BMCR 2019.10.15

Individuals and Materials in the Greco-Roman Cults of Isis: Agents, Images, and Practices. 2 vols. Religions in the Graeco-Roman world, 187

, , Individuals and Materials in the Greco-Roman Cults of Isis: Agents, Images, and Practices. 2 vols. Religions in the Graeco-Roman world, 187. Leiden; Boston: Brill, 2018. xxxviii, 567 pp.; viii, 577. ISBN 9789004377837. €292,00.

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Les deux imposants volumes publiés sous la houlette de Valentino Gasparini et Richard Veymiers, et dédiés à la mémoire de Michel Malaise et Robert Turcan, sont le fruit de deux colloques qui se sont respectivement tenus à Erfurt, en mai 2013, et à Liège, en septembre de la même année. Ils apportent une contribution majeure à l’étude des cultes isiaques, domaine dynamique s’il en est depuis une vingtaine d’années, en adoptant une double focale : les individus et les matériaux, que le sous-titre décline à travers trois notions : agents, images et pratiques. 26 contributions sont rassemblées, précédées par une Préface due à V. Pirenne-Delforge (p. IX-XIII) et une riche et solide introduction thématique de Richard Veymiers (p. 1-58). Celle-ci soulève d’emblée une série de questions essentielles quant aux motivations, attentes, expériences, gestes, pratiques qui pouvaient inciter un individu à devenir « isiaque », à poser un choix, une option qui, sans être du tout exclusive, n’en est pas moins significative. Avec la stèle funéraire de Ménikétès, son épigramme, ses images, on est de suite plongé dans la triangulation « agents », « images », « pratiques » que le volume explore. En se définissant comme Isiakos, le défunt utilise un vocabulaire disant son affiliation cultuelle qui n’est pas fréquent dans le monde ancien (on peut aussi se dire « dionysiaque » ou « orphique » par exemple). Les exemples de son emploi ne sont pas pléthore, mais que laissent-ils entrevoir du fonctionnement des communautés rituelles consacrées à Isis ? Quel message transmettent-ils au sujet de l’identité de ceux qui se nomment ou sont nommés « isiaques » ? Tracer les usages de ce terme, comme adjectif ou comme substantif, appliqué à des personnes, des objets, des pratiques et des dieux, est révélateur de multiples résonnances possibles, selon les lieux, les époques, les contextes, ainsi que les points de vue moderne. Être « isiaque », c’est recouvrir un éventail de rôles, dans le culte et en dehors, se proclamer « isiaque » ou être taxé d’« isiaque », c’est endosser une identité sociale mouvante, parfaitement compatible avec d’autres appartenances ou affiliations. On évitera donc soigneusement de parler de « religion isiaque » comme s’il s’agissait d’un système clos et l’on s’efforcera, au contraire, d’éclaircir les articulations entre le registre « isiaque », privilégié pour telle ou telle raison, dans telle ou telle circonstance, et tout l’éventail de l’offre propre à un univers polythéiste.

Le tableau est donc immédiatement posé comme complexe, et la prudence méthodologique qui accompagne les contributions au volume est, à cet égard, tout à fait bienvenue. D’ailleurs, comme le souligne judicieusement V. Pirenne-Delforge dans sa Préface, ce qu’il est difficile d’apprécier, c’est la spécificité d’Isis et de son cercle dans les paysages cultuels du monde méditerranéen. « Quel était l’appel particulier de sa figure cultuelle dans un monde déjà plein de dieux ? » (p. IX-X). On la suivra aussi quand elle suggère, en forme de provocation, de songer à « faire éclater le cadre strictement isiaque » de l’enquête. À la lecture des 26 contributions réunies, toutes de grande qualité, on perçoit cette tentation d’autonomiser le domaine isiaque – ce qui est aussi le fruit remarquable des efforts menés en particulier par Laurent Bricault pour doter ce domaine d’outils extrêmement utiles et précieux. La dimension comparative est assez discrète dans les études monographiques qui sont proposées ; peut-être est-ce une piste à emprunter plus vigoureusement dans les années à venir.

