BMCR 2007.08.17

Comment peut-on être dieu? La secte d’Épicure

, Comment peut-on être dieu? : la secte d'Epicure. L'Antiquité au présent. Paris: Belin, 2005. 300 p. ; 21 cm.. ISBN 2701140242. €26.00.

Renée Koch est maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études à Paris, dans la section des sciences religieuses. À une époque où l’épicurisme défraie les manchettes philosophiques grâce, entre-autres, aux travaux de Michel Onfray,1 Koch s’est proposée de traiter de la pensée d’Épicure sous l’angle de l’histoire des religions (7). Koch a voulu lutter contre le préjugé tenace selon lequel le religieux est opposé au rationnel (7), préjugé qui a eu pour conséquence que les philosophies antiques ont, la plupart du temps, été considérées indemnes de postulats religieux. De ce point de vue, l’épicurisme a été interprété comme un athéisme (8). Or, le point de départ de Koch consiste à souligner qu’Épicure n’était pas opposé à la religiosité: “Ce que nous pouvons et devons faire [souligne Koch], c’est rappeler que la pensée d’Épicure n’est nullement opposée à la tradition culturelle et religieuse du monde grec classique” (10).

Dans son Introduction, Koch évoque la dissertation latine de François Picavet.2 Selon Picavet, Épicure avait d’abord affirmé l’existence des dieux, réduit la philosophie à l’éthique, puis l’éthique à la théologie, puis il avait formulé une religion du coeur et avait eu des fidèles et non des disciples entraînés à penser par eux-mêmes. La thèse de Picavet, tel que l’a rappelé Koch, s’appuyait sur le concept de foi, et sur le fait qu’Épicure avait établit un système de dieux. C’était là, du point de vue de Picavet, les critères minimaux d’une religion. Koch, qui n’accepte pas toutes ces données, retient néanmoins l’idée selon laquelle le terme pense”, que Picave a dépisté au paragraphe 123 de la Lettre à Ménécée, peut se rapporter à l’opinion ( doxa).3 Koch souline que, pour Picavet, une philosophie devient religion à partir du moment où elle impose des contraintes d’ordre pratique et que la raison y est soumise à l’enseignement d’un maître (12). Koch explique qu’aux yeux de Picavet Épicure ne cessait pas d’être un philosophe pour autant, mais qu’il lui suffisait de proposer une religion libérée de toutes superstitions, à la manière du Kant de La religion dans les limites de la simple raison (13). Koch rappelle qu’Épicure n’en fut pas moins philosophe, mais le fait de donner à ses fidèles des règles précises en faisait aussi un fondateur de religion (12-13). Bien que, par la suite, plusieurs commentateurs ont souligné les caractères religieux de l’épicurisme (Koch en a donné une liste exhaustive: Carlo Pascal, Norman de Witt, Wolfgang Schmid, Benjamin Farrington, Diskin Clay, Peter Green, James Warren, Pierre Hadot), l’auteur a souligné qu’ils ont tous mis l’accent sur le versant rationnel et universel du discours épicurien. Cependant, cette rationalité n’invalide point une recherche sur la religion épicurienne, recherche fondée sur des textes qui n’ont pas encore fait l’objet d’études sérieuses (15). Et Koch a rappelé qu’un très grand nombre de textes épicuriens de la bibliothèque de la Villa dei Papiri à Herculaneum sont demeurés jusqu’à maintenant ignorés. Ces textes totalisent 1073 volumes, divisés en 1837 papiri. En ce qui concerne les textes, Koch a fait appel au travail de M.F. Smith, qui a publié de nouveaux fragments attribuables à Diogène d’Oenoanda.4 Enfin, contre les nombreux arguments qui veulent qu’Épicure n’ait entrevu les dieux que comme des représentations, Koch a expliqué qu’il est dans la nature même d’une religion de formuler des représentations de dieux (16).

Une gêne supplémentaire, qui a empêché les exégètes de considérer l’épicurisme dans toute sa portée religieuse, est l’anthropomorphisme. Des deux grandes voies possibles pour la religion — acceptation de la différence entre les humains et les dieux, et revalorisation de la condition humaine ou volonté de hisser l’humanité hors de sa condition de mortel au moyen d’une quelconque purification — Épicure a privilégié, selon Koch, la première voie, alors que Platon et Aristote ont plutôt adopté la seconde. Afin d’appuyer cette thèse, Koch s’est référée à une citation de la Lettre d’Épicure à Ménécée : “[Tu vivras] comme un dieu parmi les hommes” (Koch 20, Épicure, Lettre à Ménécée, 135). Chez Platon, le but proposé est presque inaccessible, et consiste à nier la part d’humanité en nous afin de rejoindre le divin. À ce titre, Koch rappelle un passage du Thééthète : “Aussi faut-il tâcher de fuir au plus vite de ce monde dans l’autre. Or, fuir ainsi, c’est se rendre, autant que possible, semblable à Dieu, et être semblable à Dieu, c’est être juste et saint, avec l’aide de l’intelligence” (Platon, Thééthete, trad. d’Émile Chambry, 176 b). Chez Épicure, cette fuite hors du monde n’est pas nécessaire. Ainsi, alors que Platon propose que le chemin vers Dieu doit passer par la mort (dans le Phédon, Platon dit que philosopher c’est apprendre à mourir), Épicure insiste sur le fait que, pour lui, l’être humain est égal à Dieu en ce qu’il réalise sa dimension humaine (25).

