On sait la méfiance que nombreux philologues anglais, et souvent parmiles plus jeunes, éprouvent à l’égard des questions de méthode, pour ne pas parler de théorie littéraire, sinon d’épistémologie. Sans doute cette retenue parfois frileuse à l’égard des débordements théoriques des continentaux a-t-elle eu pour résultat d’offir à la communauté des antiquisants quelques-uns parmi les commentaires les plus utiles que l’on puisse souhaiter. Mais quand du genre de l’hypomnéma il s’agit de passer à la monographie, cette timidité face à une interprétation guidée par une approche précise a pour effet de laisser probablement le lecteur et assurément le critique, appelé à développer son art dans le genre du compte-rendu, dans le plus grand embarras.
Sans doute, en raison de son extension aux différents gestes à interpréter comme des adresses aux dieux, l’étude récente que D. Aubriot a consacrée au même sujet des formes de prières en Grèce antique ( Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du V e siècle av. J.-C., Lyon: Maison de l’Orient Méditerranéen, 1992) est parfois la victime de son ampleur même; mais elle a le mérite de suivre en son centre la méthode éprouvée de l’analyse lexicale, dégageant les catégories indigènes de la prière à partir des termes correspondants employés en contexte. Evitant toute définition préalable de la prière, que ce soit comme acte religieux ou comme type de discours, l’étude de P. ne retient en définitive comme fil conducteur que l’élément de la réciprocité; ce processus fait que la prière, telle qu’elle est implicitement envisagée dans cet ouvrage, se déroule dans le contexte d’une offrande destinée, par le jeu de la kháris (p. 4 et 12), à plaire à la divinité.
L’étude sera donc synchronique plutôt que diachronique, couvrant la période qui, s’étendant d'”Homère” au IV e siècle, est censée présenter une remarquable stabilité (p. 2). Elle ne retiendra qu’une classification binaire et large, partageant les formes de prières entre “free prayers” et “cultic prayers”; ces dernières devraient se distinguer des premières en ce qu’elles seraient accompagnées d’une offrande (p. 9). La question d’éventuelles différences entre les textes de prières que nous connaissons par les textes littéraires et les prières de la “vie réelle” est évacuée par l’appel à l’épigraphie: les inscriptions sont en effet là pour attester de l’existence dans la pratique cultuelle de prières à forme poétique, par exemple les hymnes d’invocation tels les péans delphiques adressés à Apollon (p. 3).
C’est dire que la classification des demandes adressées à la divinité selon les différentes formes discursives et argumentatives du do ut des, da quia dedi, da quia dedisti, etc., est pratiquement reléguée dans une note (p. 5 n. 10) alors que ces formes argumentatives jouent un rôle essentiel dans les modalités de la relation de réciprocité religieuse avec la divinité. Certes, il faut aussi tenir compte des voeux qui sont exprimés par un simple optatif. Mais la question des formes de l’argumentation dépasse le simple problème de la taxinomie et ce n’est certes pas un hasard si cette classification réapparaît occasionnellement dans le cours de l’étude, par exemple pour organiser un matériel comparatif quant à lui fort utile (p. 16-31; voir également p. 66).
C’est dire aussi que la fameuse structure tripartite ( invocatio/evocatio, pars epica, preces) qui permet de poser la question de la relation entre l’acte de la prière et la forme poétique de l’hymne avec ses nombreuses variantes discursives est à son tour éludée (p. 5) pour ne réapparaître que brièvement (et de manière contradictoire) à propos des mots qui sont ceux de la prière à proprement parler (p. 132-3). Mais le refus d’un cadre théorique préalable a pour effet pervers que c’est subrepticement, de même que dans les études plus anciennes à ce propos, que la prière adressée par Chrysès à Apollon au début de l’ Iliade qui devient le modèle canonique, même si c’est par contraste (pp. 16, 29, 32, 34, etc.). C’est le triomphe implicite de l’ Ur- : à l’origine paradigmatique, la première forme de prière au début du premier “texte” de la littérature grecque… Platon déjà ( Resp. 393a-4a) en avait usé comme modèle!