En matière de cheminement historiographique, R. Veymiers propose, dans son Introduction, des pages passionnantes sur la réception de la catégorie d’ « isiaque » dans la littérature moderne, du Moyen Âge à nos jours. Il propose ensuite d’utiliser la tension entre « global » et « local » comme une clé de lecture fructueuse des données concernant les réseaux de sanctuaires et d’individus. Il est vrai que l’absence d’autorité religieuse centralisée et l’éclatement géographique des communautés contribuèrent à une extrême variété de pratiques et d’images. Sur les images comme « signes » exprimant une spécificité et sur la manière de les décoder en contexte, R. Veymiers propose des pages lumineuses (p. 36-46) qui ont recours aux concepts de « mémoire visuelle » et de « jeux intericoniques ». Or, ce sont tout d’abord les sanctuaires qui constituent le contexte à prendre en compte ; l’archéologie du rituel, telle qu’on la pratique aujourd’hui, s’attache à la fois aux structures et aux objets, aux traces monumentales comme aux indices les plus ténus, ce qui permet de restituer un « paysage matériel » complexe et fin, et de remonter des matériaux aux gestes, aux postures, et même aux perceptions, sensations et émotions que le rite fait naître et procure.

Le programme de recherche ainsi dessiné est ambitieux et les deux volumes ne déçoivent vraiment pas le lecteur tant les dossiers examinés sont riches sur tous les plans. Le cadre méthodologique et conceptuel est d’ailleurs ultérieurement renforcé par la contribution initiale, celle de Jörg Rüpke, intitulée « Theorising Religion for the Individual » (p. 62-73), une thématique qui fait évidemment écho au projet « Lived Ancient Religion ». Rüpke s’y efforce de répondre à une question apparemment simple : « How could religion be described with regard to the individual ? », question à laquelle il est toutefois ardu de répondre, en raison de l’état et de l’orientation de la documentation, et aussi du fait de l’articulation constante entre plusieurs échelles de réalité qui vont du collectif au singulier, du public au domestique, du global au local, etc. Envisager la religion comme une « ressource » mobilisée par les individus pour renforcer leur capacité d’action et leur identité et promouvoir la communication est un modèle analytique intéressant dès lors qu’il resitue l’individu dans un réseau d’interactions sociales, comme le fait très bien J. Rüpke. La valeur heuristique de son modèle est indéniable ; s’agit-il pour autant d’une « théorie » de la religion ? On peut en débattre. En définissant l’« isisme » comme une « mixture of organised service at temples, long-term devotees, and situational invocation of Isis or related deities by others » (p. 72), il contribue à cerner l’objet des deux volumes, tout en soulignant qu’il n’y a pas d’ agency isiaque, mais une agency religieuse par laquelle les isiaques développent des formes de communication spécifiques, au sein d’un cadre de relations et de situations impliquant des personnes, des lieux, des objets, des formules qui contribuaient ainsi à forger leur identité et leur représentation.

C’est précisément sur la notion d’ « identités religieuses isiaques » qu’est centrée la longue contribution de G. Sfameni Gasparro (p. 74-107), qui propose, elle aussi, des réflexions épistémologiques et méthodologiques essentielles. Identifier les hommes, identifier les dieux sont des processus complexes, qui n’ont rien d’univoque. Pour argumenter son propos, elle apporte un nombre considérable d’exemples qui révèlent la variété des manières dont les acteurs des cultes isiaques se définissent, se présentent, se mettent en scène : identité inclusive, souple et ouverte, mobile, sans cesse reconfigurée, mais aussi particulière tout en étant plurielle, bref une « création continue » (p. 87). L’examen de la triade Sarapis, Isis, Anubis, lui permet de mettre ce concept à l’épreuve. Anubis, figure pharaonique, est en effet resémantisé et hellénisé au moment de son intégration dans le cercle isiaque, tout en gardant son aspect thériomorphe. De multiples acteurs, aux statuts différents, interviennent, à des titres divers dans ce phénomène, qu’ils infléchissent ou relaient. La notion d’identité, en définitive, peut s’avérer utile pour définir leur positionnement, mais elle présente le risque de figer ce qui est fondamentalement fluide et variable.

