BMCR 2019.09.15

Médecins et philosophes. Une histoire

, , Médecins et philosophes. Une histoire. Paris: CNRS Éditions, 2019. 509. ISBN 9782271092878. €26.00.

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À travers cette « histoire », Claire Crignon poursuit avec David Lefebvre une démarche intellectuelle qui fait le fond de son travail philosophique et dont elle avait déjà donné un bel aperçu dans une riche anthologie. 1 Un ouvrage sous-titré « Une histoire » laisse supposer une démarche chronologique et exhaustive, du moins dans visée. Si le premier attendu est bien respecté dans cet ouvrage collectif, l’exhaustivité n’est en revanche ni atteinte ni recherchée. Les artisans de cette collection d’essais le reconnaissent et s’en expliquent du fait des circonstances qui présidèrent à cette publication comme de « la conviction des auteurs qu’un ouvrage exhaustif était impossible ». De fait, cet ensemble déjà très volumineux eût présenté un tout autre visage s’il s’était agi de rédiger une histoire complète des relations unissant médecine et philosophie dans le monde occidental. Des grands pans de cette histoire sont absents dans le présent ouvrage. Ainsi on pouvait attendre un article consacré à Hippocrate et la Collection hippocratique et au moins un autre portant sur la tradition médiévale latine, comme les deux co-directeurs le reconnaissent.

Disons d’emblée que cette impossibilité de l’exhaustivité sur un tel sujet ne nuit pas à la démonstration et qu’elle vient plutôt renforcer la pertinence de l’ensemble. Car l’objet n’est tant de couvrir l’ensemble des questions et des enjeux que l’on pourrait associer au couple formé par Philosophie et Médecine que d’interroger la manière dont la pratique et la science médicales ont pu se définir par rapport à la dimension théorique de la philosophie. Ce sont les enjeux de la connaissance et de sa possibilité, de l’inscription de l’expérience et de l’empirisme dans le régime général de la science qui sont ici au cœur de cet historique. La question du lien entre médecine et ce que l’on a longtemps appelé « philosophie naturelle », et de la primauté de l’une sur l’autre, donne à ces études chronologiquement ordonnées une sorte de fil directeur. La conclusion générale par Anne-Marie Moulin reformule ainsi la question posée : la médecine doit-elle est considérée comme l’accomplissement de la philosophie naturelle? Il est rappelé que le terme physician désigne encore aujourd’hui en langue anglaise la profession. Je renvoie également aux rappels présentés par Marie Gaille sur les usages des termes « physique » et « physiologie » dans les définitions historiques de l’art médical (p. 311-12).

Il est certain que lorsque nous pensons aujourd’hui la relation entre médecine et philosophie, nous avons généralement tendance à orienter immédiatement le débat vers les questions d’éthique et de bio-éthique—signe des temps et reflet des multiples débats sociétaux qui agitent aussi bien la communauté scientifique que l’opinion en général. Ce poids de la déontologie et de l’éthique dans la pensée médicale est certes l’un des aspects fondamentaux de la tradition médicale occidentale et il s’impose comme un pilier de l’art dès l’apparition du premier corpus que constitue la Collection hippocratique. On peut poser qu’il caractérise en propre une certaine manière occidentale de concevoir la pratique du soin, par rapport à d’autres traditions qui n’en sont pas moins admirables. Mais ces questions de plus en plus brûlantes à mesure que le fil de l’histoire se déroule ne doivent pas occulter l’autre enjeu, l’enjeu épistémologique, tout aussi fondamental pour comprendre ce que nous définissons comme relevant de la pensée et de la pratique médicales, par opposition ou différenciation par rapport à d’autres champs de l’activité intellectuelle ou scientifique. Marie Gaille (p. 296-7) reprend ainsi la proposition formulée par C. Crignon « de ne pas réduire la philosophie médicale à un examen critique de l’ ethos de la profession et de la concevoir plutôt, dans le sillage de Locke, comme ‘une réflexion sur le statut même de la médecine’, les concepts qu’elle mobilise en propre, la nature de la méthode sur laquelle elle peut prétendre se fonder’. » 2 Notre histoire de la médecine est sans doute avant tout cette histoire-là, celle d’une philosophie médicale au sens fort du terme. C’est pourquoi nous considérons que les auteurs ont eu raison de ne pas s’imposer la recherche de l’exhaustivité. Par le choix des contributions opérées, la finalité démonstrative de l’ouvrage n’en apparaît que plus clairement.

Les premiers articles portant sur l’Antiquité grecque montrent comment ces enjeux épistémologiques relatifs au positionnement de la médecine dans l’ordre de la connaissance se sont posés de manière complexe dès l’époque de Platon—contemporain d’Hippocrate—et font très bien apparaître que médecins et philosophes se sont d’emblée perçus comme les représentants et dépositaires de démarches intellectuelles comparables ou concurrentes. Ainsi, Thomas Auffret peut écrire (p. 48-9):

La médecine constitue en effet un paradigme de l’ensemble de l’activité pratique du philosophe, lorsqu’il tente de transposer sa connaissance idéale des Formes dans le sensible : ses tâtonnements, ses essais et ses erreurs en législation comme en stratégie relèvent de la part stochastique connaturelle à ces activités. Ainsi s’explique l’importance centrale des comparaisons médicales au sein de l’œuvre platonicienne: la médecine exemplifie au plus haut point le risque d’échec du philosophe au sein du sensible, quand bien même il posséderait une connaissance adéquate des Formes qui doivent guider son activité. Une telle connaissance, aussi exacte soit-elle, ne suffit pas à garantir la réussite de son action.