Avec l’épicurisme, l’être humain se sait l’égal des dieux et bénéficie d’une religion qui lui confirme cette égalité. Pour faire la démonstration de cette thèse, Koch a divisé son ouvrage en trois parties. La première partie (33-78) envisage l’histoire de l’épicurisme comme religion à partir d’une lecture des inscriptions, du IVe siècle av. J.-C. jusqu’au IIe siècle de notre ère. La seconde partie (79-152) explique l’apparition, à l’intérieur de l’épicurisme, de la formule “égal aux dieux” ( isotheos). La troisième partie (153-216) explore l’effondrement et la décadence de l’épicurisme.

Comment est donc apparue l’idée générale, chez les épicuriens, d’une égalité des êtres humains aux dieux? Selon Koch, c’est la prolepse du dieu qui justifie cette égalité. Et pour introduire le lecteur à cette prolepse, Koch est partie de la physique épicurienne (83). Pour ce faire, elle a relu la Lettre à Hérodote et les deux premiers chants de Lucrèce (Lucrèce, De la Nature, trad. de J. Kamy-Turpin, Paris, Flammarion, 1997), et en a tiré cinq principes: l’univers infini, la division limitée de la matière, les atomes qui s’assemblent à partir de déviations nommées clinamen (Koch précisé que le terme clinamen vient de Lucrèce), un nombre infini d’atomes, mais un nombre fini des types d’atomes et, enfin, le fait que les corps soient décomposables ou périssables. Aux premiers abords, cette physique interdit ou empêche l’existence des dieux, qui sont nécessairement impérissables, mais Koch a rappelé qu’Épicure avait néanmoins tenu à postuler leur existence (84). La prolepse du dieu renvoie à une justification à partir de l’intériorité du sujet; chaque sujet a, en lui, une idée de dieu, et Koch a parlé, à ce titre, d’une prénotion (84) de dieu. Quoique fondée sur l’intériorité, la prolepse du dieu repose, de manière simultanée, sur une expérience que tous les êtres peuvent faire. Ainsi, trois voies s’offrent aux vivants lorsqu’ils veulent accéder aux dieux: 1. Par la perception mentale, 2. Par les songes, 3. Par inférence logique. Koch a expliqué que c’est à partir de la loi d’ isonomie, qui est un principe de la physique épicurienne, que peut être inférée une théologie épicurienne.

Selon l’isonomie, toutes choses sont également disséminées dans l’univers. Ainsi, pour toute chose qui existe ayant une qualité x, il doit exister une chose ayant une qualité non-x. En ce qui concerne les dieux, le raisonnement est le suivant: si il existe des vivants mortels (ce que l’observation confirme), il doit nécessairement exister des vivants non mortels. La physique épicurienne valide ainsi la théologie. Koch évoque ensuite les fragments 125 et 126 de Diogène d’Oenoanda, fragments qui rapportent des textes adressés par Épicure à sa mère (Koch, 85-86, A. Barigazzi, “Una nuova lettera di Epicuro in Diogène d’Oenoanda”, Prometheus 1, 1975, pp.96-116) et dans lesquels Épicure précise que nous avons des images des absents; des images, précise Koch, qui sont mentales, et qui ont le même effet sur nous que les images sensibles que nous avons d’objets qui nous sont présents. Afin de justifier cette interprétation, Koch utilise les fragments 9 et 10 du même Diogène, et souligne qu’Épicure y explique, contre les stociens, que les images mentales ont un contenu réel (87-88). Le souvenir résulte précisément d’une sensation venue du dehors, et qui a laissé une marque durable dans l’âme (105-106). Cette marque porte le nom d’empreinte ( tupos) ou de reflet ( emphasis).

Selon Koch, le souvenir est semblable à la prolepse du dieu, seulement, le souvenir accueille les images venues de dehors alors que la prolepse est une saisie antécédente (106) et que c’est cette antécédence qui la distingue du souvenir. La sensation qui vient de dehors laisse en nous une représentation durable, qui modifie l’âme (105-106). La prolepse, au contraire, n’a pas besoin des réalités extérieures afin d’avoir lieu; elle ne nécessite que des images (106), des images de grandeur et de beauté à partir desquelles les hommes déduisent les idées d’éternité et de divinité (106). Seulement, Koch a souligné que dans l’esprit de l’épicurisme, ces images devaient malgré tout avoir un fondement matériel quelconque (107). Et la qualité de l’étude de Koch réside en ce qu’il affronte cette difficile question.

