BMCR 2019.02.21

The Russian Revival of the Dithyramb. A Modernist Use of Antiquity

, The Russian Revival of the Dithyramb. A Modernist Use of Antiquity. Evanston: Northwestern University Press, 2018. 374. ISBN 9780810136694. $39.95 (pb).

L’objet de cette étude, bien défini par son titre, dépasse de beaucoup les limites strictes de la littérature, même de la littérature comparée, où tres souvent on a à chercher des solutions basées sur les contextes culturels et sociaux. La chronologie fixée par l’auteur, bien que valable, relève d’un certain caractère conventionnel. Par rapport à la chronologie adoptée il y aura bien de différences entre une étude ayant pour objet des textes composés entre les années 1894-1917,1 et une autre qui analyse des textes composés entre, voire, 1881 et 1932. Il faut quand même souligner la justesse d’inclure un chapître final, ‘The Dithyramb after 1917 Revolution’, qui ajoute des informations tres importantes (pp. 259-285). En outre, l’auteur reconnaît que l’intérêt russe pour le dithyrambe peut se placer dès 1815, lorsque Batiushkov a publié le poème Вакханка ( Bacchante), qui est certes composé à l’aide d’allusions aux jeunes filles dévouées à la danse et qui jouent le tambourin, à côté d’autres thèmes typiques du dionysisme, tels que le raisin ou le cri d’evohé.

Un autre sujet ouvert à des positions divergentes est celui du corpus d’auteurs et textes analysés. Lahti a raison à se borner tout d’abord au groupe de Saint-Petersburg impliqué à l’organisation et la participation dans les Trouvées de religion et philosophie, Религиозно-философские собрания, et puis aux Cubo-Futuristes. Pourtant l’influence des littératures clàssiques a été aussi tres forte sur les acméistes, un groupe littéraire que l’auteur a mis au rebut pour cette première contribution à une étude qui a beaucoup de bons motifs pour être continuée.2

Le concept du dithyrambe est peut-être plus élusif parce qu’il est possible de l’aborder à plusieurs égards. Cependant, la perspective adoptée, peu importe laquelle, n’assure pas une interprétation univoque. Or, la philosophie nietzschéenne n’a pas pourvu ses lecteurs russes d’une compréhension précise du dithyrambe (p. 11), ce qui permet d’expliquer la diversité de la réception littéraire de ce sujet, car quelques auteurs se réclament d’un individualisme irréductible, tandis que d’autres mettent en relief l’effacement de l’individu au sein du groupe. En fait, ce problème n’a pas reçu de solution, par rapport à la recherche la plus récente.3 Auprès de Nietzsche, l’influence de Rohde a été aussi décisive (p. 22). Il faudrait y ajouter, à notre avis, l’ascendant du Professeur, polonais et russien, Tadeusz Zieliński (Фаддей Францевич Зелинский en russe), qui paraît avoir joué un rôle plus important que celui attribué par Lahti (pp. 12, 16, 20, 139, 234). De même, le savant allemand Wilamowitz- Möllendorf mériterait plus d’attention.4 Quoiqu’il n’est pas le seul acteur de cette pièce (p. 31), Viacheslav Ivanov est certes présent tout au long du livre. Son influence auprès de chaque auteur est soulignée avec précision, aussi bien que les différences, s’il y en avait. On doit aussi louer Lahti lorsqu’elle met au point l’effort d’interprétation du dithyrambe par Ivanov, à l’aide de la théomachie comme pivot (p. 130).

À côté des concepts fournis par des savants faisant des recherches dans les domaines de la religion, la philosophie, l’anthropologie, la sociologie et la philologie, à notre avis il faut reconnaître une autre source pour la résurgence de cette culture dithyrambique moderne. Une vision introspective sur la tradition religieuse et folklorique russe serait aussi en jeu dans ce procès de réveil du dithyrambe grec. L’importance accordée à l’anthropologie comparative et à l’étude de l’évolution sociale (pp. 63-68) a son contrepoids, l’attention à l’héritage spirituel russe (pp. 70-71; voyez aussi pp. 165-167 à propos d’Aleksei Remizov, et p. 175 à propos de Konstantin Bal’mont). Notre suggestion serait d’approfondir dans ce sens. Quand Lahti fait mention, par exemple, de la valeur d’un concept tel que mania (p. 14), il fallait y ajouter que dans la tradition russe les idées de la sainteté et la folie ne sont pas contradictoires puisqu’elles peuvent converger en une seule, celle du iurodivikh, юродивых. Une deuxieme note à cet égard porterait sur la culture chamanique, la portée de la quelle a aussi à voir avec cet essor du dithyrambe.

