Placée sous la bannière de la rhetorische Kultur — expression sur laquelle nous reviendrons —, ce vaste ouvrage collectif rassemble non moins de vingt-quatre études, d’importance d’ailleurs fort variable (allant d’une dizaine à une cinquantaine de pages), rédigées majoritairement en allemand et en anglais (ce qui explique la présence d’un titre dans les deux langues), mais aussi en français et en grec, l’unique étude proposée dans cette dernière langue se révélant, de fait, d’un accès bien plus difficile pour le lecteur. Les différentes contributions s’enchaînent manifestement sans suivre un ordre particulier, le recueil ne comprenant pas de sous-sections. Il ne comporte pas non plus de bibliographie systématique.
Cette diversité linguistique et formelle, dont on aurait pu, de prime abord, penser qu’elle mettrait en péril l’unité de l’ouvrage, déjà menacée a priori, s’agissant d’un fort recueil collectif de plus de cinq cent pages, ne pose pas problème, en définitive, pour la cohérence de l’ensemble, qui est assez solidement structuré autour de thèmes, de textes, d’auteurs et de problématiques récurrents. Sans doute, la préface de l’éditeur scientifique, Michael Grünbart, y est elle pour beaucoup, qui définit clairement — ce qui n’est pas toujours le cas pour les ouvrages collectifs — la démarche suivie et délimite les contours de la notion cardinale qui donne son titre à l’ouvrage, Theatron, dont le sens ne va pas de soi. Michael Grünbart spécifie d’emblée que l’image est empruntée à Théodore Studite, qui l’entend au sens de “schauspielerische Aufführung” ou de “Spektakel”. L’éditeur y voit, pour sa part, le lieu par excellence d’une mise en commun de la culture et d’un échange entre les érudits, les intellectuels et les lettrés, et précise qu’une telle conception du theatron se trouve également chez Libanios et chez l’Empereur Julien.
Si la première partie du titre est donc clairement justifiée, il apparaît, en revanche, que la seconde, très englobante, Rhetorische Kultur in Spätantike und Mittelalter, n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. On pourrait, déjà, arguer que l’emploi du concept même de rhétorique aurait pu faire l’objet d’une mise au point théorique, qui aurait eu l’intérêt de tordre le cou à un certain nombre de préjugés et d’idées fausses auxquels la seule évocation de ce mot donne parfois encore lieu pour les textes de l’époque tardive. Pourtant, même lorsqu’elle est largement marquée par la tradition pédagogique et les exercices scolaires ou grammaticaux, dans le monde de langue grecque comme de langue latine — Henri-Irénée Marrou disait, à propos des progymasmata, que la pédagogie romaine avait suivi son modèle grec “jusque dans ses errements”! —, il s’avère que les codes auxquels elle répond et que les normes qu’elle établit avaient vocation à structurer l’univers intellectuel et moral de tous les hommes lettrés. Même pour l’étude d’époques fort tardives, il s’agit donc, au-delà de ce qu’elle pourrait sembler avoir d’un peu artificiel et de systématique, de prendre la “culture rhétorique” au sérieux — ce que font absolument toutes les contributions du présent volume, qu’elles étudient des aspects proprement rhétoriques, ou bien plus religieux, socio-culturels, philosophiques ou même lexicaux.
Mais l’on se contentera de remarquer que l’expression rhetorische Kultur est bien trop vaste en elle-même pour être limitée aux seuls mondes grec et byzantin qui, à de minimes exceptions près,1 font la matière exclusive de l’ouvrage — l’éditeur scientifique le reconnaît d’ailleurs sans ambages, p. IX (“Der Schwerpunkt der Beiträge liegt dabei auf dem griechischsprachigen Bereich”). Les nombreux auteurs de cet ouvrage n’auraient pas eu à pâlir s’ils avaient précisé le titre en Rhetorische Kultur in der griechischsprachigen und byzantinischen Literatur in Spätantike und Mittelalter, et, ce faisant, ils auraient sans doute visé plus juste. Le titre actuel est donc assez trompeur et ne laisse pas du tout attendre ce que l’on trouve effectivement dans cet ouvrage, qui passe sous silence le domaine latin. L’auteur du présent compte rendu s’y est d’ailleurs laissé prendre! Cela étant, cette réserve porte exclusivement sur des questions de forme, et absolument pas de fond, et ne vient en aucun cas obérer la finesse, la justesse et l’élégance des études rassemblées ici. Nul doute, de plus, qu’au-delà des spécialistes de la littérature grecque tardive et des byzantinistes, cette collection d’analyses minutieuses et fouillées suscitera l’intérêt d’un plus vaste public. On pense notamment, pour cela, aux études consacrées à Libanios, particulièrement suggestives, qui, au croisement des questions d’écriture et d’idéologie, justifient à elles seules la notion de “culture rhétorique” à l’époque tardive.
