Dans le cadre d’un intérêt pour les dieux homériques constamment renouvelé par des approches aussi variées que complémentaires,1 Pietro Pucci propose une lecture de l’ Iliade à travers la figure de Zeus, offrant ainsi un pendant à l’ouvrage que Jim Marks avait consacré à l’ Odyssée (BMCR 2009.05.36).
Cet ouvrage s’inscrit délibérément dans le débat relatif aux agencies humaines et divines dans l’ Iliade qui oppose une vision essentiellement poétique, symbolique ou allégorique des dieux, à une lecture de leurs interventions comme des évènements « réels ». Dès l’introduction, l’auteur affirme son penchant pour la seconde tendance : selon lui, Zeus incarne précisément la « voûte » divine qui entoure les actions humaines. Toutefois, le dieu éprouve aussi des sentiments humains. Cette tension, ce paradoxe, entre motivations surhumaines et anthropomorphiques, l’ Iliade ne les résout pas, sinon par l’élaboration d’un hybridism des actions humaines et divines. Ce serait là son originalité, son caractère novateur, choquant même, au regard de son contexte de production (cet hypertext dont on ne sait rien d’autre que ce que l’on peut tirer de l’ Iliade même, et à partir duquel Pucci échafaude nombre de spéculations). Cet hybridism n’est pas sans lien avec l’opacité des motivations de Zeus et la théologie négative qui en découle, le dieu personnifiant le destin aveugle.
Le corps de l’ouvrage prend la forme d’un parcours de lecture au sein des différents épisodes de l’ Iliade mettant en scène Zeus et illustrant cette tension entre motivations surhumaines et humaines des actions du dieu. Le premier chapitre est consacré à la supplication de Thétis et à l’assemblée divine qui s’ensuit (I, 494-604). Avec des arguments émotionnels, et non éthiques (de fait, plutôt fondés sur le do ut des qui structure les relations sociales homériques), la mère d’Achille parvient à convaincre Zeus, qui doit alors faire face à la suspicion d’Héra. La brutalité avec laquelle il y répond n’est dissipée que par la légèreté de l’intervention d’Héphaïstos, dont Pucci ne manque pas de souligner le caractère comique. Cette assemblée des dieux se termine par un banquet, comme ce Chant I se finit en chanson.
Le chapitre 2 souligne à quel point Zeus, en dépit de l’affection particulière qu’il peut avoir pour certains mortels, ne peut les soustraire à leur mortelle destinée. L’analyse des morts de Sarpédon (XVI, 431-460) et d’Hector (XXII, avec un détour par l’épisode de l’armement du héros en XVII, 201-210) montre même que c’est sans doute parce que Zeus est le plus puissant des dieux qu’il n’a pas le pouvoir de les sauver. Et si la gloire est la compensation de la mort héroïque, l’auteur ne manque pas de souligner la distinction entre le kudos qu’Achille reçoit des dieux et le kleos que la production poétique confère à Hector.
L’étude du Chant XVI, qui occupe la totalité du troisième chapitre, permet de mettre en relief l’interaction entre la volonté des héros et la Dios boulê. En ce sens, la geste de Patrocle s’inscrit dans les plans de Zeus en ce qu’elle est celle d’un « suppléant » derridien : elle préfigure celle d’Achille, dont la destinée fait, logiquement, l’objet du chapitre 4.
Dans celui-ci, Pucci montre comment, en cherchant à venger Patrocle, Achille scelle son destin et s’accorde ainsi avec la Dios boulê (XXIV). Le héros explique lui-même l’attitude d’Agamemnon à son égard (et, partant, sa propre colère) par l’ atê que Zeus a mis dans son esprit (XIX). L’action de cette « ruinous blindness or madness » est toujours perçue par les héros : elle n’apparaît jamais dans la bouche des Muses – autrement dit dans la diégèse. Ce quatrième chapitre se referme sur une comparaison entre le Zeus de l’ Iliade et celui de l’ Odyssée : le second, éthique, garantissant la juste rétribution des actes d’hommes responsables, s’oppose au premier, tout-puissant maître du destin ne pouvant être fléchi par les sacrifices qui lui sont adressés.
Le chapitre 5 est consacré au positionnement des Olympiens à l’égard de la Dios boulê, à laquelle s’opposent notamment Athéna (VIII), Poséidon (XV) ou encore Héra. Le célèbre épisode de la séduction que cette dernière entreprend au chant XIV n’empêche pas Zeus de rétablir son ordre et d’imposer ses plans aux autres dieux, y compris en recourant à la menace physique pour imposer ses plans. En l’absence de délibération, il n’y a pas de politique possible dans les assemblées divines – contrairement aux assemblées humaines, où l’une et l’autre sont permises par la reconnaissance d’une part de vérité chez toutes les parties.2
Le sixième et dernier chapitre poursuit cette réflexion, avec pour terrain d’exploration le duel entre Ménélas et Pâris, puis la décision des dieux de rompre la trêve entre Troyens et Achéens (III-IV). On passe ensuite directement au chant XXIV, dans lequel Zeus, par l’intermédiaire de Thétis, parvient à convaincre Achille de rendre le corps d’Hector à Priam. De façon judicieuse, Pucci donne sens à la composition circulaire de l’ Iliade : cet épisode final, en tant que reflet inversé du chant I, permet en effet de mettre fin à la violence de la colère d’Achille.
