En publiant le livre I du Περὶ συντάξεως ( Sur la syntaxe) d’Apollonius Dyscole (IIe s. p.C.), premier traité de syntaxe de l’Antiquité, non seulement Manuela Callipo signe la première traduction italienne du célèbre grammairien alexandrin1, mais elle propose une version révisée du texte, fondée sur un réexamen de la tradition, qui n’avait pas été fait depuis l’édition des Grammatici Graeci (G.Uhlig 1910)2. L’ouvrage comporte une longue introduction (7-110), la liste des variantes apportées au texte de l’édition de référence (111-116), le texte grec, la traduction en regard (117-271) et un commentaire exégétique (273-459). Il s’achève par une riche bibliographie (463-479) et quatre index (481-501) – dont un, regroupant une sélection pertinente de près de 250 termes techniques grecs et latins, cités et/ou étudiés dans l’introduction et le commentaire.
L’introduction ne se limite pas, loin s’en faut, à la syntaxe de l’article. Et pour cause, le livre I, et en particulier la première section (§§ 1-35), sert avant tout d’introduction à l’ensemble du traité et fournit de nombreuses clés sur la méthode d’Apollonius et sa conception de la syntaxe. Après quelques rappels éclairants sur la vie et l’œuvre du grammairien (7-11), Manuela Callipo présente le Περὶ συντάξεως (11-21) : elle s’interroge sur les causes d’une apparition tardive d’une théorie de la syntaxe, pour rappeler qu’Apollonius, digne héritier des Stoïciens, élabore « una sintassi dei significati » (p. 19). Elle explique ensuite la méthode du grammairien (21-30), qui recherche un « criterio razionale (λόγος) » pour fonder la correction de la langue, et propose une synthèse très claire sur l’analogie/congruence et la pathologie (26sq). Il faut en effet souligner comme une qualité de ce livre la clarté des exposés de Manuela Callipo, qui parvient à faire le point sur des questions difficiles et incontournables, comme la théorie du prédicat (30-46) et la « syntaxe des lekta 3 » (46-59), où est éclairé le sens de nombreux termes techniques (λεκτόν, ἔννοια, ἰδιότης, etc.). Concernant la dette d’Apollonius aux Stoïciens, l’auteur sait aussi prendre quelques distances raisonnables, comme lorsqu’elle rappelle avec Sluiter (1990, 40) qu’Apollonius est avant tout un grammairien dont les travaux reposent sur des principes philosophiques, et qui ne prend de la tradition que ce qui sert son projet. Pp. 84-89, la structure des quatre livres du traité est présentée en détail ; Manuela Callipo procède ensuite à un réexamen minutieux des manuscrits. Sa contribution est notable : elle affine la datation du ms. C (ca. 1380) et, d’après des études récentes4, ramène aux IX-Xe s. le Paris. gr. 2548 (A), le plus ancien codex, traditionnellement daté de la fin du XIe. En outre, elle ajoute à la liste des témoins directs deux mss. rejetés par Uhlig en son temps. Les observations qu’elle fait sur la tradition indirecte lui permettent d’insister sur l’importance du rôle de Priscien dans la transmission du texte d’Apollonius. Dans la fin de l’introduction (84-89) sont exposés quelques-uns des enjeux du livre I : Manuela Callipo souscrit alors au jugement de Lallot (1994)5 pour réaffirmer qu’il n’y a pas de théorie consciente de la fonction syntaxique chez Apollonius. Et dans une dernière synthèse, sur le mérisme de τίς (I 30sq.) – où elle pointe encore le rôle essentiel des sources stoïciennes –, elle s’attarde sur la notion de « sostanza » (ὕπαρξις / οὐσία), signifié du nom (et du pronom), chez Apollonius et dans l’ Ars prisciani.
On l’aura compris, cette introduction, qui peut surprendre d’abord par sa longueur, n’est pas une simple présentation de l’auteur et de son œuvre : traitant avec précision (et à partir des travaux les plus récents) nombre de questions relatives au système d’Apollonius, elle fournit une base théorique solide, nécessaire à la compréhension du texte.
