Ramsay MacMullen (M) a écrit, dans un style vif et aiguisé, un essai aussi ambitieux que concis sur un domaine de l’histoire immense et cependant longtemps négligé: les émotions. On peut gager que tout lecteur intéressé par ce champ de recherche sera tenu en haleine par cet essai qui traverse avec assurance les siècles comme les cultures et convoque à la barre tous les champs des sciences humaines. Néanmoins, sur un certain nombre de points, la démonstration est loin d’être totalement convaincante.
Partant d’une interrogation sur le lien entre les sentiments évoqués dans les enquêtes historiques et ceux ressentis par le lecteur, M entend montrer “how the role of emotions has been treated over the centuries, historiographically, or has been neglected or distorted; or properly ought to be treated” (p. i). Un tel programme peut être reformulé par un triple questionnement:
1- Quel est le rôle des sentiments dans l’histoire vécue?
2- Quelle place l’historiographie a-t-elle faite aux émotions?
3- Comment l’historien peut-il amener son lecteur jusqu’à la réalité des émotions éprouvées dans le passé?
Donnons d’emblée la réponse à chacune de ces questions, avant de reprendre la trame du livre, plutôt inhabituelle:
1- Les émotions, dont la structure intrinsèque psycho-physiologique est universelle, sont les motivations profondes des actions humaines.
2- Les historiens modernes pour la plupart ont manifesté une sous-évaluation voire un rejet hautain de la vie affective comme causalité historique, ce qui n’était pas le cas des Anciens.
3- L’historien doit user de tout l’art de son style pour aider le lecteur à ressentir les émotions éprouvées par les acteurs de l’histoire (règle de l’empathie).
Le premier chapitre intitulé History in the Roman Republic se penche sur la place donnée aux émotions dans la causalité historique depuis Thucydide jusqu’à l’historiographie romaine. M montre que Thucydide, admiré par les historiens modernes pour son souci de la causalité rationnelle (cf. R. Syme), fait une place importante aux émotions comme agents historiques, comme c’est le cas par exemple dans le récit de l’expédition de Sicile. Non seulement les émotions sont assimilables à des faits, mais pour Thucydide il est de la responsabilité de l’historien d’adapter son style pour que celles-ci soient ressenties par le lecteur. Plutarque loue cette qualité chez Thucydide en la nommant enargeia, capacité à recréer le pathos de l’événement. M identifie un double niveau dans le recours à la causalité émotionnelle: les émotions ont un rôle primaire lorsqu’elles interagissent directement avec les événements; elles ont un rôle secondaire quand elles gouvernent les choix. C’est ainsi que chez Thucydide, on a l’équation émotion = motivation. Polybe ou encore Posidonius se placent dans la même perspective. Polybe présente par exemple un Philippe de Macédoine dominé par ses passions. Les peuples aussi possèdent des personnalités émotionnelles. Polybe ne se contente pas de souligner le rôle des émotions, il cherche à en rendre compte en émouvant le lecteur. L’historiographie romaine, avec César, Tite-Live ou encore Nicolas de Damas dans sa vie d’Auguste prolonge l’héritage, validant le principe d’une causalité émotionnelle et usant pour la restituer d’une rhétorique du pathos.
Dans un second chapitre, ‘Scientific’, M entend montrer que la science contemporaine donne raison aux Anciens pour qui les décisions étaient déterminées par les sentiments, contrairement aux historiens sérieux pour qui seule vaut la causalité intellectuelle. Ainsi de F. Hegel (1831) jusqu’à R. Zajonc (1998), divers savants ont reconnu la primauté des émotions dans les motivations du comportement. M s’intéresse particulièrement à la théorie de W. James (1884) selon qui l’émotion est un ressenti qui suit directement la perception d’un changement corporel. Il existe une base chimique aux émotions (cf. le rôle des neuropeptides) qui explique que les animaux aussi éprouvent des sentiments et Ch. Darwin (1872) n’a pas hésité à comparer les expressions faciales des humains avec celles des animaux. M renvoie à plusieurs études récentes (p. 153, note 20) qui vont dans ce sens d’une identité transculturelle des émotions de base (colère, peur, surprise, etc.). De la Terre de Feu à Hokkaïdo, n’importe qui est capable d’identifier sur un portrait photographique l’expression mimée des stigmates de la colère. Suivant A. Damasio (1994), M reconnaît également une forme de cognition liée à l’émotion qui est donc un phénomène psychique complexe servant à définir notre position vis-à-vis de notre environnement. Il est alors possible de dresser des nomenclatures de cette interaction émotive: M cite le schéma circulaire de J.A. Russell (1980) où les émotions sont réparties selon une échelle bipolaire, l’axe vertical mesurant le degré de stimulation et l’axe horizontal le niveau de plaisir ou de déplaisir. S’appuyant ainsi sur cette approche transculturelle, M encourage les historiens à se servir, comme Thucydide, de la capacité innée de l’homme à l’empathie. Inévitablement, des problèmes de traduction se posent liés au fait que de nombreuses langues isolent des émotions spécifiques mais M rappelle qu’au-delà de ces variations il existe un continuum des expériences affectives. Il évoque le débat entre l’approche universaliste qui met l’accent sur les expériences émotionnelles communes à toute l’humanité et l’approche constructiviste pour qui les sentiments sont socialement produits. M tranche en faveur d’une synthèse: les émotions sont déclenchées par des stimuli que les sociétés façonnent. En ce sens, si elles sont construites socialement, il existe une part d’identité panculturelle dans chaque économie émotionnelle.