Ainsi l’intérêt des analyses de P. est à chercher essentiellement dans le détail d’un livre composé de dix chapitres focalisés tour à tour sur différents aspects de cet objet apparemment indéfinissable qu’est la prière grecque: le rôle du souvenir dans l’établissement de la relation de réciprocité avec la divinité (chap. 2), la fonction de l’éloge du dieu dans la prière hymnique (chap. 3), la place accordée à la simple supplication (chap. 4), avec une incursion dans le champ lexical, mais aussi dans les textes de defixiones pour la question de la malédiction (chap. 5), le pouvoir de la nomination dans ses conséquences performatives (chap. 6), la forme des prières attachées au culte des morts (chap. 7), les modes de l’adresse et de la demande à la divinité (chap. 8) qui conduisent aux circonstances (rituelles) de leur énonciation (chap. 9), et finalement, avant un appendice sur la question de l’aoriste et de l’aspect dans les verbes de demande employés dans ce contexte, ce que l’on pourrait résumer comme constituant la question de la foi (chap. 10).
L’ouvrage appelle donc essentiellement des remarques de détail. En voici quelques-unes:
L’éloge de la divinité caractériserait la prière de remerciement (p. 42): avec cette double fonction de louange et de reconnaissance, la prière assumerait la forme de l’hymne. Problème mal posé à double titre. En effet la louange du dieu est au centre aussi bien des Hymnes homériques que des hymnes cultuels connus par l’épigraphie. Sous forme narrative ou descriptive, cet éloge coïncide avec le développement essentiel de l’hymne ( pars epica entre evocatio/invocatio et preces) et il assume souvent la fonction d’un argument à l’égard de la demande adressée au dieu au terme de la composition hymnique: demande de bonheur ou, plus spécifiquement, demande de protection pour le chant à suivre en échange de l’offrande que représente la louange hymnique quand celle-ci correspond à un proème.
De plus, à propos du sens de húmnos, en ignorant qu’à l’époque archaïque ce terme peut désigner d’autres chants que ceux adressés à une divinité (cf. Hom. Od. 8, 429, cité par P. à p. 43; Hes. Theog. 33; Alcm. fr. 27 Davies; Thgn. 993, etc.), P. ne voit pas qu’entre eukhé et húmnos la distinction dessinée par Platon passe par la différence entre la demande affirmée et la forme poétique qu’elle assume (le passage de Resp. 607a ne mérite pas d’être confiné dans une note: p. 46 n. 19!).
Même dans la poésie homérique les adjectifs épithètes qualifiant le dieu auquel on s’adresse ne sont ni “ornementaux”, ni “littéraires” (p. 52), mais ils sont plus fortement motivés que les autres qualificatifs dans le groupe “nom + épithète”; on lira à ce propos l’étude pertinente de L. Sbardella, “Polionimia divina e economicità formulare in Omero”, QUCC 72, 1993, p. 7-44.
Dans le même ordre d’idée, l’invocation du dieu par un nom de culte dans la prière poétique n’est pas l’objet d’un “choix” entre plusieurs possibilités (p. 107), mais cet appel découle d’une nécessité relevant du rituel. Ce n’est aucunement un hasard si Apollon est invoqué sous la forme Dálie au terme du Dithyrambe 17 de Bacchylide (v. 130): le choix de cette épiclèse doit être mis en relation avec les circonstances cultuelles de l’exécution de ce poème, fort probablement destiné à la célébration athénienne des Délia sur l’île de Délos, dans le sanctuaire d’Apollon. Et l’on pourrait multiplier les exemples analogues tirés des hymnes dits épigraphiques.
