L’ouvrage d’Evelyne Samama marque l’aboutissement d’une quinzaine d’années de recherches sur la médecine de guerre en Grèce ancienne1 : il se présente comme une synthèse sur une question aux implications multiples, comme le montre le nombre important de chapitres qui le compose, trente-cinq au total. En effet, le livre, assez imposant, comporte 588 pages et s’articule en deux parties. Le corps du texte est précédé d’une préface, d’une table des abréviations, d’une liste des sources écrites citées (avec l’édition utilisée) et d’une courte introduction, elle-même suivie de deux premiers chapitres introductifs indépendants. La première partie, constituée de dix-huit chapitres, est consacrée à la bataille et à ses implications médicales ou physiologiques. La seconde partie, plus courte et comportant quinze chapitres, traite des soins proprement dits et de leurs suites ainsi que de certaines catégories particulières de blessés. L’ouvrage se complète d’une conclusion de neuf pages, suivie de tableaux annexés, d’une abondante bibliographie2 et de trois indices (des sources, des noms propres et des termes). L’objet en lui-même est d’excellente facture, à l’image des autres publications de la collection De diversis artibus chez Brepols dont il constitue le soixante-et-unième volume. Nous vous proposons de le parcourir afin de mesurer la somme de la recherche qu’il représente, malgré quelques limites qui sont, du reste, liées aux ramifications multiples qu’un tel sujet impose. Nous clôturerons notre propos par quelques remarques concernant le fond et la forme.
L’introduction elle-même se limite à deux pages et présente l’intérêt de la recherche qui, selon les propres mots de l’auteur, “se place à la croisée des chemins entre l’histoire de la médecine et de la santé, l’histoire du corps et l’histoire des guerres dans l’Antiquité” (p. 16). Elle est complétée par les premiers chapitres qui s’articulent comme une introduction scientifique : le chapitre I dresse un bilan historiographique de la question en intégrant le champ plus large de l’histoire militaire et de l’histoire de la médecine, tout en montrant le vide que l’étude vient combler. Le second chapitre introductif présente les sources antiques : elles sont principalement littéraires mais de nature assez large puisqu’on y trouve aussi bien de la poésie que des récits historiographiques et des traités de technique militaire et évidemment médicaux. L’auteur évoque également les sources épigraphiques et l’apport, certes limité, de l’archéologie (armes, matériel médical et surtout iconographie sur céramique peinte ou reliefs funéraires).
La première partie concerne la bataille elle-même. Les chapitres sont assez courts et ne prétendent en aucun cas à l’exhaustivité sur les points qu’ils abordent. En effet, l’important semble, pour l’auteur, de poser quelques jalons nécessaires à la pleine compréhension des implications médicales qui seront développées ultérieurement. Ainsi, après un chapitre (chapitre III) consacré aux dénombrements des effectifs militaires, des morts ou blessés évoqués par les sources et leur fiabilité notamment au regard d’une certaine forme de secret défense, un autre (chapitre IV) traitant de la blessure et sa fonction parfois propre dans les récits, Evelyne Samama propose une série de chapitres plus complets sans toujours être en lien les uns avec les autres. Les chapitres V et VI concernent la bataille rangée : le premier s’occupe plutôt de la préparation des hommes, non seulement physique, ce qui a évidemment une influence directe sur les conséquences physiologiques du combat, mais aussi psychique à travers la discipline et la motivation inculquées aux troupes. Le second traite de la bataille elle-même mais uniquement du point de vue de l’armement avec une description succincte de chaque type de combat et d’armes. Les deux chapitres (VII : ” Si vis pacem, para bellum…” ; VIII : “L’épreuve des sièges”) suivants abordent les implications en termes d’organisation, d’une part, des campagnes militaires et, d’autre part, des sièges : on y traite des problématiques de ravitaillement, de l’approvisionnement en eau et d’autres contingences humaines (“les bouches inutiles”) ou matérielles (déplacements, défense, etc.).
