[The Table of contents is listed below.]
Cette publication est issue d’une journée d’étude organisée à l’École française de Rome en 2014, dans le cadre du programme Italia Picta, consacré aux interactions entre Rome et ses voisins entre le VI e et le III e s. av. J.-C. La notion de sacer, présente en de nombreuses cultures péninsulaires, est apparue particulièrement appropriée pour aborder ces relations, encore bien souvent envisagées à travers un prisme romano-centré. Un tel concept reste de surcroît encombré d’interprétations fallacieuses, de «surdéterminations anthropologiques» issues de tout un courant historiographique évolutionniste, tel qu’en témoigne l’ouvrage d’H. Fugier, ( Recherches sur l’expression du sacré dans la langue latine, Paris, 1955). C’est en la replaçant dans son contexte italien et en la soumettant à l’exégèse linguistique, archéologique et historique que ces huit contributions essaient d’éclairer cette notion, placée à la croisée du religieux, du politique et du juridique.
La première étude consiste en un vaste panorama, proposé par Danièle Dehouve, de l’évolution des concepts de «sacré» dans le domaine de l’anthropologie et des sciences sociales. L’auteur commence par rappeler comment, chez les fondateurs de l’École sociologique française, la notion indo-européenne de «sacré» s’est vue rapprochée du tabou polynésien, deux concepts qui, selon E. Durkheim, distinguaient le sacré du profane, le pur de l’impur. À la suite des travaux de W. W. Fowler (1911), une double acception a été attribuée à sacer : «contraire au profane» et «saint ou maudit». L’avènement du structuralisme lévi-straussien a fait voler en éclats la notion de «sacré», le religieux n’étant plus considéré que comme un moyen de régulation au service de la classification sociale. Il y aurait eu, enfin, un retour du «sacré» en tant que «rouage social» chez des philosophes comme R. Girard et G. Agamben: Danièle Dehouve se démarque des théories du premier en pointant la succession des états, impur et pur, du bouc émissaire, à laquelle elle oppose la coexistence et la simultanéité de ces composantes du sacré; elle fait grief au second d’avoir fait disparaître le sacer du champ religieux pour le cantonner à la sphère juridico-politique. Enfin, l’auteur se réjouit qu’il soit désormais possible de reprendre ce dossier en pratiquant un comparatisme éclairé, nourri par des analyses à la fois lexicologiques et sociologiques.
Dans l’étude suivante, Valentina Belfiore propose de reconstruire le concept étrusque de « sacré » à partir des termes les mieux attestés, en particulier dans le Liber linteus. Après avoir rappelé les distinctions sémantiques entre sacer, sanctus et religiosus, l’auteur examine les termes sacni / sacni[š]a, tuϑina / tuϑineś, etera et aisia – autant de vocables qui révèlent une extrême spécialisation lexicale : la langue distingue ainsi entre «ce qui est rituellement consacré» ( sacni) et «ce qui appartient au dieu» ( aisia). En dépit de quelques longueurs (comme l’analyse des charges religieuses), cette contribution permet de comprendre qu’il n’existe pas en étrusque un unique correspondant sémantique de sacer.
La contribution d’Emmanuel Dupraz porte sur deux termes des Tables Eugubines, sakra et sakref. L’un des mérites de cette étude est d’avoir rejeté un comparatisme facile qui aurait consisté à attribuer hypothétiquement à ces deux mots ombriens une valeur sémantique identique à celle de leurs équivalents latins ( sacer et sācris), mais d’avoir tenté de la définir par une analyse de leurs emplois en contexte. L’auteur en déduit que sakref assume non seulement la signification «propre à être sacrifié», mais encore «qui n’est plus dans ses premiers jours de vie mais encore dans sa première année», pouvant même, sous sa forme substantivée, désigner un porcelet, considéré comme particulièrement apte au sacrifice. L’analyse de toutes les occurrences amène E. Dupraz à supposer également que sakra et sakref, dans certains emplois (lorsqu’ils se rapportent aux récipients cultuels), reçoivent une valeur métonymique, signifiant respectivement «employé à un moment où les victimes sont devenues sakra » (c’est-à-dire ont été transmises à la divinité) et «employé pour des victimes sakref ». Outre quelques longueurs (sur le sens précis de mots associés à sakra / sakref), l’on peut regretter que les étapes du sacrifice ombrien aient été désignées par des termes trop romano- centrés ( lustratio, piaculum …).
