BMCR 2019.09.52

Homer and the Poetics of Gesture. Oxford studies in late antiquity

, Homer and the Poetics of Gesture. Oxford studies in late antiquity. Oxford; New York: Oxford University Press, 2019. xiii, 214. ISBN 9780190857929. $74.00.

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Dans la riche série The Senses in Antiquity, on pouvait regretter l’absence d’une étude spécifique de la kinesthésie, voire de la proprioception.1 Sur ce thème qu’abordent aussi diverses recherches récentes, l’excellente monographie d’Alex C. Purves offre plusieurs pistes de recherche suggestives, d’autant que l’auteur réfléchit aussi, en plus du rapport poésie /geste, au toucher, à la synesthésie, aux rapports objets / personnages et temps / espace dans l’épopée.

Selon l’ Introduction (1-35), assez longue pour un volume de 200 pages (complété de listes de figures et abréviations, bibliographie, indices), est appliquée à l’ Iliade et à l’ Odyssée une approche croisée de l’expression non-verbale, justifiant le sous-titre ( Poetics of Gesture) (6 sqq.) : Purves pratique un “bricolage” maîtrisé, au sens lévi-straussien, associant études de danse, histoire des images et études cinématographiques, phénoménologie, sciences cognitives, anthropologie (de M. Mauss et M. Merleau-Ponty à J. Butler, par M. Foucault, P. Bourdieu, G. Agamben), poétique et philologie homériques (D. Lateiner, B. Fenik, M. Parry, A. Lord, P. Pucci …).

Du poème ( An Ancient Gesture (St. Vincent Millay, 1954), Purves déduit qu’un geste devient tel grâce à une re-performance par le même corps ou d’autres. S’inspirant de Muybridge et Marey sur la décomposition photographique du mouvement, chaque chapitre part d’une formule cinétique/gestuelle pour analyser ses reprises et variations, en lien avec les diverses temporalités homériques. Pour le geste comme mouvement du corps plus que du visage et des mains, Purves se réfère surtout à C. Noland. La notion de schēma pourrait être développée encore : associant figures corporelles, cognitives, linguistiques, poétiques, l’histoire critique de cette notion confirme un primat du sensoriel sur le conceptuel, du kinesthésique sur le visuel, de l’émotif sur l’éthique.2 Les corps homériques, as a whole (5), non fragmentés, sont formulaires, comme les vers ( Formulaic Bodies, 7-13) : les gestes sont comme des formules ( gestures as formulas), en termes de perception proprioceptive et allocentrée, induisant une empathie. Le style et la gestualité homériques combinent ainsi répétitivité et autonomie, tradition et originalité (11). Suivant E. Bakker, Purves évoque une échelle d’interformularité ( scale of interformularity), complétée par les notions de répétition incongrue ( rebellious repetition) et d’ hapax poioumena.

Ensuite ( Habit, Gesture, and Freedom, 13-17), par les notions de kinetic spontaneity et kinaesthetic background, on confirme que les formulaires verbal et gestuel fondent la cohérence dynamique du poème. Une troisième partie ( Bodies in Motion, 17-26) tente une synthèse sur l’invention de l’image en mouvement, au tournant du XXe siècle, et la figuration du geste comme “phrase or wave” (20). Les photos de Muybridge sur la locomotion animale et celles de Marey sont comparées à des représentations vasculaires archaïques de courses athlétiques ou de cérémonies de deuil, comme dans le Mnemosyne Atlas de l’historien de l’art Aby Warburg et ses Pathosformeln : cette “iconologie des intervalles” juxtapose des figurations d’époques variées d’un même geste émotivement chargé.3 Après un Chapter Outline, 26-29, vient la partie conclusive de l’introduction ( Homeric Bodies, 29-35), qui élargit l’étude au corps en performance des rhapsodes, surtout dans l’ Ion de Platon.4 Les gestes des personnages homériques dynamisent leur “incarnation” ou “mise en corps” par le rhapsode ( embodiment, non “représentation”, re-enactment, selon l’opposition formulée par Purves, probablement à mieux préciser). Enfin, Purves réfute Snell : le corps homérique serait sans centre ni parties, produit par les mouvements des articulations plutôt que des organes.5 Et la pensée contemporaine s’intéresse à des effets similaires, mettant en scène l’énigme même de la vivacité du geste ( liveliness of gesture, 35).