Des contributions à remarquer, parmi d’autres d’intérêt pour l’étude de la poésie et du théâtre russes, sont le signalement des thèmes dithyrambiques dans la poésie d’Alexander Blok (pp. 153-157) et l’importance de la tendance dithyrambique dans les créations du théâtre bolchevique (p. 265). Le développement du sujet du livre avance harmonieusement par la suite d’un parfait équilibre entre le cadre général et l’attention au petit détail. Les éléments que Lahti nous propose pour l’ancien dithyrambe sont les suivants: la voix chorale; le genre féminin des exécutants, chanteuses, danseuses et actrices; l’atrezzo caractérisé par les motifs de la forêt et du serpent; la danse, spécialement celle qui forme un rond; et la musique et le son (p. 88). Lahti y ajoute plus avant un sixième élément, la nudité et l’abandon sexuel (p. 92). Le sacrifice pourrait être inclus entre ces éléments principaux de la culture dithyrambique (p. 108). En fait, la formulation nietzschéenne de la naissance du genre poétique à partir du rite (p. 116) décèle toute une discussion à faire, puisqu’elle a une conséquence directe pour le sens, les caractéristiques et les fonctions du dithyrambe. Pourtant, à nous borner à la grande attention accordée à la découverte des dithyrambes de Bacchylide, il faut noter là-dessus qu’il n’y a qu’un pourvu d’un choeur (p. 124). La reconstruction idéale des dithyrambes en tant que représentations jouées par un choeur conduit à la paradoxe que des pièces à un seul acteur ont été aussi définies comme chorales (p. 135). Peut-être la place naturelle pour la représentation des dithyrambes déviendrait-elle un septième constituant, si l’on est d’accord avec la formulation sur la mise en scène (p. 266). En conclusion, cette reconstruction semble fort lointaine de ce que fut le dithyrambe ancien, un genre toujours plus proche de la poésie que du theâtre.

Par conséquent, à notre avis la seule critique de fonds à cette fort intéressante contribution porte sur le concept lui-même du dithyrambe grec. Il est évident que la plupart des traits qui lui sont attribués se trouvent certes dans les oeuvres des auteurs étudiés par Lahti, mais cela n’implique pas qu’on doit les attribuer en même temps au dithyrambe originel. La nudité, par exemple, est imposée comme un élément de la représentation selon Evreinov (p. 258), mais l’insistence de Lahti à parler d’une nudité réelle ou tout au moins suggérée manifeste son accord avec l’idée que le dithyrambe grec était joué de la sorte. Néanmoins, aucune source ancienne ne nous apprend que le dithyrambe entraînait la nudité des joueurs et des danseurs, une condition pourtant assumée par beaucoup d’experts modernes et de théoriciens de l’art dramatique.5 La nudité dans la Grèce ancienne est devenue en fait un topique qui éblouit encore danseurs et savants.6 Le corps nu est assurément documenté dans l’iconographie grecque classique pour le cas des danseurs. Cependant, il n’y a pas d’étude qui présente acteurs et musiciens nus aussi.7 Or, en général, les reconstructions proposées par Lahti s’installent plutôt sur le terrain de l’hypothèse.8

Il faut aussi préciser que le nom ‘dithyrambos’ n’est pas régistré comme un surnom du dieu Dionysos (p. 8). Une fois est-il interprété par Platon comme la naissance du dieu.9 La traduction de R. G. Bury—on a choisi la langue de l’auteur du livre—fait comme ça: ‘Among us, at that time, music was divided into various classes and styles: one class of song was that of prayers to the gods, which bore the name of ‘hymns’; contrasted with this was another class, best called ‘dirges’; ‘paeans’ formed another; and yet another was the dithyramb named, I fancy, after Dionysus’. Par la suite de cette pauvre traduction, qu’il faut toujours lire à côté de l’original grec, le texte est clairement trompeur: la phrase finale dit: ‘and another one, the so-called dithyramb, the birth of Dionysos as I think’. Or, Platon n’a pas dit que le nom du genre a été dérivé de la naissance du dieu, même pas du nom du dieu.