Toujours en Ombrie, Giovanna Rocca étudie quatre inscriptions (des IV e -I er s. av. J.-C.) où figure le mot sacer. La première figure sur quatre lamelles de bronze retrouvées au sanctuaire de Cupra à Colfiorito; il s’agit d’une inscription «parlante», dans laquelle l’objet déclare être un sacrum rattaché à la déesse Cupra. La deuxième, gravée sur un cippe de Foligno, reprend la même formulation à l’égard d’une divinité inédite, Supunna, en laquelle l’auteur propose de voir une déesse protégeant les espaces annexes du sanctuaire, où se déroulait la «cuisine» du sacrifice. Les deux dernières proviennent de la région d’Assise: l’une appartenait sans doute à un autel mentionné dans le texte et qualifié de sacr[-?-], en lien avec la divinité Arentei; l’autre, «parlante», rappelle son caractère «sacré», en rapport avec sa présence au sein d’un ager lui-même consacré. Cette contribution, qui aurait mérité une conclusion, éclaire finalement assez peu le concept de sacer, accordant plus d’importance à l’exégèse des termes qui l’entourent.
C’est vers la langue osque que se tourne Olivier de Cazanove, en interrogeant le lexème sakaraklúm, mentionné sur le cippe d’Abella, à propos d’un accord passé entre cette cité et Nola au sujet d’un lieu de culte d’Hercule. Après avoir localisé ce sanctuaire à l’intersection de l’axe joignant les deux cités et de la frontière de leurs territoires, l’étude dresse un panorama des différentes traductions proposées pour sakaraklúm : «temple» (T. Mommsen, E. Vetter), puis «sanctuaire» à partir de 1960 où s’est imposée l’interprétation d’E. Pulgram mais dont O. de Cazanove souligne les limites car les différents espaces constituant le «sanctuaire» ne sont pas tous sacrés et peuvent donc difficilement être englobés par «sakaraklúm ». Enfin, l’auteur explore le couple de mots sakaraklúm / fíísnú et invite à revenir sur la distinction traditionnelle entre ces termes: ils pourraient désigner respectivement non pas le «sanctuaire» et le «temple» mais renvoyer tous deux à la même réalité, celle du «temple», désigné sans doute selon deux perspectives différentes. Un appendice d’E. Dupraz fournit quelques pistes étymologiques sur sakaraklúm, sans apporter d’éclaircissement décisif.
Dans une étude très juridique, Elena Tassi Scandone analyse les concepts de sacer et sanctus, dans une perspective diachronique, rendue nécessaire par le constant effort du droit romain pour adapter de tels concepts aux mutations sociales. Sanctus revêt ainsi trois acceptions successives: il désigne à l’origine ce qui a obtenu l’ augurium des dieux, signification qui s’applique en particulier aux murs de la cité, érigés sur le sillon fondateur; sanctus revêt ensuite le sens de «protégé des atteintes humaines [par la divinité]» ; il renvoie enfin à «ce à quoi on ne peut porter atteinte impunément» et se rattache donc à une sanction inscrite dans la loi. Sanctus et sacer («ce qui est consacré aux dieux») sont donc deux catégories différentes, non exclusives l’une de l’autre. Elena Tassi Scandone définit enfin le rapport entre ces deux concepts et celui de religiosus, terme qui s’applique à des actes contraires à la volonté des dieux ou à des lieux dans lesquels il est interdit d’accomplir de telles actions. Les mots sanctus, sacer et religiosus caractérisent donc êtres, lieux ou choses tantôt l’un à l’exclusion des autres, tantôt conjointement, comme c’est le cas du fulguritum, lieu frappé par la foudre que l’on peut dire tout à la fois saint, sacré, et religieux. Cette contribution rend parfaitement compte de la difficulté à saisir l’articulation entre ces concepts, qui peut paraître contradictoire dès lors que l’on s’en tient à une approche synchronique.
