L’étude des violences de masse est dans l’air du temps, comme l’illustre le prix Nobel accordé à Svetlana Alexievitch dont une citation de La guerre n’a pas un visage de femme inaugure cet ouvrage. Celui-ci constitue la publication de l’Habilitation à Diriger des Recherches de Nathalie Barrandon, soutenue en février 2017, et on ne peut que saluer une publication aussi rapide. En revanche, on regrette le choix éditorial de placer les notes en fin de volume, de ne proposer qu’un index général et de limiter la bibliographie aux ouvrages les plus utilisés, laissant la majorité des références dans les seules notes.
En l’absence de terme latin, N. Barrandon envisage le massacre comme le « meurtre en grand nombre de personnes sans défense ».1 Cette définition, assez large, aurait mérité d’être suivie d’explications justifiant les cas retenus (pourquoi écarter la décimation?) d’autant que de nombreux actes sont envisagés et que le recours au comparatisme porte presque exclusivement sur les violences du XX e siècle. Néanmoins cela traduit un véritable intérêt anthropologique qui s’avère pertinent. Ainsi ce travail veut « mettre [les récits] à l’épreuve des faits en procédant à une étude thématique des violences de guerre », « analyser la sociologie et le comportement des victimes comme des exécutants, en contextualisant le passage à l’acte » et aborder le massacre comme un processus à travers « l’élaboration d’une typologie des massacres », avant de « revenir sur la perception des faits, notamment en étudiant les jugements selon différentes temporalités » (p. 16-17). Seuls les deux derniers siècles de la République sont étudiés parce que les sources sont moins rares, mais aussi parce qu’alors les carrières politiques dépendaient plus étroitement de la guerre, extérieure ou civile. L’ouvrage est divisé en trois parties équilibrées portant sur les récits, les faits et les jugements.
Dans le premier chapitre consacré au motif littéraire, N. Barrandon commence par examiner la prise des villes car c’était à cette occasion que les non-combattants étaient le plus souvent massacrés. Le sac de Troie, appartenant à la légende de fondation romaine, en constituait bien sûr le principal modèle. De Scipion Émilien citant Homère devant Carthage en flammes à la description de Virgile dans l’ Énéide, le motif était bien connu et on trouvait aussi des similitudes entre l’incendie d’Athènes de 480 et celui de Rome un siècle plus tard. Ces scènes d’ urbs capta et de massacres étaient abondamment représentées voire même rejouées lors des triomphes et, propices au pathos, elles devinrent même un cas d’école en rhétorique. Cela expliquerait la fréquence de tels récits chez les auteurs impériaux. N. Barrandon suppose que ce succès a pu pousser les Romains à « se conformer, consciemment ou inconsciemment, aux comportements décrits, car ils étaient des realia communs à la pratique de la guerre antique » (p. 63).
Elle se tourne ensuite vers les récits de massacres où les topoi sont moins utilisés, parce qu’ils ont lieu en dehors du sac d’une ville (Galates en 189), qu’ils sont rapportés par leur auteur (Tencthères en 55) ou lors d’un débat sénatorial (Lusitaniens en 150), qu’ils sont le résultat d’une bavure (Orongis en 207), ou qu’il s’agit des proscriptions. Les récits de ces dernières se distinguent par leur précision et par la part belle faite aux exempla car les victimes étaient des aristocrates dont la mort devait être exemplaire.
Dans la continuité des proscriptions, le troisième chapitre se demande si on peut qualifier de massacres les événements de 133, 121 et 100 lors desquels des citoyens romains furent tués. Pour cela, N. Barrandon entend revenir à une analyse factuelle, dépassionnée, afin de reconstituer le déroulement de ces journées sanglantes, ce qui lui permet de répondre par l’affirmative.
