Professeur émérite à l’université de Sarrebrück, spécialiste de Constantin et de son époque, Klaus Martin Girardet est également reconnu pour ses travaux sur la période de transition entre la République et l’Empire. Ses nombreux articles et comptes rendus ont été rassemblés en 2007 dans un recueil qui met en valeur la cohérence de sa réflexion et souligne son intérêt pour une approche juridique des événements et des personnages de cette époque.1 L’œuvre de Girardet est en effet caractérisée par une connaissance détaillée des institutions qui guide son interprétation des dernières décennies de la République romaine et plus particulièrement de la période charnière entre les guerres civiles et le début du Principat. Le présent ouvrage s’appuie en grande partie sur un article paru en 2000 analysant les problèmes juridiques autour de la fin du proconsulat de César.2 Partant du postulat qu’une guerre “bricht nicht aus”, Girardet propose de développer une reconstruction détaillée des événements qui ont conduit au “Militärputsch” césarien. S’appuyant sur une connaissance approfondie des sources, mais également de la littérature contemporaine dont il fait grand usage, Girardet présente son projet comme une nouvelle reconstitution systématique des événements et un nouveau regard sur ce coup d’État césarien.
Après un court avant-propos, l’ouvrage est divisé en douze chapitres qui présentent chronologiquement les débats qui agitent les années 52 à 49 autour de la fin du proconsulat de César et l’enchaînement des faits qui vont mener au déclenchement de la guerre civile. Suivent sept chapitres annexes de longueur et d’intérêt variés, puis une chronologie détaillée du mois de janvier 52 au mois de janvier 49 mettant en parallèle les événements et les sources. L’ouvrage se termine par une riche bibliographie, un index et deux cartes en noir et blanc auxquelles manque un titre.
Les deux premiers chapitres de l’ouvrage peuvent être considérés comme une introduction. Le premier résume les événements qui justifient selon César le déclenchement de la guerre civile: le respect de son privilège accordé en 52 et la défense de sa dignitas face aux menaces de procès et la défense de la libertas du peuple romain contre ses ennemis au sénat. Le deuxième chapitre présente le jugement porté par les savants sur le putsch césarien et la nécessité pour l’auteur d’y apporter des modifications. Il est ainsi communément admis que la République romaine n’était plus viable, ce qui expliquerait, voire justifierait, l’action de César, à la suite notamment de Theodor Mommsen.
Les cinq chapitres suivants traitent des années 52 à 50, soit la “Vorgeschichte” du “Militärputsch” de César, et pourraient ainsi former la première partie de l’ouvrage. Le chapitre 3 est consacré au privilège accordé à César en 52 et Girardet y reprend les idées déjà exposées dans son article paru en 2000, ce qui en réduit beaucoup l’intérêt. Le chapitre 4 est centré sur l’offensive du consul M. Marcellus contre César au début de l’année 51 et reprend à nouveau de nombreux éléments déjà développés dans cette même étude, auxquels s’ajoutent différents tableaux résumant le potentiel militaire grandissant du proconsul en Gaule de 58 à 52. Le chapitre 5 permet à Girardet d’analyser la situation à l’automne 51, en commençant par cette menace militaire qui se met en place en Cisalpine, tandis que le chapitre 6 aborde l’année électorale 50 et l’action du consul C. Marcellus. L’auteur s’appuie toujours au fil de ces pages sur son article décrivant le “Konsulatsplan” de César. Suivant les conclusions déjà affirmées dans ce dernier, Girardet estime que ces événements constituent fondamentalement l’origine du coup d’État, quand César doute de la possibilité d’exercer son privilège. Le chapitre 7 se penche sur les exigences de César à l’été 50 pour l’année 49: se présenter in absentia aux élections de 49 pour le consulat de l’année 48. César envoie une lettre de menace au sénat où il exige notamment que toutes les armées soient licenciées, c’est-à-dire celle de Pompée en même temps que la sienne, puis réclame l’extension de son privilège à l’année 49. Girardet fait ensuite le point sur le potentiel militaire de César à la fin de l’année 50, notamment en Cisalpine où se trouvent désormais trois légions et vingt-deux cohortes. Il décrit enfin l’escalade des menaces, les voyages de César en Cisalpine, les déplacements de ses troupes: toutes ces mesures démontrent clairement sa volonté d’utiliser la force et le coup d’État si ses demandes ne sont pas satisfaites.