Le nombre des contributions de cet ouvrage collectif ne nous permettant pas d’en suivre le détail aussi précisément qu’on l’aurait souhaité, on s’en tiendra ici à une présentation générale en suivant l’ordre des articles. On y trouvera la preuve évidente de la richesse du volume, mais aussi de son heureuse unité, un certain nombre de thématiques transversales pouvant être aisément repérées.
John Duffy (“Proclus the Philosopher and A Weapon of Mass Destruction: History or Legend?”, p. 1-12) met en perspective un épisode commenté par le chroniqueur Malalas (section 403, édition de J. Thurn), la révolte de Vitalien contre l’empire, ainsi que l’analyse qu’en propose le philosophe Proclus pour l’empereur Anastase I.
Stephanos Efthymiadis et J. M. Featherstone (“Establishing a Holy Lineage: Theodore the Stoudite’s Funerary Catechism for His Mother (BHG 2422), p. 13-52) procurent, après une introduction détaillée, le texte et la traduction anglaise de BHG 2422, avec annotation et index.
Fritz Felgentreu (“Aufbau und Erzähltechnik im Epitaphios auf Kaiser Julian. Zur Kompositionskunst des Libanios”, p. 53-68) propose une étude de poétique analysant systématiquement les procédés de composition (1) et de narration (2) dans cette oeuvre de Julien qui se distingue par sa longueur.
Niels Gaul (“The Patridge’s Purple Stockings: Observations on the Historical, Literary and Manuscript Context of Pseudo-Kodinos’ Handbook on Court Ceremonial”, p. 69-104) met en lumière les nombreux visages du manuel du Pseudo-Kodinos, en insistant sur son ancrage idéologique et sur les relations qu’il convient d’établir entre ce texte et les textes du même genre et d’époque plus ou moins contemporaine, pour enfin appréhender le manuel en question comme un “lieu de mémoire”.
Lars Hoffmann (“Geschichtsschreibung oder Rhetorik? Zum logos parakletikos bei Leon Diakonos”, p. 105-140) exemplifie, à partir d’une étude particulière du logos parakletikos, l’idée selon laquelle l’historiographie byzantine, liée aux modèles rhétoriques, suit les normes instaurées par les historiographes antiques.
Grammatiki Karla (“Die Klage über die zerstörte Stadt Nikomedeia bei Libanios im Spiegel der Mimesis”, p. 141-156) propose une analyse de la monodie composée par le rhéteur Libanios à la suite du tremblement de terre du 24 août 358 qui détruisit presque complètement Nicomédie (or. 61, éd. Foertster, IV, 329-341).
Sofia Kotzabassi (“Bemerkungen zu dem Enkomion des Joseph Studites auf den heiligen Demetrios (BHG 535)”, p. 157-168) commente la langue de Joseph Studite, avec une attention particulière portée à la rhétorique de l’éloge, en proposant de très nombreux rapprochements textuels.
L’étude de Stavros I. Kourouses, consacrée à l’hymnographie byzantine (p. 169-188), est d’un accès bien moins aisé pour le lecteur, étant donné qu’elle est écrite en grec.
Gernot Krapinger (“Die Bienen des armen Mannes in Antike und Mittelalter”, p. 189-202) commente la déclamation XIII du Pseudo-Quintilien ( apes pauperis) en s’attachant à élucider les allusions littéraires, philosophiques et juridiques présentes dans ce “buntes Potpourri”.
Si l’empire byzantin a été principalement étudié dans sa dimension spirituelle, les conditions de vie, dans leurs aspects les plus matériels, ont moins retenu l’intérêt. C’est la raison pour laquelle Tilman Krischer (“Die materiellen Voraussetzungen des geistigen Lebens in Byzanz — Handelskontakte mit Ostafrika, ihre Vorgeschichte und ihre Nachwirkungen”, p. 203-210) propose ici des réfléxions sur le commerce et les relations commerciales à Byzance, réfléxions très intéressantes mais moins directement rattachées à la thématique globale de l’ouvrage.
L’étude historique de Ralph-Johannes Lilie (“Fiktive Realität: Basileios II. und Konstantinos VIII. in der “Chronographia” des Michael Psellos”, p. 211-222), très riche et claire, analyse le statut des deux empereurs, qui ont respectivement régné de 976 à 1025 et de 1025 à 1028, à la lumière de Psellos.