La réception russe du dithyrambe, ainsi présentée par Lahti, témoigne d’une série de contradictions, étant donné qu’elle est caractérisée par le polyédrisme et gouvernée par des desseins contreposés. Quand l’auteur vient de nous apprendre que ‘the revival of the dithyramb (…) [was] a kind of anti-evolution that moves culture and society backwards’(p. 45), une opinion soutenue par des arguments solides, elle continue dans le sens invers lorsqu’elle y ajoute que ‘the primitivists did not think and work outside the scientific-progressivist model’ (p. 49). Le Darwinisme a été bien sûr un de ses modèles (pp. 83-84). En outre, on nous apprend des participants dans les réunions de religion et philosophie (Saint Petersburg, 1901-1903) qu’ils avaient un intérêt commun pour l’évangélisation de la société (p. 80). Temps à venir, pourtant, leur sentiments dithyrambiques portèrent sur la Révolution russe, tel le cas, parmi d’autres, de Sologub (pp. 147-148, p. 287). En fait, les dithyrambes trouvèrent leur place même sur la scène du théâtre Bolchevique de la tout première époque (p. 265).

Un autre aspect qui soulève des doutes et encore le plain refus est celui des genres littéraires soumis à l’analyse de l’auteur, en cherchant à les redéfinir (pp. 30, 36-39). Les observations de Lahti n’ont pas pourtant de soutien d’aucun type.10 L’auteur a toujours en vue les genres dramatiques, ce qui fournit quand même le livre d’une perspective très intéressante pour l’étude du dithyrambe (p. 257).11

L’oeuvre aurait sans aucun doute profité d’une approche philologique. C’est par exemple une erreur prendre la Phrygie pour une colonie thrace (p. 17), alors que toutes les deux nations ont bénéficié de liens d’une extrème fortitude et même d’exclusivité, à commencer par des langues très proches l’une de l’autre. Une brève section à propos de la culture thrace aurait été aussi bienvenue: il y a un siècle, beaucoup de savant russes se sont trompés à cause de leur identification des peuples slave et thrace, une confusion que Lahti reproduit (pp. 20, 21, 111). Puis, la traduction du terme grec δρώμενα au moyen de la phrase ‘thing that is being done’ (p. 24) risque de complètement manquer un des sens qui lui sont plus propres, celui de la relation avec la religion et le rituel.

C’est à dire, ce qu’on parvient à accomplir ce sont les rites et rien d’autre. D’une manière semblante, quelques affirmations méritent d’une nuance ou même d’être éliminées.12 Plusieurs fois on parle des chitons (pp. 122, 151), une sorte de vêtement pour l’hiver, tandis que le contexte de la danse suggère les chlamydes.

Les traductions ont aussi joué un rôle à envisager dans le procès de diffusion de la poésie dithyrambique. Un chapitre dédié à ce sujet aurait bien pu y jeter de la lumière. Lahti se limite à faire des références aux traductions d’Ivanov (p. 123) et Annensky (pp. 170-171); le recueil de textes édité par Latyshev (pp. 188-189), en dépit des caractéristiques qui lui sont propres, a été sans doute déterminant pour la propagation d’idées sur la protohistoire des Slaves et des nations voisines.

Il faut faire aussi attention à la juste reconaissance de l’impact produit par l’arrivée à Moscou du tableau La danse, d’Henri Matisse (pp. 231-232), mais il n’est pas de mention à l’influence de Picasso sur les dessins parisiens de Maïakovsky (pp. 203-204). Le thème commun du taureau ayant sur Picasso une attraction constante tout au long de sa vie, on dirait qu’il est devenu une source majeure d’inspiration pour le poète russe.

