Dans la lignée de plusieurs ouvrages (principalement anglo-saxons) sur la notion de mémoire dans l’Antiquité latine qui ont vu le jour dans la dernière décennie, 1 Fabrice Galtier livre ici une véritable réflexion sur les enjeux mémoriels au cœur de la Pharsale. Partant du postulat que l’épopée lucanienne offre une méditation sur la mémoire, ses implications et ses enjeux socio-culturels, l’étude, issue du manuscrit préparé par l’auteur en vue de l’Habilitation à Diriger les Recherches, démontre comment le poète impérial met en lumière les différents processus de construction, de préservation ou bien de destruction mémorielles au cœur de son épopée.
À travers trois grandes parties, Fabrice Galtier présente une enquête extrêmement minutieuse, où se côtoient les domaines de l’anthropologie, la dimension politique et des analyses philologiques d’une très grande finesse. L’auteur met en place une méthodologie très efficace en proposant une alternance régulière entre cadre théorique ou explicitation de la tradition poétique antérieure et différents motifs et pratiques considérés à l’aune du texte lucanien régulièrement recontextualisé (voir par exemple la lecture du thème des ruines dans la poésie latine p. 26 et son application dans l’épopée de Lucain p. 29 ; la réflexion autour du topos de Troie anéantie chez Ennius, Properce ou dans la poésie augustéenne p. 48 et la vision lucanienne du thème p. 52 sq., …).
La première partie (« Ruines et Monumenta. La mémoire à l’épreuve », p. 15-126) cherche à interroger la problématique de « la relation ontologique entre ce qui reste et ce qui a été » (p. 17). Au gré de l’étude du motif des ruines des cités (chapitre 1), Fabrice Galtier propose d’abord une vision du temps dans sa dimension destructrice (p. 26) et focalise son attention sur la cité de Troie (chapitre 2) dont la perception dans la Pharsale, étroitement liée au regard de César et dépendante d’une réactivation mémorielle, semble particulièrement représentative des pratiques mémorielles socio-culturelles romaines. S’il rappelle l’importance de la sépulture dans la perpétuation du souvenir du défunt, le chapitre 3, consacré à la question du tombeau ( monumentum), laisse entrapercevoir cette poétique de dénaturation mémorielle présente chez Lucain, à travers notamment une lecture fort perspicace du tombeau de Pompée et de ses enjeux (p. 85 sq.). La réflexion, au chapitre 4, sur le pouvoir de la parole poétique et sur son rôle dans l’immortalisation du sujet poétique reprend des éléments connus sur la survie mémorielle liée au chant poétique ( cf. Horace O. III, 30 ou Virgile Aen. IX, 446-449), mais introduit l’idée – bien rendue par une formulation inédite – de l’édification par le poète d’un «mémorial paradoxal» de certaines figures historiques (p. 122). Maître de la pérennité du souvenir à travers son carmen, le poète est libre de conférer à tel ou tel protagoniste (comme Curion par exemple) une mémoire négative, aussi puissante et dévastatrice qu’était élogieux le viatique mémoriel accordé à Nisus et Euryale par Virgile.
La deuxième partie (« S’inscrire dans la mémoire de Rome », p. 127-266) constitue une étude des différentes mises en scènes de trois personnages (chapitre 1: Pompée, chapitre 2: César et chapitre 3: Caton) « confrontés à la question de leur inscription dans la mémoire collective romaine, voire à la question du devenir de leur memoria » (p. 132). Tandis que la figure de Pompée, paradigme d’une gloire passée, autorise une réflexion très intéressante de l’auteur sur ce qu’il nomme la « mémoire comportementale »2 (p. 179) autour du legs pompéien et de sa portée idéologique, le personnage de César se révèle maître de la manipulation mémorielle par le biais d’une tentative d’appropriation de la mémoire d’Alexandre le Grand (p. 202 sq.) et d’une privatisation de la mémoire de Troie (p. 209 sq.). Enfin, l’iconique Caton, au centre d’une « transfiguration mémorielle » (p. 265) analysée par Fabrice Galtier, témoigne d’une volonté non dissimulée de la part du poète de reconfigurer l’ imago de Caton en cherchant à imposer sa propre vision du personnage.