Modern History est le titre du troisième chapitre qui revient sur le rôle de l’empathie dans le travail de l’historien. M isole deux exemples: le traitement des émotions dans l’école des Annales en France et la question de la cause anti-esclavagiste aux Etats-Unis. M commence par une brève présentation des Annales insistant sur la place donnée à la quantification et aux sciences sociales. On pourrait s’attendre à ce que l’étude des mentalités conduite par M. Bloch et L. Febvre fasse une place importante aux sentiments, d’autant que l’empathie a une longue tradition dans l’historiographie française (cf. H. Taine). Cependant, même si les Annalistes vont dans cette direction, le résultat est décevant car ils ne s’intéressent qu’aux manifestations extérieures des émotions: il manque ainsi selon M dans la Grande Peur de G. Lefebvre une empathie qui donnerait au lecteur à ressentir les émotions qui sont à l’oeuvre. M regrette alors qu’une histoire des émotions distincte d’une histoire des théories sur les émotions reste toujours à écrire. Il souligne l’intérêt qu’il y a à se plonger dans la littérature d’une époque, l’art épistolaire ou le roman, pour avoir accès aux émotions, à leurs expressions intimes. Ces différents aspects auraient dû retenir l’intérêt des premiers historiens des Annales. D’ailleurs, M remarque que M. Bloch dans son analyse de la défaite française de 1940 fait la part belle à la causalité affective des comportements, de même qu’il fonde un espoir dans un légitime amour de la patrie. Malgré tout, M. Bloch refuse de se plonger vraiment dans une analyse des sentiments. M conclut alors par ces mots: “the historian preferred to keep the key to its understanding in his pocket” (p. 95). La fin du chapitre étudie la place des facteurs affectifs dans les débuts du mouvement abolitionniste dans les années 1820-1830. M évoque le rapide développement des sociétés anti-esclavagistes, telle l’American Anti-Slavery Society, entraînant dans leur sillage toute une production écrite (tracts, pétitions, journaux, pamphlets, etc.) qui inonde alors les Etats du Nord. Des journaux, tel The Liberator de William Lloyd Garrison, ou des livres aussi célèbres que Antislavery As It Is de Theodore Weld diffusent des récits accablants et émouvants sur les mauvais traitements subis par les esclaves. M ancre ce mouvement dans le contexte religieux du Second Réveil qui joue un grand rôle dans la dynamique émotionnelle de la cause anti-esclavagiste. Les prêcheurs évangélistes qui parcourent le pays en appelant à une conversion du coeur mettent la force de l’émotion au service de la cause abolitionniste. Il y a à cette période tout un contexte religieux qui rend les individus ouverts à la communication émotive. Cette capacité d’empathie, l’ enargeia antique, se trouve en quelque sorte concentrée dans Uncle Tom’s Cabin, vendu à 300 000 exemplaires l’année même de sa publication. Ainsi, on voit à l’oeuvre le rôle de la causalité émotionnelle dans les premiers temps du mouvement anti-esclavagiste. Il revient ensuite à l’historien moderne, par son talent rhétorique, de faire ressentir cet état d’âme chez son lecteur.
Dans un très bref chapitre 4 de conclusion, M plaide pour une pratique de l’histoire qui enquête sur la capacité des émotions à déterminer les comportements et pour une écriture qui révèle alors le passé en le faisant re-sentir au lecteur.