Ce n’est qu’avec les chapitres IX à XIV que le lecteur entre pleinement dans la problématique de l’ouvrage : les conséquences physiologiques de la guerre. Chacun d’entre eux traite d’un aspect différent : les blessures hors-combat (lors de la défense ou des déplacements), puis celles infligées pendant la bataille elle-même qui sont détaillées par l’auteur suivant chaque partie du corps concernée, avant d’envisager les risques liés aux animaux (chapitre XI), aux déplacements avec la fatigue, les aléas climatiques ou la malnutrition, qui ont des conséquences sanitaires directes sur le soldat (chapitre XIII), entraînant affection et troubles divers, sans oublier maladies et épidémies dont les sources témoignent largement (chapitre XIV).
Viennent ensuite un certain nombre de chapitres qui restreignent la problématique aux seuls commandants et chefs, dont le mode de vie ou le statut induisent soit une situation particulière par rapport au reste des troupes soit un traitement particulier par les sources antiques. Ainsi, sont évoqués les conditions de vie des commandants (chapitre XV), le cas d’Alexandre dont la physiologie en lien avec le combat est largement traitée par les rapporteurs de son expédition (chapitre XVI), la place du chef dans la narration des combats (chapitre XVII) et les conséquences politiques ou militaires d’une chef blessé, malade ou mort (chapitre XVIII).
Les deux derniers chapitres (XIX et XX) de cette partie s’écartent des thématiques précédentes puisque ce ne sont plus les combattants eux-mêmes qui sont au centre de la discussion mais les médecins ou la médecine. En effet, l’auteur discute de l’utilisation des connaissances médicales comme arme en s’intéressant d’abord à la fabrication de poisons par les médecins puis aux ruses visant à dégrader les conditions sanitaires de l’ennemi (privation ou empoissonnement de l’approvisionnement notamment).
La seconde partie, introduite par un court paragraphe qui fait office de transition avec la partie précédente, traite des soins proprement dits ou, plus précisément, envisage la question de l’existence d’une médecine de guerre. Les chapitres s’organisent en deux groupes thématiques. D’abord, trois chapitres évoquent l’organisation humaine de la prodigation des soins : un premier (chapitre XXI) est consacré aux opérations médicales pendant la bataille (“Assister, protéger, évacuer”). Evelyne Samama y envisage le dilemme entre les soins à apporter aux blessés et leur abandon ; un deuxième chapitre (chapitre XXII) s’intéresse au praticien des soins prodigués pendant ou immédiatement après le combat : le guerrier lui- même, ses camarades ou serviteurs, des assistants civils et évidemment des médecins, qu’ils proviennent des cités ou qu’ils aient été partie prenante des expéditions militaires ; un court chapitre (chapitre XXIII) complète les deux premiers, plus spécifiquement consacré au service de santé des souverains grecs, perses ou hellénistiques.
Les chapitres qui suivent sont quant à eux entièrement consacrés aux soins proprement dits. Dans un premier temps (chapitre XXIV), l’auteur distingue la médecine de survie et la traumatologie (extraire le projectile, lutter contre l’hémorragie), les problématiques liées aux douleurs et aux possibilités d’analgésie voire d’anesthésie (chapitre XXV), avant de s’intéresser aux complications (chapitre XXVI) : les risques liés à l’hémorragie, à l’infection et à la gangrène. Puis, il est question plus particulièrement des procédures chirurgicales comme la suture, la cautérisation (chapitre XXVII), les remèdes, les bandages (chapitre XXVIII) ou encore les amputations (chapitre XXXIX). Les chapitres XXX et XXXI évoquent des complications périphériques aux blessures directes du combat : les morsures et les empoisonnements d’un côté, les maladies collectives et pestilences de l’autre. Le chapitre suivant (chapitre XXXII) clôt la logique initiale de la seconde partie puisqu’il envisage les soins aux convalescents.
À instar de ce que nous avons déjà commenté pour la première partie, les derniers chapitres sont moins liés à ceux qui précèdent et concernent des sujets particuliers ou des catégories spécifiques de blessés : un premier (chapitre XXXIII) considère les actions médicales à l’encontre des ennemis qui peuvent prendre la forme de tortures ; ensuite vient un très court chapitre (chapitre XXXIV) dédié au médecin de cour. Enfin, la seconde partie se termine sur la question des vétérans et des blessés de guerre en s’intéressant à leur place dans la société (chapitre XXXV).