La troisième partie (« Mémoire et reconnaissance », p. 271-371) évoque de manière approfondie la question de l’acte de reconnaissance. Le chapitre 1 rappelle les cadres théoriques, depuis l’ anagnorisis aristotélicienne et les modèles homériques de scènes de reconnaissance, jusqu’aux pratiques socio-culturelles romaines de reconnaissance cristallisées autour du visage de l’individu (avec une belle réflexion sur uultus et facies, p. 282 sq.) dont les enjeux se concentrent sur les imagines romaines et leur exposition. Ce point de départ permet à l’auteur de poursuivre sur l’observation d’une véritable crise du processus de reconnaissance, mise en place dans le texte lucanien (chapitre 2). Autour de l’épisode d’Ilerda, puis de l’observation des différents morts méconnaissables ou défigurés (Pompée et Gratidianus), l’auteur conclut à la mise en scène d’« une perversion de la reconnaissance dans sa dimension éthique et mémorielle » (p. 322). Enfin, revenant sur les modalités traditionnelles de l’acte de reconnaissance, le chapitre 3 étudie le thème sous l’angle de la filiation et sous celui de la transmission intergénérationnelle des valeurs identitaires liées au nomen et à son poids. L’observation de la dette des vivants à l’égard des morts et de son acceptation – ou non – offre une ouverture sur la question du deuil et sa dimension problématique dans l’œuvre lucanienne.
Reprenant méthodiquement le canevas de l’enquête, la conclusion (p. 373-378) constitue une synthèse très pertinente et cadrée dont les pages sont absolument à lire pour qui souhaite un aperçu du livre plus détaillé que la présente recension.
L’ouvrage comporte en suivant une bibliographie raisonnée (p. 379-405) – et il faut souligner le caractère sélectif louable de cette bibliographie dans un contexte où le nombre d’études sur la mémoire tend à devenir exponentiel –, un précieux index des passages cités du texte de Lucain, un index des passages cités d’auteurs anciens, un index des personnes et divinités principalement mentionnés et enfin la table des matières. La rédaction du livre, extrêmement soignée et dans un style aisé à lire, ne laisse apparaître que très peu de coquilles typographiques et / ou orthographiques,3 péchés véniels au vu de la richesse de l’ouvrage.
Par souci de rigueur scientifique, il convient de relever quelques rares imperfections. On s’étonnera de ne pas trouver dans l’enquête de Fabrice Galtier un article de Mark A. Thorne de 2011, qui propose une courte, mais néanmoins très synthétique enquête sur les enjeux mémoriels dans la Pharsale.4 On peut y lire une réflexion sur la tension entre mémoire et oubli dans le poème de Lucain, présenté par Thorne comme un monument littéraire et comme le chant funèbre de la Libertas et de la Rome d’avant les Césars. Cette lecture fait ressortir le même motif d’une crise de la mémoire narrativisée par le poète impérial à travers le récit de la guerre civile (p. 372). Plusieurs thèmes comme celui des imagines ou du monumentum sont présents dans l’étude de Thorne qui aurait pu servir de base aux analyses de Fabrice Galtier.
S’agissant de l’introduction, il est dommage à notre sens qu’elle ne fasse pas place à un état de la recherche plus détaillé, pas plus qu’elle ne signale la position à part de l’ouvrage dans le champ des « memory studies » : Fabrice Galtier est en effet l’un des rares chercheurs français à avoir étudié la notion de mémoire de manière aussi détaillée et rigoureuse à propos d’un ouvrage de poésie latine en général et à propos du poème de Lucain en particulier. Sans doute faut-il saluer ici la modestie de l’auteur qui n’a pas souhaité mettre en exergue le caractère profondément novateur de son travail dans un domaine qui frôle la saturation par ailleurs.