Ce compte-rendu s’est concentré sur l’introduction, dont Purves suit ensuite les principes. Les chap. 2 et 6 concernent l’ Iliade et les autres à la fois l’ Iliade et l’ Odyssée. Les chapitres 2 et 3 concernent plutôt des passages médians des épopées :

2. Falling 37-65. La chute au sol des combats iliadiques caractérise une temporalité humaine liée à la mort, au vieillissement et à la naissance. Dans Mortal Falls (40 sqq.), Purves analyse les verbes πίπτω et ἐρείπω, l’enchaînement des chutes comme moteur de l’intrigue, et leur similarité avec des cycles végétaux. Le paradoxe des morts prématurées figure la fuite du temps, plus rapide sur terre. Dans Immortal Falls (54 sqq.), la chute de divinités, Héphaistos (chant 1) et Arès (chant 5), trouble la frontière immortels/mortels. Pour Purves, contrairement à Vernant, leur corps les contraint à un seul endroit à la fois, d’où la notion paradoxale d’ immortal death et les divinités blessées. À part Zeus, elles sont en état d’ almost-falling, propice à une expérience provisoire du temps humain (39).

3. Running 67-91. La course au combat, aux Jeux, dans un nostos, implique de rattraper et dépasser. Purves étudie dans l’ Iliade ce qu’impose à Achille “aux pieds rapides” et à Hector, chants 20 à 22, la poursuite d’un ennemi, à pied ou en char, et, chant 23, aux jeux pour Patrocle, avec un Antiloque plus rusé que fort ( Running and Catching Up in the Iliad, 69 sqq.). Dans l’ Odyssée ( Overtaking Odysseus, 80 sqq.), l’action de dépasser et d’arriver premier (ou dernier) définit Ulysse, chants 8-9, chez les Phéaciens. Outre l’attitude du héros évitant la course, mais gagnant au disque, Purves observe, dans le récit de Démodocos, la capture d’Arès par Héphaistos : le meilleur chemin peut être plus lent ( Iliade 10, Dolon, Odyssée 11, Elpénor, et 9, Polyphème). Le temps corporellement vécu diffère du temps de l’intrigue, et le style des courses distingue les deux poèmes, fondés sur la biē (force) ou la mētis (cunning). Dans l’ Iliade la course a une tonalité tragique subvertie dans l’ Odyssée par Ulysse polytropos.

Les trois derniers chapitres se concentrent sur les débuts et fins des deux épopées :

4. Leaping 93-116. Reliant Iliade 22.308 et Odyssée 24.538, Purves voit le dernier saut d’Ulysse comme une rebellious repetition (102) : l’élan du héros poursuivant son combat, malgré Athéna, s’oppose aux exigences du récit, et semble inspiré de deux passages de l’ Iliade : chant 1, Achille tentant de dégainer son épée contre Agamemnon, et 22, dernier saut d’Hector (cf. Turnus, Énéide 12). Le héros, performeur conscient, se construit par ses actions et gestes, comme par ses paroles. L’action de s’accroupir puis sauter (ἀλείς) marque souvent un nouveau début ou une accélération de l’intrigue (cf. Pindare, Néméenne 5), et οἶμα “saut” et οἶμος “chemin (du chant)” sont liés.6 Dans ce suspens final, ambigu, Ulysse abandonne sa posture odysséenne, accroupi, pelotonné (πτώσσω, d’où πτωχός), retrouvant son agentivité iliadique.

5. Standing 117-152. La station debout, entre deux actions, est déterminante : notant le lien paradoxal entre ἵστημι et στάσις (mouvement/stase), Purves se concentre (121 sqq.), à partir de Iliade 1.7 (διαστήτην), sur la séparation d’Achille et d’Agamemnon, puis des Achéens, chant 3, 16 (16.2 παρίστατο) et 17. Les préfixes, surtout dia- par opposition à para-, amphi-, anti- et ana-, montrent le caractère relationnel du geste et de la posture du guerrier, et sa solitude au combat. Se tenir debout indique une résistance au temps aussi dans l’ Odyssée, quand Pénélope se tient près de la porte (chants 1, 2, 6, 21): sa gestuelle répétitive, à la fois épique et statique, s’oppose aux événements d‘Ithaque, même au triomphe meurtrier d’Ulysse, chant 23, aussi debout sur le seuil. Cette seconde partie du chapitre (138 sqq.), sur le brouillage des postures en mouvement, se réfère à la danse contemporaine (Yvonne Rainer et Trisha Brown), aux études de genre (héroïsme masculin/féminin) et à l’art moderne (Duchamp, Nu descendant un escalier, et Richter, Ema, Nu sur un escalier).