Ainsi, Koch souligne que la religion épicurienne montre que ce sont les simulacres (songes, visions, épiphanies), ou les flux de simulacres, qui révèlent les dieux. C’est pourquoi, dans la représentation matérielle d’un dieu (une sculpture), les hommes reconnaissent le dieu même. Koch a précisé, de manière fort juste, que ce n’est point l’objet qui fournit à lui seul la révélation du dieu, mais plutôt l’objet qui éveille, en nous, le souvenir de dieu (108). Koch a alors évoqué une perception mentale (108-112). En effet, Koch a trouvé, dans le texte “Sur la forme du dieu”,5 le terme epispasmos 6, qui désigne un processus mental par lequel l’épicurisme produit un anthropomorphisme divin. C’est ce concept d’ epispasmos qui donne un sens au titre que Koch a choisi pour son ouvrage. Comment peut-on être dieu ? Du point de vue d’un épicurien, c’est l’ epispasmos qui désigne le fait que l’esprit est porté, malgré lui, vers les simulacres des dieux. Il devient alors possible de contempler pleinement les formes divines; c’est cela qui fait de l’épicurien un égal des dieux. Son âme, dans l’ epispasmos, se trouve ajustée7 aux simulacres divins. Koch tire le terme epispasmos du traité “Sur la forme du dieu” (113-115). Selon ce traité, epispasmos désigne une impulsion inférentielle en vertue de laquelle, explique Koch, la forme humaine est déduite de la rationalité divine (113). Koch ajoute que la rationalité, parce qu’elle ne peut être connue que sous une forme humaine, nous mène à en conclure que le dieu doit, lui aussi, avoir une forme humaine (113). Ce processus consiste donc en un anthropomorphisme divin.

La vision d’objets semblables aux dieux, combinée à la prolepse, produit chez l’épicurien le sentiment d’être l’égal des dieux (115). Selon la perspective adoptée par Koch, c’est l’émotion produite par la sensation, qui est une vision des formes divines, qui confirme l’égalité des hommes aux dieux. Ce qui détermine la sensation, son adoption ou son rejet, c’est le plaisir qui en résulte mais Koch a été prudent à ce sujet, et a précisé que l’on ne pouvait faire intervenir le paradigme de l’hédonisme (120). Le plaisir dont il question est plutôt celui qui est produit par le fait de ne plus craindre ni les dieux, ni la mort. C’est une attitude que Koch a retrouvée chez Lucrèce (Lucrèce, III, 830, Koch 121), et qui implique que l’existence humaine — existence à la fois mortelle et limitée a, en soi, quelque chose de parfait. L’absence de crainte est en fait l’imitation que l’épicurien fait des dieux, imitation qui, selon Koch, suffit à lui garantir une joie égale à celle que connaissent les dieux (122). L’épicurien se sent être un dieu dans la mesure où il a compris que la mort ne l’affecte pas puisqu’elle détruit à la fois son corps et son âme (120-122).

De notre point de vue, c’est sur ce point capital de la théologie épicurienne que l’ouvrage de Koch présente le plus d’attrait. Si, en effet, quelque chose de l’épicurien survivrait à la mort, il pourrait se sentir concerné par cette épreuve. Mais justement, puisque la mort est totale, elle cesse de poser un problème à celui qui serait tenté d’y résister et d’y survivre d’une quelconque manière. Ce n’est pas pour rien que Koch a inséré ces développements sur la mort dans le chapitre IV intitulé “La recette du bonheur, ou comment on vit égal aux dieux” (103-128). C’est que Koch a su, d’une manière exemplaire, exposer la confiance en la vie humaine qui habite le fond de la doctrine religieuse épicurienne, qui soutient que chacun peut être comme les dieux s’il accepte de leur ressembler. L’ouvrage de Koch apporte donc une fraîcheur incontestable aux interprétations hédonistes de l’épicurisme, courantes à notre époque, et qui, trop souvent, veulent nous faire croire que l’athéisme des modernes aurait en fait des racines épicuriennes.8

Notes

1. Cf. Michel Onfray, Contre histoire de la philosophie, tome 1, chapitre 11: “Épicure et le plaisir suprême”, Paris, Grasset, 2006.

2. François Picavet, Épicure fondateur d’une nouvelle religion, ou qu’elle fut l’opinion d’Épicure sur les dieux, Paris, Alcan, 1888.

3. Koch souligne, en effet, que “Picavet met particulièrement l’accent sur l’impératif “pense”, doxaze, qui apparaît au paragraphe 123 de la Lettre à Ménécée : verbe qu’il rapporte à l’opinion ( doxa), donc à la croyance, donc à la foi […] Picavet avait raison de relever la vigueur de cet impératif qui, s’il n’impose pas, à proprement parler, un article de foi ni même un dogme, du moins guide avec fermeté un exercice intellectuel et spirituel” (Koch, 12).

4. M.F. Smith, “Excavations at Oinoanda 1997: the new Epicurean Texts”, Anatolian Studies, Journal of the British Institute of Archeology at Ankara, 48, 1998, pp.125-170.

5. Cf. Démétrius Lacon, PHerc. 1055, La forma del Dio, Napoli, 2000, XIV et XVI.

6. Koch a traduit epispasmos par “impulsion inférentielle.”

7. Koch a employé le mot calibrée.

8. Cette interprétation était un lieu commun au XX e siècle, en France, cf. Henri Arvon, L’Athéisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1967.