Dans la seconde partie, N. Barrandon suit Jacques Sémelin qui jugeait qu’il fallait « Décrire le comment pour comprendre le pourquoi ».2 Le quatrième chapitre veut donc analyser les différences entre massacres afin d’établir une typologie. Généralement, les non-combattants n’étaient tués que si cela avait été décidé, s’ils entravaient les opérations militaires par leur présence ou leur participation à la défense de la ville. Mais les soldats ne respectaient pas toujours les promesses faites par le général. Ainsi en 190, le préteur Aemilius avait demandé aux Phocéens de se regrouper sur l’agora pour être protégés par des hommes de confiance! À l’issue des pillages, les villes étaient parfois détruites, plus (Carthage) ou moins (Numance) complètement comme le révèle l’archéologie. Une destruction partielle, parfois la perte du statut de cité, suffisait au général qui brossait un rapport plus tragique pour réclamer le triomphe. Les populations vaincues connaissaient des fortunes diverses, généralement la réduction en esclavage ou la déportation, parfois des exécutions. Celles-ci, de nouveau, concernaient surtout l’élite, coupable d’avoir trahi ou décidé une résistance acharnée, ce qui permettait soit d’intégrer l’ennemi d’hier dans l’empire soit de le réduire en esclavage. Lorsqu’il était décidé de châtier une population, un subterfuge était souvent nécessaire pour que les soldats fissent leur basse besogne. N. Barrandon utilise les fouilles de Valence, au cours desquelles furent trouvés les cadavres de quatorze jeunes gens et d’un quadragénaire, probablement leur chef, suppliciés sur le forum après des combats, pour attester la réalité de ces violences.
Le court chapitre suivant porte sur les victimes qui étaient principalement les hommes. Lorsque les sources insistent sur l’exécution des femmes et des enfants, c’est pour montrer que toute la population a été massacrée, mais la réalité était plutôt la réduction en esclavage et l’exécution sélective. N. Barrandon ne dit pas si certains peuples étaient davantage massacrés que d’autres, en revanche elle souligne que seuls les proscrits émurent les contemporains et étaient considérés comme des victimes « car les sociétés antiques n’étaient pas victimaires » (p. 345), ce qui ne facilite pas le travail de l’historien.
Les vaincus étaient vendus comme esclaves, mais le produit en revenait au Trésor. Aussi devenaient-ils parfois un obstacle à éliminer ou à faire parler dans la course effrénée au pillage que se livraient les soldats devant un imperator souvent impuissant. Cette recherche du butin et la présence de prostituées à la suite des armées expliqueraient que les viols fussent plus rares qu’on ne l’imagine. Toutefois, N. Barrandon, qui reprend la théorie du « tunnel de violence » de Randall Collins, ne se contente pas de l’explication du massacre dans le feu de l’action. En effet, toutes les victoires ne débouchaient pas sur un massacre. Selon elle, la responsabilité en revenait au commandant, soit qu’il se révélât incapable de l’empêcher soit qu’il l’ordonnât (comme Scipion à Carthagène en 209). Une telle décision visait à favoriser sa carrière (pour obtenir les 5 000 tués requis pour le triomphe, à l’instar de M. Helvius en 195 à Iliturgi?), à réparer ses défaillances en laissant libre cours à la vengeance de ses soldats ou à mettre rapidement un terme à la guerre. N. Barrandon défend donc une vision situationnelle des massacres.
La dernière partie est consacrée à la perception que les Romains eurent des massacres, perception révélée tout d’abord par les procédures judiciaires. En l’absence d’un droit de la guerre écrit, les Romains s’appuyaient seulement sur des pratiques héritées et de vagues considérations morales. Or, « Tous [Grecs et Romains] s’accordaient sur un principe : les massacres sanctions n’ont jamais été considérés comme un crime en soi. La notion de victimes de guerre est inopérante pour l’Antiquité » (p. 283). Ainsi, les plaintes émises contre les imperatores étaient instrumentalisées dans le jeu politique, mais ne donnaient pas lieu à des argumentations juridiques. Surtout les imperatores en sortaient le plus souvent indemnes, au pire ils étaient privés de triomphe. Le Sénat ne dépassa les mesures réparatoires et ne punit les abus que lorsqu’il fallait absolument ménager les alliés. Ces derniers préféraient d’ailleurs souvent une compensation, pour améliorer le sort des survivants, à la punition du coupable. Une autre explication, à peine évoquée par N. Barrandon, pourrait être la solidarité de classe, que l’on retrouve à propos des jurys des quaestiones. Les responsables des massacres de citoyens romains ne furent pas plus inquiétés, surtout à partir du moment où le sénatus-consulte ultime et les proscriptions donnaient aux violences un cadre légal.
