La défiance des philosophes envers les religions de leur temps est chose courante, et Aristote n’échappe pas à la règle. Sa représentation de dieu comme premier moteur immobile au livre Lambda de la Métaphysique n’a rien de commun avec le Zeus du panthéon grec, et pourrait passer pour une forme d’impiété. D’ailleurs, Aristote ne fut-il pas traîné en justice comme Socrate pour ce motif ?1 Pourtant, il ne recommande pas de se distancier de la religion traditionnelle, et l’intègre même dans sa cité idéale. Comment comprendre un tel paradoxe ?
Dans un ouvrage clair et convaincant consacré à la religion chez Aristote, Mor Segev défend la thèse suivante : Aristote critique certes les religions traditionnelles, dont le contenu est divulgué par les mythes, la poésie et l’opinion commune, mais il estime que leur fonction est indispensable sur le plan sociopolitique. La religion oriente en effet les âmes des hommes les meilleurs vers les principes dont la compréhension forme le contenu du bonheur. Le faux, en somme, peut aussi servir le bien et le vrai – Aristote a retenu la leçon de Platon.
L’ouvrage comporte cinq chapitres. Les quatre premiers présentent le paradoxe et sa solution, et le dernier examine les prolongements de la position aristotélicienne dans les pensées médiévales juives et chrétiennes, en prenant pour exemples Maïmonide et Albert le Grand.
Le chapitre I expose l’objet des critiques d’Aristote envers les religions : elles visent principalement l’anthropomorphisme qui imprègne la plupart d’entre elles, ainsi que l’idée que les dieux ont une conduite intentionnelle et répondent au culte de leurs fidèles, comme c’est le cas dans un schéma providentiel. Pour Aristote au contraire, dieu est identifiable à la faculté théorétique se pensant elle-même, et il est la cause première de tout mouvement, aussi bien dans notre âme que dans le reste de l’univers. L’interprétation détaillée d’un passage controversé du De philosophia (p. 29-47), qui répond à l’allégorie platonicienne de la caverne, en remet en question les lectures courantes : pour Mor Segev, Aristote n’y soutient ni un argument téléologique pour prouver l’existence de dieu, ni un projet d’éducation philosophique, mais énonce une critique des Formes platoniciennes comme séparées et indument déduites d’un argument téléologique sans fondement.
Les chapitres II à IV expliquent le détail du paradoxe aristotélicien sur la religion traditionnelle, ainsi que la fonction qu’elle peut jouer malgré la fausseté de son contenu. Le paradoxe est d’autant plus fort que, contrairement à Platon, Aristote ne propose pas de transformer ce contenu au moment d’étudier le rôle politique de la religion dans sa cité idéale. A quoi peut-elle donc servir dans ces conditions ?
Dans le chapitre II, l’auteur souligne que son utilité ne tient pas au contrôle social qu’elle permet d’exercer, car la cité d’Aristote est faite d’hommes vertueux. Selon Mor Segev, la fonction primordiale de la religion traditionnelle pour Aristote est de permettre d’atteindre la connaissance de la philosophie première, dont dieu est l’objet central. Le rôle des prêtres – Mor Segev ne dit pas si Aristote estime qu’ils en ont ou pourraient en avoir conscience – est de susciter auprès des fidèles l’émerveillement envers les dieux, émerveillement pouvant alors donner lieu, dans le meilleur des cas, à une enquête philosophique sur les premiers principes. L’anthropomorphisme divin peut ainsi favoriser la connaissance philosophique de dieu. Si cet argument lui-même ne figure pas tel quel dans le corpus aristotélicien, un argument similaire se trouve chez Strabon ( Geographica 1.2.8), dont Mor Segev montre, avec toute la prudence requise, qu’il est raisonnable de l’appliquer aussi à Aristote, dans la mesure où, à l’évidence, Strabon puise sans le dire les éléments de sa réflexion chez le Stagirite.
Si donc la religion traditionnelle n’enseigne pas, du moins facilite-t-elle l’enseignement en suscitant un état émotionnel qui lui est propice. Comment concilier toutefois l’argument d’Aristote avec sa téléologie ? Comment le faux peut-il avoir une fonction naturelle ? Pour Mor Segev, il en va de la religion comme de l’argent, qui sont pour Aristote des instruments conventionnels : dépourvus de valeur en eux-mêmes, ils trouvent leur usage naturel quand ils sont employés en vue d’un but naturel, à savoir respectivement l’acquisition limitée des richesses, et le bonheur de la cité et des individus.
Dans le chapitre III, Mor Segev examine l’élément précis qui, dans les religions traditionnelles, permettrait aux fidèles les meilleurs d’entreprendre une enquête philosophique sur les premiers principes. Le dénominateur commun entre les hommes et les dieux, que les descriptions anthropomorphiques des dieux incitent à découvrir, est la possession et l’exercice de l’intellect, dont la fonction est de se penser soi-même comme pensant. Si la religion traditionnelle tend plutôt à distinguer les mortels des immortels, elle peut donc toutefois mettre sur la voie de la connaissance philosophique de ce qu’ils ont en commun, et qui fonde notre capacité de comprendre l’activité divine.
Le court chapitre IV a pour objet le regard qu’Aristote porte sur les mythes et leur usage. A l’exception de ceux dont le contenu est incontestablement obscur, tous sont utiles malgré leur fausseté intrinsèque, qui porte toujours des traces de vérité : ils peuvent contribuer à une forme de stabilité sociale et d’habituation morale, mettre sur la voie d’une instruction philosophique concernant des points théoriques particuliers (comme les théories du mouvement par exemple), soutenir les lois d’une cité, ou encore rendre compte d’un état passé du monde.
Mor Segev consacre le dernier chapitre de son ouvrage à l’influence que la théorie aristotélicienne a exercée sur deux penseurs médiévaux, Maïmonide et Albert le Grand. Maïmonide suit de près Aristote, en estimant que le culte, avec son contenu anthropomorphique, est préparatoire à la connaissance philosophique de dieu. Albert le Grand estime lui aussi que la poésie et les mythes et religieux peuvent servir à persuader les fidèles et orienter leur conduite. Mais à la différence de Maïmonide et d’Aristote, il situe leur finalité propre non dans une connaissance philosophique de dieu ou des premiers principes, mais dans une contemplation théologique directe de la vérité.
Outre quelques répétitions dans l’annonce des idées directrices et dans les conclusions de chaque chapitre, on peut peut-être reprocher à Mor Segev de ne pas situer plus précisément Aristote par rapport à Platon sur cette question, au début du livre par exemple, ainsi que par rapport à certains de ses disciples, comme Dicéarque qui accordait à la vie pratique la supériorité éthique sur la vie contemplative : quel rôle pouvait bien jouer pour lui la religion ? Ces remarques n’entament toutefois pas la valeur et la rigueur de l’ouvrage, qui se distingue par la portée anthropologique que Mor Segev, sans le dire en ces termes, perçoit dans la réflexion d’Aristote en matière religieuse. Ce dernier ne se contente pas en effet de critiquer la religion traditionnelle tout en se résignant à sa nécessité sociale ou politique : il montre en quoi la religion offre une réponse au désir naturel de savoir propre à l’homme, et figure à ses yeux l’institution politique ou sociale du vrai.
Notes
1. Richard Bodéus, « L’impiété d’Aristote », Kernos [En ligne], 15 | 2002, mis en ligne le 21 avril 2011.