Alors que les sept premiers chapitres reprenaient l’essentiel de l’article paru en 2000 de manière plus développée mais sans en modifier les conclusions, la partie suivante présente davantage d’intérêt pour le lecteur. Dans ces quatre chapitres, Girardet nous guide vers le coup d’État avec autant de précision que le permettent les sources et tente de reconstituer l’enchaînement des événements mais aussi de souligner plus assurément la responsabilité de César. Le chapitre 8 résume ainsi la situation à la veille du putsch, où la vie politique semble paralysée car une majorité de sénateurs craignent de donner à César un motif pour marcher sur l’Italie. L’attitude du consul Marcellus, décidé à contrer Curion, a souvent été jugée, notamment par Mommsen, comme responsable du début de la guerre, forçant un César pacifique à agir. Girardet conteste ce point de vue et souligne que le consul assume sa responsabilité en toute conscience dans le sens de ses obligations, à la lumière de la menace militaire qui pèse alors. L’auteur évoque ensuite les autres options encore envisageables en suivant la correspondance de Cicéron, qui se présente en faveur du licenciement de l’armée de César et de l’abandon de sa province en échange de son élection in absentia au consulat en 49 pour 48. Le chapitre 9 aborde les événements du 1 er janvier 49, date à laquelle César n’a officiellement plus de province ni d’armée, et véritable point de départ du “Militärputsch” de César selon Girardet. Lors de la séance au sénat, lecture est faite par les tribuns Marc Antoine et Q. Cassius Longinus d’une lettre du proconsul où alternent, selon Girardet, “Zuckerbrot und Peitsche”. Il note néanmoins qu’une chance est laissée à César de revenir dans la légalité et même de respecter l’extension de son privilège promise à l’été 50. Mais César a conscience que le temps ne joue pas en sa faveur et est bien décidé à poursuivre son coup d’État et à déclencher la guerre au plus tôt, alors que la situation lui est encore favorable. Girardet considère cependant que le proconsul préfèrerait atteindre ses objectifs sans combattre et s’interroge ensuite sur le casus belli qui conduit au déclenchement des hostilités.
Le chapitre 10 est ainsi consacré au Senatus Consultum Ultimum du 7 janvier 49. Girardet revient sur l’image véhiculée par César d’une résolution prise contre ou à cause des tribuns de la plèbe et la conteste avec pertinence, comme Cicéron le laisse entendre dans ses Philippiques (2.53). Il considère en effet que le SCU n’est pas une réaction du sénat contre les deux tribuns césariens mais une défense de la République: le sénat et le gouvernement renoncent à négocier et à gagner du temps, refusent de capituler et d’accepter l’ultimatum césarien. Si la résolution du sénat est clairement dirigée contre César, comment expliquer alors le départ des tribuns? Girardet remarque que, dans le texte du SCU, les consuls, les préteurs, les proconsuls et les tribuns de la plèbe sont tous mobilisés sans restriction. Il affirme alors que le sénat s’adresse au collège des tribuns dans son ensemble avec l’intention d’obliger les tribuns césariens à se distancier de César au dernier moment. Ces derniers, par leur refus, sont désormais assimilés au parti des ennemis de l’État et donc menacés à ce titre. Ne bénéficiant plus de la protection de leur statut officiel, ils fuient Rome: le SCU vise directement César et ses partisans, dont les deux tribuns de la plèbe, mais ne s’attaque pas à leur statut en tant que tel, contrairement à ce qu’affirme le texte césarien. Le chapitre 11 suit pas à pas le début de l’offensive césarienne sur le territoire italien afin de mieux comprendre l’élaboration du putsch militaire. Pour cela, Girardet effectue différentes observations à partir des sources dont il a préalablement fait l’inventaire. Analysant les distances parcourues par la XIIIe légion pour se trouver le 11 janvier à la frontière de l’ ager romanus, il estime qu’elle a dû recevoir l’ordre de marche mi-décembre pour être le 9 janvier avec César à Caesena : par conséquent, le proconsul aurait anticipé le refus du gouvernement devant ses menaces. Girardet observe ensuite que la XIIe légion devait se trouver à Mutina ou Bononia et non à Placentia pour arriver le 4 février à Firmum, avec la VIIIe légion et les vingt-deux cohortes transpadanes qui parviennent à Corfinium le 17 février. D’après l’auteur, ces estimations montrent comment César a préparé son coup d’État en avance, avant la fin légale de son commandement et que les mouvements de troupe ne sont en aucune manière une réaction aux mesures prises début janvier par le sénat. Le chapitre 12 se présente comme une conclusion à l’ouvrage et permet à Girardet de préciser son point de vue sur certaines théories entourant la crise républicaine, s’appuyant à nouveau sur certains de ses travaux passés (sur Cicéron et la dictature césarienne, sur Brutus et les Ides de Mars ou sur Octave et la naissance du Principat).
