Ce livre se propose de considérer la façon dont la rhétorique ancienne a contribué à façonner la conscience identitaire de la Polis, ainsi que son éthique politique. Contrairement à ce que le titre Überzeugen pourrait laisser imaginer à première vue, le terme de “rhétorique” est donc pris ici dans son sens le plus large de “discours persuasif”, et ne fait jamais référence à sa valeur technique, ni théorique.
Convaincu que le discours persuasif est le seul capable de créer un ordre juridique en surmontant l’état naturel de violence – bref, de créer une “éthique rhétorique” qui redéfinit la politique démocratique –, Reckermann examine les fondements éthiques des formes d’organisation politique que les citoyens expérimentèrent et à laquelles ils collaborèrent entre 600 et 450 av. J.-C., dépassant guerres civiles et tyrannies pour établir la Polis, substituant à la domination aristocratique des meilleurs la domination du peuple, dans un cadre où le débat public constituait le noyau vital de la cité.
Après une introduction (p. 9-20), le livre se compose de trois sections distinctes et clairement découpées (p. 21-46; p. 47-126; p. 127-229) et d’un développement conclusif (p. 231-244). Il s’achève sur une liste des abréviations employées (p. 245-246), d’une bibliographie (p. 247-260), de l’ensemble des notes, toutes reportées en fin d’ouvrage (p. 261-333), et d’un index des noms (p. 335-342).
Le livre se divise en trois grandes sections. La première section (I. Das Problem. Von der Stasis zur Polis), suscitée par les réflexions de Christian Meier ( Die Entstehung des Politischen bei den Griechen [1980], et Die politische Kunst der griechischen Tragödie [1988]) éclaire, à partir de l’exemple de l’ Orestie d’Eschyle, la façon dont l’ordre social, reposant sur des convictions communes et réalisé de manière collaborative, dépasse l’état initial de “sauvagerie”. Pour l’auteur, l’ Orestie est en effet le texte fondamental qui permet d’approcher ce qu’il entend par “éthique de la Polis fondée rhétoriquement” (“die rhetorisch fundierte Polis-Ethik”): on ne se se libère pas du monde de la violence en substituant simplement le droit à la vengeance, mais surtout en absorbant les conséquences de ce passage au moyen de discours pleins de douceur et d’une action politique qui débouche sur une bienveillance mutuelle entre les parties.
Dans la deuxième section (II. Die konzeptionnellen Grundlagen der rhetorisch fundierten Polis-Ethik), l’auteur analyse les fondements conceptuels d’une éthique qui déplace le pouvoir divin de la persuasion, tel qu’il est présenté dans l’Athènes d’Eschyle, en direction d’une voix humaine, envisagée, dans le cadre de la Polis, comme un moyen rhétorique de résoudre les problèmes. Cette éthique est parfaitement représentée chez Isocrate, qui lui donne un fondement philosophique en combinant la thèse de Gorgias sur la toute puissance du Logos avec l’anthropologie sophistique, qui envisage la faiblesse comme inhérente à la nature de l’homme et considère comme technique le passage de l’état naturel ( status naturalis) à l’état politique ( statuts civilis). Isocrate peut ainsi élargir, développer et dépasser la proposition de Xénophon, qui faisait dépendre l’amitié et le bon gouvernement politique du discours persuasif. Dans la plupart de ses discours en effet, Isocrate définit le Logos comme le meilleur facteur de constitution du corps social qui soit, et affirme que c’est dans la puissance effective du discours prudent que réside la source de tous les biens. En dépassant le simple cadre de la cité d’Athènes puisqu’elles valent pour toutes les communautés politiques, les propositions d’Isocrate accèdent ainsi à l’horizon intellectuel d’une théorie philosophique de la politique.
La troisième et dernière section (II. Realisierungsprobleme – Möglichkeiten und Grenzen rhetorisch fundierter Politik) porte, comme son titre l’indique, sur les possibilités de réalisation et l’élargissement conceptuel de l’éthique de la Polis fondée rhétoriquement. Reckermann s’appuie, pour ce faire, sur la figure des quatre grands hommes politiques d’Athènes cités par Isocrate: Solon, Clisthène, Thémistocle, et Périclès, et analyse leurs réalisations à partir de sources diverses: Hérodote (Clisthène, Thémistocle), Thucydide (Thémistocle, Périclès) et Aristote (Solon, Clisthène). Dans ce cadre, Solon est ainsi présenté comme la forme lyrique originelle de la rhétorique politique, qui ne devait pas se contenter de mettre un terme aux guerres civiles, mais surtout éveiller chez les citoyens la conscience qu’eux seuls portent la responsabilité de leur vivre ensemble. Et Clisthène, par exemple, a su éviter les germes d’une guerre civile en instituant l’ isegorie, laquelle veille à ce toute action soit précédée de discussions menées par les citoyens dans le cadre d’une cité dont la constitution est isonome.
L’organisation claire des chapitres et leur articulation lumineuse, la finesse et la rigueur des analyses menées à partir de sources nombreuses mais néanmoins toujours citées avec précision font de ce livre une lecture à la fois aisée, stimulante, et qui force l’admiration, en renouvelant les perspectives sur les rapports entre éthique et rhétorique, considérés dans le cadre de la philosophie politique.