L’ensemble est bien écrit, clair, avec des paragraphes courts et des subdivisions de chapitres permettant d’appréhender rapidement la structure de l’ouvrage. Les notes sont abondantes et parfois très détaillées : elles apportent soit des éclaircissements bibliographiques, des références aux sources, et reprennent le grec des passages cités dans le corps du texte. C’est d’ailleurs la principale force de cet ouvrage qui fait la part belle aux sources littéraires et épigraphiques que l’on retrouve facilement grâce à index locorum fort utile au chercheur. Notons que ce dernier se double d’un index nominorum recensant les occurrences des noms propres ainsi que d’un index verborum qui se limite, comme le précise l’auteur, “aux termes significatifs” et qui n’inclut pas les notes de bas de page. Il convient aussi de louer l’ajout par l’auteur de tableaux en annexes résumant une partie des données notamment en ce qui concerne les blessures (celles d’Alexandre principalement) et les maladies infectieuses. Ceux-ci auraient pu être étendus à d’autres aspects de cette étude (notamment en distinguant les types de soins prodigués, les mutilations rencontrées, outils, etc.). Enfin, la bibliographie est abondante avec une mise en exergue des huit titres fondamentaux : on notera cependant l’absence de monographies ou d’articles au-delà de 2014, ainsi que de quelques références qui auraient pu la compléter, notamment en ce qui concerne les mutilations corporelles en contexte de guerre.3 Il s’agit d’une ouverture car cette synthèse servira incontestablement à tout chercheur désirant approfondir les analyses esquissées par Evelyne Samama sur la question des mutilés de guerre ou encore des mutilations perpétrées sur les ennemis.
En effet, certains points exposés mériteraient un approfondissement. Nous avons déjà souligné cet écueil à propos des premiers chapitres même s’il faut convenir que cet ouvrage, déjà imposant, ne pouvait reprendre de fond en comble ni la question des chiffres des blessés ou des morts ni celle de la préparation militaire, aspects périphériques de la problématique générale. En revanche, le chapitre sur la blessure est sans doute trop court pour envisager pleinement la subtilité de la perception grecque de l’altération du corps qu’Evelyne Samama ne fait qu’effleurer. De même, dans la seconde partie, les chapitres concernant certaines blessures intentionnelles (mutilation et autres) ou les infirmes de guerre peuvent être encore développés. Toutefois, ces quelques points ne nuisent pas à la somme de connaissances que représente cet ouvrage. Il restera à n’en pas douter pendant de nombreuses années la synthèse de référence sur la médecine de guerre en Grèce ancienne tant par son approche encyclopédique de la question que par les ramifications qu’elle explore de ce vaste sujet.
Concernant la forme, il n’y a guère de remarque d’importance : la lecture est rendue agréable par une aération générale des pages, accentuée par les nombreuses citations de sources qui sont placées en retrait par rapport aux autres paragraphes. En outre, le grec se limite, dans le corps du texte, aux termes importants en lien avec le sujet, autorisant une lecture facile pour les non-hellénistes. Quelques coquilles d’édition sont à signaler au niveau du grec mais elles restent limitées (par exemple n. 20 ou 22 ou p. 38 avec des problèmes d’accent qui sont décalés par rapport aux caractères). Enfin, on ne peut que regretter le prix élevé d’une telle publication, ce qui freinera sans doute sa diffusion en dehors des réseaux de bibliothèques universitaires.
Notes
1. Après une thèse publiée en 2003 chez Droz et intitulée Les médecins dans le monde grec. Recherches sur la naissance d’un corps médical.
2. On relèvera la bonne idée de mettre en gras les huit ouvrages de références, permettant au profane ou à l’étudiant d’aller à l’essentiel.
3. Par exemple, Jean-Christophe Couvenhes, « Le décret des mains coupées (Xénophon, Helléniques, II, 1, 31-32) et la mutilation des extrémités sur les prisonniers de guerre », in L. Bodiou, V. Mehl et M. Soria (éd.), Corps outragés, corps ravagés de l’Antiquité au Moyen Âge, Culture et société médiévales 21, Turnhout, Brepols, 2011, p. 419-434 ; ou Yannick Muller, « La mutilation de l’ennemi en Grèce classique : pratique barbare ou préjugé grec ? », in A. Allély (éd.), Corps au supplice et violences de guerre dans l’Antiquité, Scripta Antiqua, 67, Bordeaux, Ausonius, 2014, p. 41-72.