’inter-culturalité, si important dans nos sociétés post-modernes. Bref, de manière pratiquement unanime, c’est un “‘participatory’ pedagogy” qui est prônée ici, avec des guillemets pour souligner le fait que la participation relève en partie de la fiction ou de la stratégie. Imaginerait-on, en Europe, un cours d’histoire du christianisme intégrant la récitation de chants grégoriens? Les expériences proposées dans ce livre sont-elles de nature à faire évoluer nos pratiques d’enseignement?
2. Rituel et religion / rituel et croyance
Ici, il s’agit de réfléchir à la centralité ou non du rituel dans ce que l’on appelle la “religion”, donc, par ricochet, de s’interroger sur le concept même de religion. C. Bell met en garde contre le danger de tout rassembler sous l’étiquette de “rituel”, qui devient “theory of everything”. Mais, au-delà de la tension entre “faire et croire”, le rituel est précisément ce lieu cardinal, holistique, de conjonction entre pensée, action et tradition. La ritualisation joue un rôle essentiel dans l’ordre social et dans l’ordre symbolique, mais elle repose souvent sur un “script”, d’origine mythique, qui suscite l’adhésion, la “croyance”. L’exemple protestant, analysé par Ann Taves (p. 119 ss.), illustre bien la tension entre ritualisme et anti-ritualisme, entre rite et foi, entre formalisme et enthousiasme. De même pour les “healing rituals” scrutés par Susan S. Sered et Linda L. Barnes.
3. Le rituel entre pratique et témoignage
Plusieurs contributions soulignent la contiguîté d’approche entre l’histoire des religions et l’ethnographie. De ce point de vue, en ayant délaissé les religions de l’Antiquité dans son approche, Catherine Bell s’est privée de la possibilité d’examiner — ce qui est le lot quotidien des antiquisants — la question de la médiation textuelle des rites. On verra sur ce point, notamment Dorothee Elm von der Osten, Jörg Rüpke, Katharina Waldner, Texte als Medium und Reflexion von Religion im römischen Reich (Potsdamer altertumswissenschaftliche Beiträge 14), Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2006. En tout cas, textes ou témoignages oraux, le rite est médié, embedded dans un discours qui crée déjà une distance, qui élabore immédiatement l’expérience “brute”. De mon point de vue, cet aspect du problème est insuffisament exploré dans le livre (voir cependant C. Bell, p. 188) qui ne néglige cependant pas totalement la dimension historique au sein de laquelle le rituel prend son sens, par le biais d’une infinité de variantes et variables.
On pourrait regretter le fait que la bibliographie envisagée est presque exclusivement américaine, un constat qui donne l’impression, désagréable, de deux ou plusieurs univers scientifiques qui se rencontrent de moins en moins aisément. Mais évalué de manière positive, ce bilan permet aux chercheurs européens de mesurer l’impact de chercheurs comme Turner (E. et V.), Whitehouse (erronément appelé Whitehead p. 130), Boyer, Sperber, Geertz, Goody, J.Z. Smith, etc., bref de s’immerger dans les débats épistémologiques et méthodologiques du monde anglo-saxon. Girard (et sa théorie de la mimésis, p. 80 ss.) et Durkheim sont-ils vraiment les porte-parole les plus représentatifs de l’histoire des religions telle qu’on la pratique en Europe? On ose espérer que non!
Au final, un volume stimulant, en dépit de certaines longueurs, original, dérangeant peut-être, mais organisé autour d’une réflexion intelligemment conduite et synthétisée par Catherine Bell.
Table des matières
Richard Schechner, Living a Double Consciousness
Ann Grodzins Gold, Still Liminal after All These Years: Teaching Ordeals and Peregrinations
Sam Gill, Dancing Ritual, Ritual Dancing: Experiential Teaching
David Pinault, The Field Trip and Its Role in Teaching Ritual
Mark I. Wallace, Experience, Purpose, Pedagogy, and Theory: Ritual Activities in the Classroom
Ronald L. Grimes, Ritualizing Zen and the Art of Writing
John Nelson, Teaching Ritual Propriety and Authority through Japanese Religions
Ann Taves, The Camp Meeting and the Paradoxes of Evangelical Protestant Ritual
Andrew Strathern and Pamela J. Stewart, Ritual from Five Angles: A Tool for Teaching
Mary E. McGann, Teaching Rites Ritually
Theodore Vial, Teaching the Cognitive Approach
Catherine Bell, Religion through Ritual
Susan S. Sered and Linda L. Barnes, Teaching Healing Rituals/Ritual Healing
Richard A. Gardner, Reflections on Ritual on Noh and Ky333;gen33;gen
Linda Ekstrom and Richard D. Hecht, Ritual Performance and Ritual Practice: Teaching the Multiple Forms and Dimensions of Ritual
Lindsay Jones, Eventfulness of Architecture: Teaching about Sacred Architecture Is Teaching about Ritual
Christopher I. Lehrich, Ritual and Writing Class.