6. Reaching 153-180. L’action de tendre les mains vers autrui caractérise, à la fin de l’ Iliade, le rapport entre Achille et Priam, qui porte à sa bouche les mains du meurtrier de son fils (24.506), et cet hapax poioumenon (175) fait écho à la difficulté de porter un corps mort ( Bearing the Body, 153-160). Purves s’intéresse ensuite au verbe ὀρέγεσθαι (avec λύω, ἀνέχω, ἵημι), typique de la relation ambivalente des deux protagonistes, croisant supplication et réconciliation, hostilité, intimité, admiration, dégoût, empathie. L’expression du deuil est indissociable de la cinétique du cadavre (traîné, soulevé, lavé, oint, rapporté à Troie), comme un pantin (cf. Kleist, 155), et rappelant les Pathosformeln de Warburg, formule impliquant “passion” et “distance”, ou encore P. Merleau-Ponty et J. Butler, sur la non-coincidence of touch. Voir aussi Lycaon suppliant Achille, chant 21. La référence aux études cognitivistes pourrait être complétée.7

7. Conclusion 181-183. Les gestes “function simultaneously as kinetic reflexes for the hero and aesthetic reflexes for the poet”. Il ne s’agit pas d’un simple code social : “in Homer the body is the essential core or sum of the self » et les Homéristes gagnent à discerner « an underlying poetics of form and feeling that is integral to epic’s positioning of the body in space”.

Les figures, présentées au début et à la fin du volume, ne sont jamais simplement illustratives. Le travail d’édition semble parfait et les coquilles sont très rares. Le style de l’auteur est clair, pédagogique, parfois un peu répétitif. Cet assez bref ouvrage, concentré sur un ensemble limité d’études de cas, intéressera aussi les comparatistes et historiens de la danse et du rapport texte / image : suivant une perspective à la fois rigoureuse et ouverte il atteint parfaitement son but, renouvelant les études homériques classiques par celle du geste et de ses effets sur la caractérisation des personnages, leur style, l’intrigue, ainsi que sur le lecteur / spectateur ancien et moderne. On attend avec grand intérêt l’application d’une telle approche à l’ensemble de la kinesthésie chez Homère, et surtout à d’autres corpus littéraires anciens.

Notes

1. On dispose des volumes Synaesthesia …, Smell …, Sight …, Taste …, Touch …, Sound and the Ancient Senses en version paperback : Mark Bradley & Shane Butler (eds.), The Senses in Antiquity. Oxon : Routledge, 2019.

2. Maria Luisa Catoni, La communicazione non verbale nella grecia antica. Gli schemata nella danza, nell’arte, nella vita. Torino: Boringheri, 2008, et Sophie M. Bocksberger. “Dance as Silent Poetry, Poetry as Speaking Dance: the Poetics of Orchesis”. In Gianvittorio, Laura (ed.). Choreutika. Performing and Theorising Dance in Ancient Greece. Pisa: Serra, 2017, 159-74, ainsi que Anastasia-Erasmia Peponi, “Dance and Aesthetic Perception”. In Pierre Destrée & Penelope Murray, (eds.). A Companion to Ancient Aesthetics. Oxford : Wiley – Blackwell, 2015, 204-217; Karin Schlappbach. The Anatomy of Dance Discourse: Literary and Philosophical Approaches to Dance in the Later Graeco-Roman World. Oxford: Oxford UP, 2018, et, encore important, Frits G. Naerebout. Attractive Performances. Ancient Greek Dance: Three Preliminary Studies. Amsterdam: Gieben, 1997.

3. Michel Briand. “Paradoxes of Spectacular/Political Performativity: Dionysiac Dance in Classical Greek Theatre, Olivier Dubois’ Tragédie, the Femen’s Sextremist Protests, and Trajal Harrell’s Antigone SR“. In CORD Conference Proceedings, Cut and Paste : Dance Advocacy in the Age of Austerity, Cambridge UP, 2016, 27-37, et “Gestures of grieving and mourning : a transhistoric dance-scheme”. In Ken Pierce (ed.), Dance ACTions – Traditions and transformations., NOFOD/SDHS, Trondheim, 2013, 73-87. Sur Warburg et les notions de figure, schème, formule : Pour un atlas des Figures.

4. Le dialogue empathique performance/public pourrait être approfondi : A. P. David. The Dance of the Muses. Choral Theory and Ancient Greek Poetics. Oxford : Oxford UP, 2007 ; Pierre Destrée & Fritz-Gregor Herrmann (eds.). 2011. Plato and the Poets. Leiden : Brill, 2011 ; Anastasia-Erasmia Peponi. Frontiers of Pleasure: Models of Aesthetic Response in Archaic and Classical Greek Thought. Oxford: Oxford UP, 2012.

5. Guillemette Bolens. La logique du Corps articulaire. Les articulations du corps humain dans la littérature occidentale. Rennes: PU de Rennes, 2000.

6. Phoebé Giannisi. Récits des voies. Chants et cheminements en Grèce archaïque. Grenoble : Million, 2006.

7. George Lakoff & Mark Johnson. Philosophy in the Flesh. The Embodied Mind and Its Challenge to Western Thought. New York: Basic Books, 1999. Pour les cognitive poetics d’autres poètes : Sarah Olsen. “Sappho’s kinesthetic turn : agency and embodiment in archaic Greek poetry”. In Peter Meineck, William Michael Short and Jennifer Devereaux (eds.). The Routledge Handbook of Classics and Cognitive Theory. London : Routledge, 2019.