Certes, l’ouvrage reprend pour l’essentiel des thèmes déjà développés par l’auteur dans ses précédents articles. Il est vrai que sa familiarité avec les événements et les questions juridiques soulevées alors, étudiées depuis déjà plusieurs décennies, lui permettent d’affirmer plus solidement certaines de ses vues, notamment sur le privilège de 52. Mais son travail d’analyse systématique et rigoureux des sources l’autorise également à proposer une interprétation révisée des faits comme sur le Senatus Consultum Ultimum du 7 janvier 49. Surtout, cette connaissance intime des événements et de leurs implications juridiques donne aux conclusions développées par Girardet tout leur intérêt. Ainsi, selon lui, César n’avait pas l’intention de réformer la République mais de détruire le système constitutionnel pour établir une souveraineté intégrale à travers l’exercice répété de la dictature. Girardet prolonge sa réflexion avec l’établissement par Octave d’une nouvelle forme d’autocratie, le Principat. Il considère cependant comme erroné de reconnaître rétrospectivement César comme un pionnier, comme si le fils adoptif avait accompli l’héritage de son père. César, comme Pompée, n’est selon lui qu’un guerrier qui recherche le pouvoir en tant que tel, sans but constructif pour l’État. La res publica libera n’était rien pour lui, juste un mot sans corps ni figure, selon Suétone. Si l’auteur souligne, preuves à l’appui, la responsabilité directe de César dans la fin de la République, il passe cependant peut-être trop rapidement sur celle de Pompée.
Girardet conclut en se demandant si la République était irrémédiablement condamnée. Cette vue, largement partagée par la recherche, a tendance à valoriser les actes de César perçus comme une nécessité historique. L’auteur revient plus particulièrement sur les ouvrages de Martin Jehne3 et de Mischa Meier4 qui ont chacun tenté d’expliquer la fin de la République et dont il avait déjà publié des “Rezensionen”. Chez le premier, il identifie la théorie d’un processus autonome, d’une grande tendance au déclin de la République, accéléré par César sans qu’il en soit pour autant à l’origine. Parallèlement, il relève dans le second ouvrage la description d’un processus de transformation vers un régime monarchique déjà entamé avant César et indépendant de son action. Ces deux auteurs contribuent à un courant de pensée qui évacue la responsabilité personnelle des individus tels que César: celui-ci ne pouvait agir autrement et son action destructrice serait ainsi légitimée par un processus préexistant. Girardet condamne à nouveau cette tendance au déterminisme historique et affirme que la République aurait très bien pu survivre malgré la réalité d’une crise grave. Il souligne encore davantage la responsabilité de César, d’une manière qui peut paraître excessive, mais sans complètement évacuer les causes structurelles qui auraient ainsi pu mener à une domination pompéienne et contre lesquelles Cicéron ou Brutus n’ont pas réussi à agir de manière déterminante. Le lecteur familier des précédents travaux de Girardet pourra regretter de trop souvent retrouver des idées et des démonstrations déjà publiées par l’auteur et accessibles dans le recueil paru en 2007. Néanmoins, Girardet livre ici une synthèse dense et détaillée de ses recherches autour du “Militärputsch” de César, propose une nouvelle reconstitution des événements grâce à une connaissance assurée des sources et des questions juridiques, et contribue ainsi de manière solide à une meilleure compréhension de la fin de la République romaine.
Notes
1. Klaus M. Girardet, Rom auf dem Weg von der Republik zum Prinzipat. Bonn: Dr. Rudolf Habelt Verlag, 2007. Voir l’article de Frédéric Hurlet, “Le passage de la République à l’Empire: questions anciennes, nouvelles réponses”, Revue des études anciennes, 110/1, 2008, p. 215-236.
2. Klaus M. Girardet, “Caesars Konsulatsplan für das Jahr 49: Gründe und Scheitern”, Chiron, 30, 2000, p. 679-710.
3. Martin Jehne, Der große Trend, der kleine Sachzwang und das handelnde Individuum: Caesars Entscheidungen. (München: Deutscher Taschenbuch Verlag, 2009).
4. Mischa Meier, Caesar und das Problem die Monarchie in Rom. (Heidelberg: Universitätsverlag Winter, 2014).