Dans le chapitre suivant, N. Barrandon explore la perception des massacres par les Anciens. Leur lecture morale des événements mettait l’accent sur l’incapacité des gouvernants à maîtriser leur colère, leur avarice, leur luxure ou leur orgueil, pour expliquer les massacres. N. Barrandon voit dans les guerres civiles et surtout les proscriptions syllaniennes un point de rupture. Ce fut en effet lorsque les Romains découvrirent le dur sort du vaincu qu’émergea un discours s’indignant des massacres et les associant à la cruauté et à la tyrannie. Pour condamner le tyran, on dénonçait les massacres de citoyens comme preuves de sa folie et de son impiété, ce qui conduisit à blâmer également les violences inutiles faites aux ennemis de Rome. Cette question de la folie, souvent invoquée pour expliquer les décisions des dictateurs du XX e siècle, aurait pu être creusée davantage, notamment parce qu’elle recoupe la question de l’intentionnalité peu explorée dans ce livre.
Dans le dernier chapitre, N. Barrandon met pourtant un terme au (faux) débat sur la qualification de génocide de certains massacres commis par les Romains. Elle rappelle que l’asservissement était, aux yeux des Romains, un châtiment tout autant qu’un moyen de mettre un terme au conflit et que l’on pouvait sortir de l’esclavage, ce qui confirme « que l’idée d’une “idéologie génocidaire” est peu conforme aux mentalités des Romains, dont l’originalité fut justement d’intégrer, au moins à terme, les anciens vaincus dans leur communauté civique » (p. 318). Reprenant les cas qualifiés de génocides par Hans Van Wees ou Luciano Canfora, N. Barrandon montre que ces massacres répondaient à une stratégie, et non à une volonté d’éradication ou à un proto-racisme.
En conclusion, N. Barrandon oppose ainsi le massacre de citoyens ou de déditices, rationnel et condamné et le massacres d’ennemis, « situationnel et chaotique », qui témoignait « d’une défaillance de celui qui avait la responsabilité de la guerre » (p. 356). Il ne faut pas oublier que, si le sort des vaincus semble peu concerner les Romains, c’est aussi parce que le pragmatisme l’emportait et que bien souvent l’esclavage était l’alternative à la mort.
Si le premier objectif de ce livre, proposer une typologie des massacres, est atteint, en revanche, le souci d’exhaustivité et la volonté de contextualiser chaque épisode conduisent à de nombreuses et longues citations et paraphrases qui alourdissent le propos. Cela découle également de la démarche visant à reconstituer les différents épisodes en révélant les biais des sources, surtout sensible dans la première partie. À cela s’ajoute que pour donner un cadre aux massacres et examiner leur perception, N. Barrandon examine régulièrement d’autres types de violences (asservissement, incendie de villes, viols…) qui ne rentrent pas dans la définition retenue en introduction. Tout cela rend la démonstration parfois confuse et entrave sa prise de hauteur. Néanmoins, bien que les conclusions ne surprennent pas vraiment l’antiquisant, la preuve en est désormais faite et elle est d’autant plus solide que N. Barrandon s’appuie tout au long de l’ouvrage sur l’archéologie grâce, notamment, à sa bonne connaissance du terrain espagnol. Ce travail est donc désormais incontournable pour tout chercheur confronté à des épisodes de violences de masse sous la République romaine.
Notes
1. David El Kenz (dir.), Le massacre objet d’histoire, Paris : Gallimard, 2005, p. 8.
2. Jacques Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris : Éditions du Seuil, 2005, p. 221-222.