À partir du chapitre 3, on aborde des dossiers spécifiques qui dialoguent avec les propositions conceptuelles et méthodologiques présentées ci-dessus. Il n’est évidemment pas possible de les recenser une à une. La plupart des cas d’étude traités avec érudition et précision débouchent sur des conclusions nuancées : en fonction des sources, en fonction des lieux et des époques, en fonction des milieux sociaux, etc., le rôle et le profil des « acteurs isiaques » varient. Les prêtres isiaques, pour prendre un groupe important étudié dans trois contributions, ne forment pas une « coherent category », précise P. Martzavou (p. 152) qui souligne justement le fait qu’à travers les prêtres, on voit se dessiner des communautés, réelles ou imaginaires. Le copieux article de L. Bricault (p. 155-197 ; fondé sur un dossier de 48 documents) démontre littéralement cette extrême diversité d’origine, de statut, de fonction, de représentation. À la question de savoir si les cultes isiaques, en termes d’ agency, de pratiques, d’images, de matériaux, présentent des spécificités distinctives, la plupart des auteurs répondent négativement. Le dossier étudié par L. Bricault le prouve en tout cas pour les prêtres, sans appel. La très grande diffusion des cultes isiaques, sur tout le pourtour de la Méditerranée, et au-delà, est assurément responsable de l’extrême diversité d’interactions individuelles et collectives, religieuses, politiques et sociales (cf. l’insistance sur la dimension sociale dans la contribution de J. Alvar, p. 221-247). C’est en outre un phénomène qui s’inscrit dans la longue durée et qui connaît donc des infléchissements dus aux mutations religieuses qui affectent l’Empire romain. Déesse universelle et locale à la fois, égyptienne, grecque et romaine, Isis connaît un degré d’intégration exceptionnel qui mobilise une pluralité d’acteurs et de lieux. Le tableau d’ensemble est donc d’une complexité rare.

Pour le décortiquer, les éditeurs ont réparti les 26 contributions en trois sections : 1. « Priests and Worshippers » (dont il vient d’être question), 2. « Images and Objects » (qui traite notamment de couleurs, de fresques, de portraits, de vêtements et d’ornements (un des derniers articles de M. Malaise, écrit avec R. Veymiers, p. 470-508), de mimétisme entre l’apparence d’Isis et celle de ses fidèles, de relations avec les empereurs et l’imagerie officielle, de cheveux et même de cicatrices comme autant de traits constitutifs d’un langage iconographique isiaque), enfin 3. « Rites and Practices », où l’archéologie se taille la part du lion, avec les luminaires, les traces de pèlerinages, les pratiques oniriques et les processions, les jeux, les danses et les chants, ainsi que les pratiques théâtrales. Innombrables sont les documents analysés dans les diverses contributions, très savantes, qui quadrillent littéralement le sujet. On participe aux réjouissances isiaques, on monte sur la scène théâtrale, on voit les dieux en songe, on chemine avec mille et un individus, d’un bout à l’autre de la Méditerranée. Toujours cependant, avec une grande rigueur, on garde la distance par rapport à une documentation protéiforme, éparpillée, fragmentaire.

Le second tome se termine de bien belle façon par la contribution d’un des éditeurs, Valentino Gasparini, qui s’interroge sur la théâtralisation des pratiques rituelles isiaques (p. 714-746). Il répond de manière affirmative en documentant largement l’existence de performances rituelles théâtralisées, en rapport avec les vicissitudes d’Isis et Osiris, afin de rendre possible, dans des moments particuliers, une expérience personnelle du drame que le mythe relate. Une postface contient le texte prononcé par Robert Turcan au terme du colloque de Liège, en septembre 2013 (p. 747-760). Il y revient sur les enjeux majeurs des diverses contributions et conclut que les acteurs isiaques, dans leur extrême diversité, étaient à la fois « dans le monde et hors du monde » (p. 756). Ce Colloque, qu’il lit aussi comme un hommage à Franz Cumont, en raison de l’impulsion qu’il donna à l’étude de l’isiasme, en appelle d’autres qui permettront, comme suggéré ci-dessus, de comparer les réalités isiaques avec d’autres pour mieux encore en cerner les spécificités ou singularités.

Une bibliographie monumentale (p. 761-923) précède de remarquables index des sources littéraires, épigraphiques et papyrologiques, enfin un index général (p. 957-984). Tout aussi admirables sont les planches, nombreuses, de qualité, qui illustrent les deux volumes, pas loin de 200 photos et dessins, répartis sur plus de 150 pages.

Ces deux volumes constituent une somme qui fait honneur à ses deux éditeurs et aux nombreux auteurs. Le soin apporté à la publication mérite d’être souligné ; il est le fruit d’efforts dont on imagine aisément la lourdeur. Ainsi, comme pour Ménikétès, selon son épigramme funéraire, ce dévouement leur vaudra sans aucun doute tan episamon phaman Isiaskôn (p. 3, d’après RICIS 308/1201) et une longue et fructueuse vie scientifique.