Lorsque s’arrête ce tourbillon d’exemples et de théories scientifiques dans lequel M a entraîné son lecteur, il faut bien reconnaître que c’est une impression d’inachevé, voire paradoxalement de légèreté, qui demeure obstinément. Les comparaisons entre des sociétés très éloignées dans le temps et/ou la culture, qui auraient mérité pour cette raison les plus grands soin et prudence, sont traitées dans l’urgence, au risque de la simplification réductrice. A l’opposé, l’exemple le plus développé, celui de l’influence du Second Réveil sur le mouvement anti-esclavagiste, ne me paraît pas apporter un éclairage neuf sur la question (mais je ne suis pas un spécialiste du sujet, il est vrai). Lorsqu’on y regarde de près, les défaillances sont bien visibles. Prenons l’exemple des Annales. Le paradoxe d’un courant historiographique qui se soucie des mentalités et fait (relativement) peu de place aux phénomènes émotionnels est pertinent, même s’il a déjà été relevé.1 Néanmoins, M généralise et simplifie htivement. Il ne tient déjà pas compte des divergences de méthode entre L. Febvre (psychologie historique) et M. Bloch (anthropologie historique). Surtout, il laisse de côté l’écrit programmatique de L. Febvre sur la place à donner à l’étude des émotions: “La sensibilité et l’histoire. Comment reconstituer la vie affective d’autrefois”.2 Pourquoi? De même, le commentaire de L’Étrange défaite 3 de M. Bloch est à contresens parce que peu soucieux de la spécificité de cet écrit, o M. Bloch livre conjointement une analyse d’histoire immédiate et un manifeste engagé. Que les émotions fassent le lit de l’histoire, M. Bloch comme L. Febvre le pensent mais ils partagent aussi la conviction, qui est également celle de N. Elias, selon laquelle la civilisation suppose un contrôle moral de la vie affective, un encadrement de l’affect par l’intellect. Certitude qui prend une profondeur tragique en 1940 puisque M. Bloch est convaincu que l’hitlérisme a triomphé en remplaçant “la persuasion par la suggestion émotive” ( L’Étrange défaite, p. 177). Lorsque M. Bloch écrit la phrase citée par M: “Laissons, cependant, ce domaine de l’affectif” ( L’Étrange défaite, p. 173), il s’adresse aux pacifistes qui n’ont pas compris que l’internationalisme des classes n’était pas incompatible avec le culte de la patrie. Il ne se place donc pas dans la posture de l’historien qui se livrerait à une sorte de déni scientifique mais dans celle du polémiste qui au contraire ne veut pas salir une motivation noble (le patriotisme républicain), déterminante, en l’exposant à un interlocuteur qui de surcroît, dit-il, ne se situait même pas sur ce terrain-là dans son argumentaire. On est donc sur un tout autre registre que celui qui est supposé par M.
Plus largement, on est surpris par l’écart entre l’abondance de l’apparat critique (382 notes, 415 références bibliographiques) et le peu de cas qui est fait des études récentes autour de l’histoire des émotions. A quoi sert-il de dénoncer le mépris de R. Syme pour les émotions dans The Roman Revolution (en 1939!) alors que les travaux de B.H. Rosenwein ou de W. Reddy, avec leurs propositions autour des notions d’ emotional regimes (Reddy) ou d’ emotional communities (Rosenwein), sont rapidement évoqués en note et que d’autres apports majeurs, comme ceux de R. Sorabji, S. Jaeger ou P. Nagy, entre nombreux autres, sont totalement ignorés?4 Dès lors, M s’expose à livrer des analyses dépassées sur le plan historiographique. Pour prendre une source qui m’est familière, les quelques mots consacrés à Grégoire de Tours (p. 87), o il est question de scènes de vengeance d’une “infantile barbarity” montrent une approche vieillie qui remonte à N. Elias et renvoie à l’hyper-émotivité supposée des hommes du haut Moyen Age, incapables de réfréner leurs pulsions. Plus profondément, en faisant sienne la conception des historiens antiques, M diffuse l’idée selon laquelle les émotions sont premières; elles sont le soubassement des états de conscience. Ainsi, M prolonge à son corps défendant la vieille dichotomie: émotion = force irrationnelle (cf. par exemple p. 132); langage = état supérieur de la conscience rationnelle. En corrigeant la conception caricaturale de R. Syme d’une causalité strictement intellectuelle et matérielle, M en vient cependant à lui substituer le schéma herméneutique inverse, ce qui le conduit à reproduire le même hiatus entre motivation rationnelle et motivation irrationnelle.