Dans ses remarques conclusives (toujours dans le chapitre 6), Pucci revient sur les principales caractéristiques du Zeus de l’ Iliade : maître du destin, il est tiraillé entre son rôle de monarque de l’Olympe et son action à l’endroit des mortels ; il ne peut sauver ceux qui lui sont chers et/ou qui lui offrent les plus beaux sacrifices ; il constitue le modèle le plus abouti de l’impossible collaboration entre humain et divin. Zeus, et plus généralement les dieux, immortels, sont indifférents à l’expérience humaine ; inversement, ils sont incompréhensibles aux hommes. Pucci n’en insiste pas moins sur la singularité du Zeus de l’ Iliade, à la fois au sein des Olympiens – à l’égard desquels il serait un « exotic stranger » – qu’en regard de celui que dépeignent l’ Odyssée, Hésiode, ou même les Tragiques.
Des deux appendices que comporte The Iliad – The Poem of Zeus, le premier est consacré à l’épithète dios lorsqu’elle est attribuée aux héros (Achille en premier lieu). Si, selon les contextes, elle peut signifier « brillant », « divin » ou « jovien », elle indique toujours que la proximité des héros avec le divin est partielle et fugace : l’Homme ne peut échapper à sa condition mortelle. Le second appendice, consacré à la relation entre les Muses et le Poète, souligne que ce dernier surestime l’inspiration des Muses alors que les héros épiques sous-évaluent les interventions divines.
En refermant l’ouvrage, le lecteur aura apprécié la maîtrise que l’auteur a de l’ Iliade, ainsi que la finesse de ses analyses littéraires. L’attention portée à l’économie narrative de l’œuvre, à ses registres d’énonciation, est particulièrement aigüe et génère des propositions et/ou intuitions stimulantes. La lecture de l’ Iliade comme un anti- Cogito (p. 122) en est une : alors que pour Descartes, la conscience est source de toute connaissance, chez Homère, toute information vient du monde, et non d’une quelconque élaboration humaine. L’insistance sur l’humour, récurrente dans l’ouvrage, constitue sans conteste un autre point fort, notamment lorsqu’elle permet d’éclairer certains épisodes en mettant aux jours leurs ressorts en regard du public de l’œuvre (p. 156).
Toutefois, la lecture de The Iliad – The Poem of Zeus pourra frustrer certains lecteurs – les historiens du polythéisme hellénique en premier lieu. Certes, l’auteur ne manque pas de mettre le doigt sur des questions cruciales en la matière, telles que la tension entre le rôle « théologique » des dieux ( i.e. comme puissances agissantes) et leur fonction dramatique (comme personnages acteurs du récit), ou encore la compatibilité entre une société des dieux fondée sur le partage des moirai d’une part et la supériorité de Zeus au sein de celle-ci d’autre part. Mais il ne les traite jamais de front. L’organisation de l’ouvrage, il est vrai, n’aide pas à la clarté de l’exposition – même en faisant abstraction du manque de rigueur dans le découpage des chapitres (certains comportent des titres, d’autres non ; la conclusion générale est intégrée au dernier chapitre…). Consistant essentiellement en un commentaire d’extraits choisis de l’ Iliade, mais parcourus de façon erratique, l’ouvrage n’a ni l’exhaustivité d’un line-by-line commentary, ni la force argumentative d’une synthèse thématique. D’autre part, si l’on appréciera tout particulièrement la mise à contribution d’études ayant contribué à renouveler l’approche des dieux homériques 3, on regrettera que leur prise en compte n’ait été que superficielle. A vrai dire, Pucci semble peiner à se situer dans ce champ. Alors qu’il met en exergue dans son premier chapitre deux phrases-clés de l’œuvre de Vernant (« les dieux helléniques sont des puissances, non des personnes », p. 9) et de celle de Gernet (« Positivement un dieu [grec] est un système de notions », p. 21), il affirme, à la suite de Burkert, que « The Greek gods are persons with arbitrary names » (p. 266)…
Le lecteur pourra relever quelques erreurs typographiques, simples coquilles (« snd » au lieu de « and », p. 112) ou fautes malheureuses (« Liddle-Scott » au lieu de « Liddell-Scott », p. 16, note 29 ; « Delforge » au lieu de « Pirenne-Delforge », p. 24, note 59 ; « Euristheus » au lieu de « Eurystheus », p. 144) : elles n’entachent pas la qualité générale de l’ouvrage. On attendrait cependant davantage de soin dans l’édition d’un livre vendu si cher alors qu’il ne comporte ni iconographie, ni reproduction.
Notes
1. En dernier lieu Renaud Gagné, Miguel Herrero de Jáuregui (ed.), Les dieux d’Homère II. Anthropomorphismes. Kernos Supplément, 33, Liège : Presses Universitaires de Liège, 2019, qui envisage précisément la question de l’anthropomorphisme, centrale au propos de Pucci.
2. Ce contraste était déjà souligné par Corinne Bonnet, « Les dieux en assemblée », in Gabriella Pironti, Corinne Bonnet (ed.), Les dieux d’Homère : Polythéisme et poésie en Grèce ancienne. Kernos Supplément, 31, Liège : Presses Universitaires de Liège, 2017, p. 87‑112.
3. En plus des Dieux d’Homère mentionnés ci-dessus, on pense ici à Claude Calame, Qu’est-ce que la mythologie grecque ?, Paris : Gallimard, 2015 ou Vinciane Pirenne-Delforge, Gabriella Pironti, L’Héra de Zeus : Ennemie intime, épouse définitive, Paris : Les Belles lettres, 2016.