L’édition de Manuela Callipo prend appui sur le texte d’Uhlig (1910), dont elle s’écarte, pour le livre I, dans une trentaine de passages, signalés par un astérisque dans le texte, et regroupés à la fin de l’introduction dans la « Nota critica » (111-116). Ces corrections se justifient le plus souvent et enrichissent ponctuellement le texte du témoignage des deux mss. rejetés par les éditeurs précédents. On peut regretter que cette présentation – la même que celle adoptée par le groupe Ars Grammatica pour sa publication des traités de Priscien6 –, qui entend donner priorité à la traduction, contraigne le lecteur qui voudrait connaître les autres divergences textuelles à aller consulter les éditions antérieures, et notamment le vol. II, 2 des Grammatici Graeci (auquel on est explicitement renvoyé « per un apparato critico completo »).
Le texte grec conserve la division par paragraphes de l’édition Uhlig, mais il n’en restitue ni la pagination ni la linéation. Ce choix est ici d’autant plus surprenant que Manuela Callipo elle-même s’y réfère systématiquement dans son introduction, ses notes critiques et son commentaire. Sur le plan typographique, le texte n’a presque pas été modifié (je note, entre autres, que la ponctuation suit les usages de la syntaxe allemande : § 15 « Οὐ τοῦτο δέ φημι, ὅτι… » etc.).
De manière générale, Manuela Callipo traduit au plus près du texte, reproduisant le style très elliptique d’Apollonius7 – auquel fait encore écho une présentation formelle minimaliste : sans intertitres ni notes de bas de page.8 Lorsque, le plus rarement possible, elle introduit un terme que le grammairien a passé sous silence, c’est souvent avec justesse, sans recours aux crochets droits (e.g. § 3 ἐκ τῶν παρεπομένων « a partire dalle alterazioni 9 concomitanti » ; § 44 Ἔσθ’ ὅτε δὲ καὶ προληπτικώτερον πρόσωπον ἀναφέρει « Talvolta l’articolo rinvia anche a una persona piuttosto in modo prolettico » ; etc.). Évidemment, et malgré le secours du commentaire, on pourra trouver que certains passages du texte particulièrement opaques, et fidèlement traduits dans leur opacité, méritaient d’être glosés. Par exemple, au § 12, on est frappé de lire que certaines parties de la phrase « si possono esprimere alla maniera delle vocali » : ne faudrait-il alors, comme font les autres traducteurs de la Syntaxe, restituer explicitement le sous-entendu « da sole »10, d’après la suite « non sono in grado di essere espresse da sole » ? J’indique ici quelques traductions qui me paraissent judicieuses : μόριον, par exemple, traduit par « parola » (= λέξις) lorsqu’il désigne un mot bien défini (§§ 92, 94 et 98), est le plus souvent rendu par « parte », qui permet de subtilement distinguer « la singola parola, indipendentemente dalla sua appartenenza a una classe grammaticale » (p. 346)11 du μέρος τοῦ λόγου « parte del discorso ». (Signalons au passage que, pour μέρος (τοῦ) λόγου, l’auteur ne semble pas vouloir reprendre la distinction assumée par Lallot, d’après Lambert 1985, entre partie du discours et segment de phrase particulière. Mais alors, une note eût été bienvenue pour justifier l’unique occurrence de « parte della frase », au § 2.) Enfin, le recours fréquent au diminutif « particella », s’il peut parfois surprendre (p. 201, « particelle invariabili », englobant les adverbes, ou p. 209, § 95, où il désigne le pronom), se justifie le plus souvent, lorsque le terme désigne un petit mot12 (p. 149, 199, etc.).