Les erreurs typographiques sont peu nombreux et pas importants: ‘stong’ (p. 82), ‘Rodhe’ (p. 109). Le lecteur, cependant, se plaindra du manque d’un index bibliographique, encore plus par la décision éditoriale de placer les notes en fin du livre. La combinaison de ces deux options nuit à l’utilité du livre.13

Finalement, il nous reste à indiquer comment ‘The Russian Revival of the Dithyramb’ fournit un modèle pour la recherche dans le champ de la réception dels littératures classiques dans les cultures slaves. Ce n’est pas à proprement parler un modèle méthodologique, compte tenu du manque d’une analyse philologique qui doit toujours être placée au centre du plan de recherche. Lahti pourtant a fait une contribution brillante et très complète qui comble un chapitre paticulièrement riche de la réception russe des littératures classiques.

Notes

1. La validité des dates est confirmée par Lahti p. 259. Par conséquent, la recherche couvre cette période, en dépit des références, à l’occasion et toujours brèves, aux dernières époques de Meyerhold et Evreinov, cf. pp. 252-253 et 258, respectivement.

2. Probablement les acméistes ont été moins attractifs, étant donné que leur réception des littératures classiques s’est produite à un niveau esthétique plutôt. Il n’y a pas d’éclatant écho dithyrambique dans la poésie de Georgyi Ivanov, par exemple.

3. Voyez C. Swanton, “Niezsche and the ‘Collective Individual’”, in J. Young (ed.), Individual and Community in Nietzsche’s Philosophy, Cambridge University Press, 2015, 302-335.

4. U. von Wilamowitz-Möllendorf, Die Perser, aus einem Papyrus von Abusir im Auftrage der Deutschen Orientgesellschaft, Leipzig 1903.

5. W.M. Downs, L.A. Wright, & E. Ramsey, The Art of Theatre: Then and Now, Boston 20104, p. 258.

6. Voyez W. Sorell, The Dance Through the Ages, New York, p. 178, à propos d’Isadora Duncan.

7. Voyez par exemple G.A. Privitera, “Archiloco e il ditirambo letterario presimonideo”, Maia 9, 1957, 97-110; “Il ditirambo fino al V secolo”, in R. Bianchi Bandinelli (ed.), Storia e civiltà dei Greci V, Milano 1979, 311-325; B. Zimmermann, Dithyrambos. Geschichte einer Gattung, Göttingen 1992, pp. 11-16; A. Sánchez i Bernet, Les dithyrambes de Bacchylide. Contribution à une étude linguistique, Beau Bassin 2018, pp. 15-25.

8. K. Lahti, The Russian Revival of the Dithyramb, Evanston 2018, p. 30: “The dithyramb was originally a wild, murderous orgy performed by madwomen in the mountains to summon Dionysus. It was not Greek. It has been a violent Thracian ritual to a Thracian god, but it spread through Greece through groups of women.” P.247: “(…) The first dithyrambs were performed in the darkness of night.”

9. Pl. Leg. 700a5-b5.

10. P. 30: “The dithyramb was originally a wild, murderous orgy performed by madwomen in the mountains to summon Dionysus. It was not Greek. (…) The words uttered during these rites eventually became the poetic form of the dithyramb, which itself subsequently became Greek tragedy.”

11. Un exemple suffit à le montrer: Lahti fait des éloges aux efforts de Nikolai Evreinov de façon à atteindre la rupture dramatique du quatrième mur en vue de la création d’une nouvelle réalité (p. 257). Le rapport avec le théâtre contemporain serait bienvenu—on peut penser, par exemple, à Pirandello. Un effort similaire se retrouve chez les poètes qui cherchaient à éliminer les différences entre l’individu et le groupe.

12. Un exemple, p. 30: “The words uttered during this rite eventually became the poetic form of the dithyramb, which itself subsequently became Greek tragedy,”

13. À la p. 291, par exemple, Lahti exprime une opinion fort claire à l’égard des pulsions sexuelles propres aux rites dionysiaques, en spécial celui de l’ὀρειβασία, pourvu qu’elle ne parvient pas à identifier le rite. Néanmoins, p. 362, n. 24, le lecteur trouve que cette opinion n’a pas de soutien de la part de la théorie, parce que l’auteur a profité d’une représentation assez particulière chez une école de théâtre.