Cette confrontation entre les deux champs a notamment pour prolongements la reformulation et la réévaluation de certaines pages de l’histoire des sciences. Ce n’est pas là le moindre de ses mérites. Roberto Lo Presti démontre, à travers les représentations de la pratique intellectuelle de la médecine dans les milieux aristotélisants des universités italiennes, que l’orientation vers la recherche et l’observation empirique était déjà présente dès le XVIe siècle alors qu’elle est traditionnellement présentée comme une évolution et un trait caractéristique de la médecine du XVIIe siècle. Il peut alors déclarer (p. 222) : « Le récit traditionnel de la révolution scientifique en médecine semble bien à réécrire. »

Claire Crignon poursuite et résume la réflexion déjà entreprise autour de l’œuvre et de la pensée de Locke: ce dernier propose, dans le cadre de la pratique médicale, une voie pragmatique en renonçant à l’idéal d’une connaissance certaine. La médecine est un art et non une science. De telles considération étaient déjà à l’œuvre dans les démarches de systématisation ou de théorisation de la médecine par les Anciens—on pense évidemment à Galien; il est fondamental de voir comment le débat traverse les âges et ne cesse, aujourd’hui encore, d’être reposé dans les mêmes termes. Crignon mentionne de fait la redécouverte des idées de la secte médicale empirique à la fin de la Renaissance, avec l’émergence de l’observation ( observatio) comme genre épistémique. Le XVIIIe siècle, poursuit Marie Gaille, est marqué par « une discussion de longue haleine sur la médecine comme forme de connaissance et le degré de certitude dont elle peut se targuer », débat au cœur duquel Cabanis inscrit son œuvre: il s’agira de démontrer que la pensée médicale doit fonder une science à partir du particulier et de l’individuel, données indépassables de la pratique du soin, et qu’elle se distingue en cela de sciences s’appuyant sur le principe des lois générales et constantes. L’étude d’Adelino Cardoso portant sur les écrits du médecin portugais Rodrigo de Castro (1546-1627) avait déjà posé de tels jalons:

Au moment où les mathématiques tendent à assumer le statut de science paradigmatique, en vertu de l’évidence de ses principes et de la rigueur de ses démonstrations, certains médecins reconnus, comme Francisco Sanches, Girolamo Cardano et Rodrigo de Castro, défendent la thèse d’une spécificité épistémologique de la médecine, et en particulier de l’art médical. Selon les mots de Sanches, la médecine est un « art sensible, conjectural et non métaphysique ( sensualis et coniecturalis et non Metaphysica) ».

Quand on sait le rôle très important joué par le corps médical dans l’histoire de la culture européenne, de telles postures épistémologiques ne sont pas sans incidence sur l’histoire des idées philosophiques en général. À propos de la tolérance chère au philosophe-médecin Locke, Claire Crignon considère qu’elle peut prendre appui sur la considération de la diversité des opinions et l’absence de consensus caractéristique de l’histoire des écoles et des controverses médicales. L’expérience exerce dans ce cadre un primat sur la théorie, une situation qui ne nuit en rien à l’établissement d’un système rationnel de connaissances et de pratiques dont l’efficacité et les progrès ne sont pas à démontrer. De la médecine comme modèle de pensée politique …

Il est malheureusement trop difficile de rendre compte de l’ensemble des idées et arguments stimulants qui émaillent ce volume et je n’ai fait qu’en donner un aperçu. Il faut de plus insister sur la grande précision et l’érudition des contributions réunies, confiées à des spécialistes reconnus dans leur domaine. J’ai tendance à considérer que l’on reconnaît les spécialistes authentiques à la grande clarté avec laquelle ils parviennent à exposer une démonstration, qualité qui révèle la maîtrise de son sujet. Malgré la densité conceptuelle et théorique de cet ensemble, cette clarté, qui contribue au plaisir de la lecture, est au rendez-vous.

Je m’autoriserai une critique, qui ne tient pas à cet ouvrage en particulier mais à un usage qui, semble-t-il, tend à s’étendre dans la pratique académique. La bibliographie générale proposée en fin de volume distingue correctement entre les « textes » (en d’autres termes les sources) et les « études et commentaires », ce qui est essentiel. Cependant la citation des sources se fait à partir de la date des éditions utilisées, ce qui, de mon point de vue, a toujours quelque chose d’assez perturbant (lorsque je lis par exemple Galien 2009 ou Kant 1943). Dans certains cas, l’éditeur semble avoir le primat sur l’auteur : ainsi Schiefsky 2005 pour une édition du traité hippocratique De l’ancienne médecine. Il est incohérent de faire appel à Galien dans un cas et de ne pas utiliser le nom d’Hippocrate dans l’autre (indépendamment de la question complexe de l’attribution des textes de la Collection hippocratique). Une telle présentation qui vient bouleverser la chronologie de l’histoire des textes et la hiérarchie entre auteur et éditeur n’induira pas le spécialiste en erreur (il saura rétablir le référencement approprié) mais pourra donner lieu à des confusions dommageables auprès d’un lectorat moins averti. N’oublions pas que de tels ouvrages, même s’ils ne sont pas « grand public », servent aussi d’outil de travail à nos étudiants. Il serait souhaitable que les normes bibliographiques, qui sont parfois imposées par les éditeurs, respectent absolument le texte et son histoire. Le risque est d’assister, à terme et si de tels usages venaient à se généraliser, à une perte totale de sens historique et philologique.

Notes

1. R. Andrault, S. Buchenau, C. Grignon, A.-L. Rey (dir.), Médecine et philosophie de la nature humaine de l’âge classique aux Lumières. Anthologie, Paris: Garnier, 2014. (BMCR 2015.10.41)

2. C. Crignon, Locke médecin. Manuscrits sur l’art medical, Paris: Garnier, 2016, p. 363.