La source principale de ces différents malaises tient à la définition à la fois floue et rigide de l’objet de l’essai, le phénomène émotionnel (alors que M fait ce même reproche à M. Nussbaum, cf. p. 151, note 1). En effet, M ne fait volontairement aucune distinction entre émotion, passion, affect ou sentiment. C’est le même terme, émotion, qui est utilisé pour qualifier la réflexion de Posidonius sur les pathe (p. 21) et le recours par les prédicateurs évangélistes à une piété affective, mais surtout M présuppose qu’il s’agit dans les deux cas de la même réalité psychique. A ce titre, on regrette qu’il faille attendre la page 57 pour avoir une définition de l’émotion, celle de W. James que M reprend à son compte. Comment peut-on revendiquer une histoire des phénomènes émotionnels qui soit ignorante des théories contemporaines sur le sujet? Comment aborder le thème des émotions dans les Histoires de Posidonius sans se pencher parallèlement sur son Peri Pathon et les influences aristotéliciennes et stoïciennes qui le traversent? Comment superposer le pathos selon Posidonius et l’émotion selon W. James? M y parvient au prix d’une contraction extrême de la réalité historique: après avoir rapidement imposé une définition neuro-physiologique de l’émotion, il en pose le caractère transculturel au moyen d’une sélection soigneuse des théories scientifiques qui servent son propos. Ce faisant, le débat autour de la construction sociale des émotions est à peine effleuré. Malgré une volonté affichée de concilier les approches universaliste et constructiviste, tout indique que le choix de M est fait: derrière la référence au panculturel, c’est bien de l’universalité des émotions qu’il est question.
J’en viens pour finir à la proposition qui est au coeur du livre: l’invitation faite à l’historien de rechercher une empathie rhétorique comme principe de compréhension. Même en suivant l’option transculturelle des émotions de M, on ne peut s’empêcher de mesurer les approximations ainsi que les risques épistémologiques véhiculés par une telle approche. “Replication is understanding” écrit M (p. 130). Mais toutes les expériences affectives sont-elles reproductibles? M conçoit-il alors les risques énormes d’anachronisme et de contresens qui découlent d’une telle prétention? D’autant qu’il ne souffle mot des techniques discursives, des protocoles rhétoriques à suivre pour atteindre l’essence des émotions… En appeler à la vigueur du récit, au savoir-faire de l’historien et à son style, c’est un peu court. Pourtant, le débat sur la place de la rhétorique dans l’écriture de l’histoire n’est pas nouveau et M aurait pu s’appuyer avec profit sur les essais de C. Ginzburg concernant les rapports entre l’art de la preuve et la rhétorique.5
Que ces réserves ne masquent pas cependant l’intérêt que doit susciter cet essai qui choisit sciemment le ton de la polémique. Feelings in History aborde de front de véritables enjeux historiographiques, avec une lucidité et une culture qui impressionnent. A ce titre, le remarquable premier chapitre, assurément le plus riche, ouvre de nombreuses pistes de recherche sur le traitement des émotions dans l’historiographie antique. Même si le livre ne se donne pas tous les moyens de ses prétentions, il demeure une invitation vigoureuse et pugnace au débat. Une telle liberté de ton et de pensée n’est pas si fréquente. Elle doit être une raison suffisante pour recommander la lecture de ce stimulant essai.
Notes
1. Cf. François Dosse, L’Histoire en miettes. Des Annales à la Nouvelle Histoire, Paris, Editions La Découverte, 1997 (collection Agora), p. 77-88.
2. Cf. Lucien Febvre “La sensibilité et l’histoire. Comment reconstituer la vie affective d’autrefois”, dans Annales ESC, 3 (1941), p. 221-238. Edition anglaise “Sensibility and History: How to Reconstitute the Emotional Life of the Past”, dans Peter Burke éd., A New Kind of History: From The Writings of Febvre, Londres, 1973, p. 12-26.
3. Cf. Marc Bloch, L’Étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990 (collection Folio/Histoire).
4. Cf. Richard Sorabji, Emotion and Peace of Mind. From Stoic Agitation to Christian Temptation, Oxford UP, 2000 (The Gifford Lectures); Piroska Nagy, Le Don des larmes au Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 2000; Stephen Jaeger, Ennobling Love. In Search of a Lost Sensibility, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1999.
5. Cf. C. Ginzburg, History, Rhetoric, and Proof, Hanovre et Londres, University Press of New England, 1999 (The Menahem Stern Jerusalem Lectures). A compléter par C. Ginzburg, Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2003 (Hautes Études).