Dans une étude essentiellement tournée vers la Rome royale, Roberto Fiori, en reprenant méticuleusement les textes juridiques et littéraires antiques, démonte efficacement la théorie profondément enracinée depuis le XIX e siècle, qui affirme l’obligatoire mise à mort de l’ homo sacer. Tout en revenant sur les notions d’ impietas et d’ exsecratio, mais aussi sur la distinction entre le ius humanum et le ius diuinum, il démontre combien la société archaïque, comme l’a allégué toute une historiographie évolutionniste et positiviste, n’était pas le temps de l’«irrazionalità», où de tels fautifs devaient être remis aux dieux sous forme sacrificielle ou être nécessairement tués. La comparaison avec d’autres réalités indo-européennes, l’analyse de cas concrets (Tarquin le Superbe, Coriolan, le décemvir Appius Claudius), l’examen des vocables homo malus, improbus, intestabilis, en révélant la grande variété des sanctions encourues par les citoyens, permettent de prouver l’existence d’une structure complexe de la société romaine archaïque, au sein de laquelle l’ homo sacer représentait finalement le «grado zero» de la citoyenneté.
Yann Berthelet, enfin, revient sur la définition de l’ homo sacer et plus particulièrement sur le cas des consecrationes capitis effectuées par les tribuns de la plèbe en réponse à une atteinte à leur sacrosanctitas. L’argumentation développée vise à dénoncer l’absence de fondement de la comparaison, souvent proposée par les commentateurs modernes, entre l’individu sacer et la victime sacrificielle. À l’inverse de la seconde, le premier n’était pas «immolé», c’est-à-dire mis à mort rituellement, et si son élimination était possible, elle ne présentait aucunement un caractère obligatoire. L’auteur propose donc plutôt, de manière pertinente, de rapprocher l’ homo sacer du deditus, coupable d’impiété pour avoir transgressé les accords sacrés internationaux. Dans les deux cas, l’impie était rejeté de la communauté civique et livré aux dieux: ceux-ci, alors, n’étaient plus considérés comme des citoyens supérieurs, mais envisagés dans leur dimension «supra-civique», et c’est à eux que revenait le choix de prendre ou non possession de lui par la mort.
Audrey Bertrand revient, en conclusion, sur l’efficacité de la démarche comparatiste qui est au cœur de ces contributions et qui a permis, sinon d’éclairer complètement le concept de sacer, du moins d’en saisir les infimes et infinies variations d’un peuple à l’autre, d’une période à une autre.
À l’évidence, cet ouvrage, par son approche pluridisciplinaire et sa dimension péninsulaire, enrichit notablement notre compréhension du «sacré» – cette notion inhérente aux sociétés de l’Italie centro-méridionale des VI e -III e s. av. J.-C. L’on peut néanmoins regretter qu’en dépit de l’affirmation ambitieuse en introduction «de conférer à ce volume […] une importante orientation italique», les pages concernées par les cultures étrusques et osco-ombriennes restent minoritaires (92 contre 126 pour le monde romain). Bien d’autres documents italiques auraient pu être efficacement mobilisés: l’analyse des termes sakarater et sakahíter présents dans la Table d’Agnone, mais aussi de sakrasias et sakrannas gravés sur les iúvilas de Capoue auraient ainsi pu compléter cette quête exégétique des réalités religieuses de la péninsule, qui, comme le reconnaissent les auteurs, est loin d’être achevée.
Table des matières
Thibaud Lanfranchi, Introduction, 7-16
Chapitre 1: Danièle Dehouve, Sacer et sacré. Notion emic et catégorie anthropologique, 17-38
Chapitre 2: Valentina Belfiore, La nozione di sacer in etrusco : dai riti del liber linteus a ritroso, 39-60
Chapitre 3: Emmanuel Dupraz, Les correspondants de sacer dans les Tables Eugubines, 61-92
Chapitre 4: Giovanna Rocca, Sacer nelle iscrizioni umbre, 93-114
Chapitre 5: Olivier de Cazanove, Le sacré en partage. Sakaraklúm, temple ou sanctuaire sur le cippe d’Abella ?, 115-132
Chapitre 6: Elena Tassi Scandone, Sacer e sanctus : quali rapporti ?, 133-170
Chapitre 7: Roberto Fiori, La condizione di homo sacer e la struttura sociale di Roma arcaica, 171-228
Chapitre 8: Y. Berthelet, Homo sacer, consecratio et destinatio dis, 229-240
Audrey Bertrand, Conclusion, 241-250
Bibliographie, p. 251-278
Index auctorum et locorum antiquorum, 279-290
Index nominum et rerum notabilium, 291-298
Table des matières, 299