N’aurait-il pas fallu saisir l’occasion de l’excellente démonstration sur les similarités linguistiques entre prières aux dieux et adresses aux morts (p. 128-9) pour remettre en cause la distinction trop tranchée entre “Olympien” et “chthonien”? On verra à ce propos, par exemple, les remarques critiques de R. Schlesier, “Olympian versus Chthonian Religion”, Scripta Classica Israelica 11, 1991/2, p. 38-51, ou de S. Scullion, “Olympian and Chthonian”, CA 13, 1994, p. 75-119 (cité dans la bibliographie).
Un certain nombre de prières apparaissent comme prononcées à l’écart de tout acte sacrificiel tout en se caractérisant par l’absence de demande explicite (p. 159-60). P. semble s’étonner du fait que ces adresses générales à la divinité s’inscrivent néanmoins dans la logique de la kháris. Cependant, par référence au sens étymologique du verbe khaírein souvent présent dans ces formes de prière (cf. par exemple R. Wachter, “Griechisch khaîre : Vorgeschichte eines Grusswortes”, MH 55, 1998, p. 65-75), on comprend que la parole même de la prière est présentée comme offrande à un dieu, ainsi appelé à “se réjouir”. L’orant exprime sa reconnaissance de manière performative, par exemple après un heureux retour, et grâce à la parole qui lui est adressée, le dieu peut se réjouir à son tour, selon la règle de la réciprocité.
Sans référence ni aux hymnes de culte à Asclépios ( Péans 42 et 41 Käppel, voir aussi 42), ni à la fameuse explication étymologisante donnée par Callimaque dans son Hymne à Apollon (v. 101-4), les réflexions (p. 182-3) sur le refrain iè Paián qui ponctue les différentes formes d’adresse hymnique à Apollon sont insuffisantes. A ce propos, il aurait fallu tenir plus largement compte des formes hymniques, et donc d’adresse et de prière à la divinité, qui sont mises en scène dans la tragédie, avec des détournements tout à fait significatifs. L’un des exemples les plus frappants est offert par l’hymne à Eros et à Aphrodite qui constitue le premier stasimon dans l’ Hippolyte d’Euripide (v. 525-64), et I. Rutherford, “Apollo in Ivy: The Tragic Paean”, Arion 3.1, 1994/5, p. 112-35, a donné de précieuses indications dans ce sens à propos du péan tel qu’il est représenté sur la scène attique.
Du point de vue formel, le lecteur francophone ne peut manquer d’être frappé par des lapsus tels “Lyons” (p. VI), “s’addresse” (p. 5), “Bourgeaud” (p. 227), etc.; par ailleurs, on comprend mal pourquoi l’ouvrage de D. Aubriot auquel P. rend hommage dans sa préface n’est pas cité dans la bibliographie (voir néanmoins p. 75 n. 17). Mais on relèvera aussi les répétitions énonciatives quelques peu mécaniques censées assurer la transition d’un chapitre à l’autre du type “In this chapter, we shall look at…” (p. 116), repris en conclusion par “In this chapter, then, we have seen how…” (p. 131); effet de mimésis homérique?
Tout ceci pour dire qu’en définitive, P. ne veut pas admettre que la prière est, en Grèce ancienne en particulier, une parole “performative”, ce qu’indique sans ambage le sens de eukhé (voir à ce propos, en dernier lieu, D. Lateiner, “Homeric Prayer”, Arethusa 30, 1997, p. 241-72). Pour assumer toute son efficacité qui est une efficacité d’ordre rituel, la prière grecque doit endosser une forme poétique: de là les recoupements nombreux entre prières de culte et prières connues par des formes littéraires. Tel aurait pu être le fil conducteur d’une recherche qui, dans le foisonnement des notations pertinentes et des remarques animées par un scepticisme salutaire, reste trop impressionniste. Sans doute peut-il s’agir d’une stratégie propre à déjouer la critique et l’on aura sans doute tôt fait de trouver au détour d’une note du livre de P. une réplique à l’une ou l’autre des objections formulées dans le présent compte-rendu. N’oublions pas néanmoins que la classification constitue, en dépit de ses défauts, l’un des moyens fondamentaux de la connaissance…