En outre, certains passages manquent peut-être de plus amples développements comme la p. 48 sq. où il eût été intéressant de trouver une analyse différenciée des deux topiques évoquées (la Pergama recidiua et la Troia resurgens); plus loin, un rapprochement entre la figure du monstrator (p. 74), indispensable dans la fonction de réinvestissement de la mémoire du paysage, et les «seigneurs de la mémoire» dont parle Maurizio Bettini 5 eût peut-être été opérant. Enfin, le caractère un peu nébuleux de la distinction opérée par l’auteur entre la fonction du masque funéraire comme « icône » ou comme « indice » (p. 286) est un peu surprenant. Mais ce ne sont que remarques de détails et elles n’engagent en rien la très grande qualité d’ensemble de l’ouvrage de M. Galtier.
Nous conclurons en affirmant qu’il s’agit là d’un livre essentiel et tout à fait incontournable sur les enjeux mémoriels au cœur de la Pharsale de Lucain. Ses apports conceptuels indéniables viennent asseoir une lecture de l’œuvre extrêmement perspicace et efficiente qui sauront séduire tout autant les spécialistes de la mémoire que ceux de Lucain et de son épopée.
Notes
1. Sur le dynamisme ces dernières années des études mémorielles dans la culture antique, voir en particulier les travaux des chercheurs dans le cadre du projet Memoria Romana ( Memoria Romana) dirigé par le Pr. K. Galinsky. Ce dernier a récemment édité plusieurs collections d’articles autour de la mémoire et de ses enjeux dans l’Antiquité: Karl Galinsky (ed.), Memoria Romana : Memory in Rome and Rome in Memory. Supplements to the Memoirs of the American Academy in Rome, 10. Ann Arbor: University of Michigan Press, for the American Academy in Rome, 2014 (BMCR 2015.01.48); Karl Galinsky (ed.), Memory in Ancient Rome and Early Christianity. Oxford ; New York: Oxford University Press, 2016 (BMCR 2016.07.31) et Karl Galinsky, Kenneth Lapatin (ed.), Cultural Memories in the Roman Empire. Los Angeles: J. Paul Getty Museum, 2016 (BMCR 2017.02.27).
2. Fabrice Galtier définit la « mémoire comportementale » en ces termes: « le souvenir du nom véhicule celui d’un savoir-être dont le rappel implique sa reproduction par les membres de la lignée » (p. 179). À notre connaissance, ce concept n’avait pas été défini auparavant et moins encore étudié sur un texte de poésie latine.
3. Parmi les erreurs typographiques, on notera l’absence de petites capitales sur les noms propres, n. 92 p. 71 « Thomas, 2011b » et n. 153 p. 361 « Calonne, 2007 » ; il faut lire « per » et non « par saecula reges » dans la citation virgilienne p. 49 et il manque l’accent aigu sur le premier e de « revèlent » p. 369. On notera aussi les coquilles suivantes: p. 55 « Schrivers » au lieu de « Shrijvers » (bien orthographié en n. 28 p. 55 pourtant); fin de la n. 60 p. 64 : « matapoétique » au lieu de « métapoétique » et p. 278 « s’y touve» pour «s’y trouve».
4. M. Thorne, « Memoria Redux : Memory in Lucan », dans P. Asso (dir.), Brill’s Companion to Lucan, Brill, 2011, p. 363-381. Fabrice Galtier évoque cependant à juste titre le mémoire de thèse de Mark Thorne (2010), portant sur la figure de Caton et « ses interactions avec le thème de la mémoire » (voir p. 12 et bibliographie).
5. M. Bettini, I signori della memoria e dell’oblio: figure della comunicazione nella cultura antica, Florence, 1996. Voir en particulier p. XL sq. sur ces « seigneurs de la mémoire », leurs fonctions, leurs métiers ainsi que les noms que l’Antiquité leur donnait ( nomenclatores, monitores, mnémones).