Le commentaire, auquel renvoient des appels de notes dans le texte grec, est divisé en six parties, suivant les grandes articulations du livre. Manuela Callipo n’hésite pas à commenter plus amplement les passages les plus délicats et qui nécessitent des développements, notamment lorsqu’il est question de rendre compte de l’héritage stoïcien de la grammaire apollonienne ou des analogies et des différences « tra teorie greche e latine » (e.g. nn. 1.2 ; 2.1 ; 9.3 ; 70.2). En outre, deux longs exposés introduisent les sections 1 et 2. Dans le premier (§§ 1-12 « Introduzione allo studio della sintassi »), l’auteur établit quelques parallèles entre la théorie de la pathologie chez Apollonius et le système de la quadripertita ratio chez Quintilien ; dans le second (§§ 13-35 « L’ordine delle parte del discorso »), elle revient en détail sur la question de la prééminence du nom et du verbe sur les autres parties. Là encore, Manuela Callipo montre tout l’intérêt qu’il y a à recourir à Priscien, lorsqu’il n’est pas possible d’expliquer Apollonius par lui-même. Une remarque, toutefois, pour alimenter le débat : je ne suis pas certain qu’il soit nécessaire de se référer aux Institutions Grammaticales ( GL II 552, 18-20), comme suggéré p. 334, pour comprendre ce qu’entend Apollonius lorsqu’il dit, § 21, qu’il faut transformer le verbe en participe « per far fronte alla καταλληλότης ». Il me semble qu’une référence à Adv. 122, 25-29, qui illustre précisément ce scénario syntaxique, pourrait suffire. Dans le fil du commentaire, on relève nombre de définitions très justes, plus ou moins détaillées, de concepts fondamentaux de la grammaire apollonienne : la distinction entre φωνή (« ‘suono vocale’ e quindi ‘forma’ ») et λέξις (« parola ») aux pages 280-283 ; la συνεκδρομή « analogia13 (illegittima) » (vs. ἀναλογία « analogia fondata sul criterio razionale »), pp. 398-399 ; ou encore quelques éclairages supplémentaires sur des notions syntaxiques exposées en introduction, comme la συνέμπτωσις « coincidenza formale », p. 400, ou la délicate notion de διάθεσις « disposizione » (et en particulier la ψυχικὴ διάθεσις), pp. 362-365.
On ne peut que se réjouir de la publication du volume de Manuela Callipo, qui enrichit les études apolloniennes d’une contribution stimulante et de grande qualité : entre les nombreux index, le commentaire, qui fournit ponctuellement les explications et les hypothèses de lectures lorsque la traduction, souvent proche de la lettre, ne suffit pas à éclairer le sens des mots, et l’introduction – ou les introductions –, qui permettent de cerner les enjeux de la pensée d’Apollonius, le lecteur peut évoluer à travers ce texte difficile avec une relative aisance. Aux nombreuses qualités de ce livre, il faut enfin ajouter la remarquable présentation matérielle. Des rares erreurs que j’aie pu relever je ne signalerai ici que celles qui m’ont paru les plus gênantes : p. 11, « Frede 1978, 323 » ne renvoie à rien dans la bibliographie14, et p. 23, n. 46 « Schmidhauser 2010 »15 n’est pas référencé ; p. 36 (l. 1 ab imo), lire « Householder » et ajouter l’occurrence dans l’index, p. 499 ; p. 86, l. 1, lire « 38 » au lieu de « 36 » ; p. 472 (l. 9 ab imo), lire « … dans l’antiquité grecque » ; p. 498, il manque « Dickey, Eleanor » dans l’index des auteurs modernes (cf. p. 74, n. 176…).
Notes
1. À ce jour, il existe quatre traductions de la Syntaxe : une traduction allemande de la fin du XIXe (Buttman) et trois traductions récentes : Householder (anglais, 1981), Bécares Botas (espagnol, 1987) et Lallot (français, 1997).
2. Répondant ainsi aux vœux formulés par Lallot (1997, 74).
3. Cf. Frede 1987.
4. Notamment De Gregorio 2000.
5. Cf. Lallot 2012, 147-154.
6. Paris, Vrin, 2010, 2013 et 2017.
7. Pour un tiers des citations d’Homère, elle reprend les traductions de Calzecchi Onesti 1950 et 1963, et Ciani 1990 et 1994.
8. À l’exception de la p. 133, pour signaler un passage déjà traduit par Spina 2000.
9. C’est moi qui souligne.
10. Buttmann (« für sich allein… anwendbar ») ; Householder (« independently speakable ») ; B.Botas (« pueden enunciarse solas ») ; Lallot (« qui peuvent être énoncés [seuls] »).
11. Cf. Dalimier 2001 : 461 et Lallot 2006 : 174-175.
12. Cf. la définition de l’ Etymologicum Magnum, 141, 48-52.
13. Traduction qui, sans être fausse, ne peut néanmoins faire l’économie d’explications. Plus littéral, Lallot traduit par « effet d’entraînement ».
14. Il s’agit en fait de la 1 re publication (1978) du chap. 16 de Essay in Ancient Philosophy, 1987.
15. Schmidhauser A. U. 2010, « The Birth of Grammar in Greece », in A Companion to the Ancient Greek Language, ed. E. J. Bakker, Chichester : Wiley-Blackwell, 499-511.