La longue contribution d’Antony Littlewood (“Vegetal and Animal Imagery in the History of Niketas Choniates”, p.223-259) se présente comme une étude exhaustive des images et des métaphores végétales et animales dans l’oeuvre de Niketas Choniates, dans le même esprit que celle que l’auteur a consacrée aux images chez Psellos ( Reading Michael Psellos, C. Barber/D. Jenkins (eds.), Leiden/Boston, 2006, p. 13-56)
Après une présentation générale des discours de circonstance composés par Aréthas, Marina Loukaki (“Notes sur l’activité d’Aréthas comme rhéteur à la cour de Léon VI”, p.259-276) propose des analyses plus détaillées sur les discours 63, 57 et 64, 62, 61 et 65.
Dans son étude qui fait directement allusion au titre de l’ouvrage collectif, Przemyslaw Marciniak (“Byzantine Theatron — A Place of Performance?”, p. 277-286) s’intéresse à la valeur sémantique, idéologique et pratique du theatron à Byzance.
Karin Metzler (“Pagane Bildung im christlichen Byzanz: Basileios von Kaisareia, Michael Psellos und Theodoros Metochites”, p. 287-305) pose ici la vaste question du positionnement de Byzance par rapport à la culture grecque païenne qu’elle a reçue en héritage.
Dans sa longue contribution, Dietmar Najock (“Unechtes und Zweifelhaftes unter den Deklamationen des Libanios — die statistische Evidenz”, p. 305-356) présente, à grand renfort de statistiques, une étude systématique du vocabulaire dans les Declamations de Libanios, selon différents critères opérationnels dont il est impossible de résumer ici la valeur et le mode de détermination.
Stratis Papaioannou (“On the Stage of Eros : Two Rhetorical Exercises by Nikephoros Basilakes”, p. 357-377) attire l’attention sur les progymnasmata composés par Basilakes, dont la date exacte et la finalité véritable ne nous sont pas connues. L’auteur commente en particulier les exercices rhétoriques ayant trait à l’Amour, à partir de la codification dont ont fait l’objet le récit, l’éthopée et la comparaison.
Thomas Pratsch (“Rhetorik in der byzantinischen Hagiographie: Die Prooimia der Heiligenviten”, p. 377-408) présente une analyse très bien construite de la rhétorique à l’oeuvre dans les prologues hagiographiques. L’auteur aborde des questions de stylistique et d’écriture (topique, métaphores utilisées, citations littéraires et allusions) avant d’en venir à des questions de composition.
Andreas Rhoby (“Aspekte des Fortlebens des Gregor von Nazianz in byzantinischer und postbyzantinischer Zeit”, p. 409-418) présente brièvement quelques remarques sur la réception et la postérité de Grégoire de Nazianze.
Andrew F. Stone (“Aurality in the Panegyrics of Eustathios of Thessaloniki”, p. 419-428) examine la façon dont, grâce aux effets oraux auxquels a eu recours Eustathe de Thessalonique (anaphores, allitérations, homéotéleutes. . .), l’esprit d’un public peut être guidé, sinon manipulé.
Dans son article, Ida Toth, (“Rhetorical Theatron in Late Byzantium: The Example of Palaiologan Imperial Orations”, p. 429-448) considère la rhétorique comme un art performatif. A partir de l’idée d’un theatron rhétorique à Byzance, cercle au sein duquel les intellectuels viennent présenter leurs travaux, l’auteur analyse les témoignages littéraires, issus de l’art oratoire épidictique, attestant de ces performances.
La courte étude lexicographique d’Erich Trapp (“Zum Wortschatz des Theodor Studites”, p.449-462) pose la question de l’origine du vocabulaire de Stoudite, entre création et reprise de ses prédécesseurs.
Ruth Webb (“The Model Ekphraseis of Nikolaos the Sophist as Memory Images”, p. 463-476) s’intéresse enfin, dans une étude de théorie rhétorique, à une série d’ ekphraseis de sculptures attribuée à Libanios par Foerster, et, avec plus de probabilité, à Nikolaos, auteur de progymnasmata, par Walz, dans son édition des Rhetores Graeci.
On conclura en ajoutant que cet ouvrage se distingue par une présentation remarquablement soignée, qu’il est d’une consultation matériellement fort agréable et que la présence d’ indices — indispensables, il est vrai, pour s’y retrouver dans une forêt si dense — facilite bien la circulation d’une étude à l’autre. Notre seule réserve porte donc sur l’imprécision du titre: si, du moins, le choix de ce titre généraliste offre à cet ouvrage un plus grand nombre de lecteurs, ces derniers, à l’évidence, apprendront bien des choses.
Notes
1. Nous songeons notamment à la belle étude de Gernot Krapinger, “Die Bienen des armen Mannes in Antike und Mittelalter”, qui part des Declamationes Maiores pseudoquintiliennesqu’il a éditées — voir, sur cette édition, le compte rendu de Christopher S. van den Berg, BMCR, 2006.10.08.