BMCR 2018.06.52

History, 13.1-3, 2015

, , History, 13.1-3, 2015. Turnhout: Brepols Publishers, 2016. vii, 365. ISBN 9782503553702. €146.00 (pb).

[Authors and titles are listed at the end of the review.]

L’imaginaire de l’alimentation humaine en Grèce ancienne constitue la publication d’un colloque éponyme organisé à Tours les 24 et 25 novembre 2011 par Jocelyne Peigney et Brigitte Lion. Bien que l’ouvrage soit relativement onéreux (146 euros) et difficilement disponible dans les bibliothèques, on apprécie tout de même le choix d’éditer ces contributions dans Food & History, revue de référence pour les Food Studies et qui propose toujours des articles de qualité. Ce numéro ne déroge d’ailleurs pas à cette règle. Dès le titre de la publication, on saisit la volonté de mener une réflexion large sur l’alimentation, ce qu’on ne peut que louer. On pourrait cependant s’attendre à ce que l’étude soit purement conceptuelle ou peut-être trop littéraire, or il n’en est rien. Les 15 contributions (toutes en français à l’exception d’une en anglais) sont répartis en 4 thèmes : « Identités humaines et constructions mythiques » (p. 13-100), « Bonheur, cité, progrès : la table mise en scène » (p. 101- 162), « Banquet, politique, philosophie et rhétorique » (p. 163-253), « Nutrition et médecine : Théories et métaphores » (p. 255-281). L’analyse littéraire et linguistique est parfaitement dosée avec la démarche historique proposant ainsi une étude dans la continuité de l’historiographie actuelle qui conçoit l’alimentation pas seulement comme une affaire de nourriture mais bien comme une affaire culturelle et identitaire.1

Jocelyne Peigney (p. 1-11) ouvre l’ouvrage avec une introduction passionnante qui ne se réduit pas à présenter brièvement les articles qui vont suivre, mais qui fait plutôt un point historiographique sur l’alimentation dans l’Antiquité grecque. J. Peigney appuie son propos sur une bibliographie dense mais incontournable pour qui veut s’intéresser à la question, tout en offrant une très bonne synthèse des enjeux de l’alimentation en Grèce. La répartition des viandes, leur cuisson et leur consommation dans le cadre des banquets sacrificiels confèrent à l’alimentation une valeur religieuse dont les antiquisants, depuis une quarantaine d’années, ont bien montré l’importance.2 Également, l’alimentation, en tant qu’outil identitaire, à la fois sert à distinguer l’homme de l’animal, à la fois construit des discours ethnographiques. Enfin, et parce qu’elle relève de la santé, l’alimentation permet d’interroger le rapport au corps et aux sens, plus précisément elle est mise en relation avec le luxe et le plaisir dans les réflexions philosophiques. On l’aura compris, l’alimentation permet de développer les recherches dans des champs aussi variés que le religieux, le culturel, le social, etc. Toutefois l’ouvrage offre une démarche originale en utilisant les représentations de l’alimentation comme un moyen d’expression pour saisir les realia sur une période allant de l’époque homérique à l’époque impériale (II e s. p.C.). En d’autres termes les contributeurs s’intéressent aux concepts propres à l’alimentation (par exemple l’équilibre du régime, de la nutrition, de la digestion des aliments) pour comprendre comment les anciens s’expliquaient les phénomènes physiques, techniques ou politiques. Enfin, rappelons que derrière le terme générique « alimentation », il faut davantage entendre les pratiques alimentaires car cette expression implique que l’on s’intéresse à la fois au mangeur, à l’acte de manger et aux aliments consommés. Ces trois aspects, bien pris en compte dans l’ouvrage, structureront la suite de mon propos. Françoise Létoublon (p. 15-44) montre que dès l’époque homérique, l’homme se définit par le type de nourriture qu’il consomme à travers un vocabulaire riche (mangeur de céréales = sitophag-; mangeur de laitage = glaktophag-). La nourriture a donc une valeur normative mais qui peut être renversée afin de mettre en exergue des situations extraordinaires et définir la frontière entre le sauvage et le civilisé. Dans les récits primitivistes, l’homme, parce qu’il ne connaît que l’allélophagie ou la poiéphagie, mène une vie bestiale. L’abandon de ce régime avec la découverte des céréales s’accompagne du règne de la dikè au détriment de l’ hubris (Laurent Gourmelen, p. 69-83). Le mangeur, lorsqu’il est mangé, devient expression métaphorique (Charles Delattre, p. 85-100). Pour avoir perdu sa virginité, Leimoné est enfermée par son père dans une maison avec un cheval. Ce dernier, privé de nourriture, finit par dévorer la jeune fille. Ici, « ce n’est pas l’acte de se nourrir qui parcourt l’ensemble du récit, mais la question de la préservation ou de la dilapidation d’un capital corporel » (p. 100). On l’aura compris, avec le mangeur ce sont des valeurs morales qui sont exprimées. Particulièrement le glissement entre sauvage/civilisé permet de saisir la complexité des structures culturelles et sociales dans la pensée des Grecs, la valeur normative de l’alimentation n’étant ni stricte ni fixe.

Ceci est perceptible notamment dans l’action de manger qui, si elle rythme bien évidemment la vie des hommes, est surtout un marqueur identitaire.3 Les représentations imagées des banquets en sont un bon exemple développé par Pauline Schmitt Pantel (p. 45-67) qui montre, avec le cas d’Achille et d’Ariane, que les codes iconographiques employés permettent moins de représenter la réalité que de traduire le statut social des personnes figurées. « Manger » est donc une dialectique (Michel Briand, p. 213-234). Selon María José García Soler (p. 119-137), l’utopie gastronomique développée par les comiques du V e s. a.C. est dans certains cas un moyen d’évasion hors d’une réalité compliquée, dans d’autres une satire politique. Il est remarquable également que les réflexions autour de l’acte de manger deviennent l’occasion pour les philosophes d’affirmer leurs positions politiques comme nous le montre Maria Noussia-Fantuzzi avec l’exemple des cyniques (p. 197-211) ou bien Luciana Romeri avec le cas de Platon (p. 165-180). Ce dernier associe à chaque régime politique un régime alimentaire précis : ainsi la politique tyrannique de Syracuse que dénonce Platon s’explique par une vie tournée vers l’excès du plaisir alimentaire et sexuel. Par conséquent, seuls les philosophes, parce qu’ils maîtrisent les désirs humains (nourriture, boisson, amour), peuvent construire la kallipolis prônée dans la République. Il s’agit d’une cité dépourvue d’avidité, au régime politique considéré comme juste et sain et dont les syssities assureront la stabilité. On comprend, dès lors, que chez les philosophes, nourriture et morale sont liées : la défense de leur diaita mesurée – autrement dit l’adoption d’un régime de vie exempt des superfluités – s’appuie sur une critique du plaisir (Pierre Pontier, p.181-195).

Enfin, les aliments sont utilisés par les auteurs antiques dans divers contextes d’énonciations. Aelius Aristide, par exemple, emploie le vin comme outil rhétorique en évoquant seulement ses actions bienfaisantes. Alors qu’habituellement le vin est associé à l’absence de maîtrise de soi et à l’ hubris, chez Aelius il favorise les relations humaines et est également un bon remède contre les passions (Johanne Goeken, p. 235-253). Les aliments présentent donc des caractéristiques thérapeutiques, qui, lorsqu’elles sont décrites, renseignent sur les conceptions médicales des Grecs (Paul Demont, p. 257-272). Un aliment renferme par conséquent des propriétés diverses (morales, médicales, etc.) que le contexte d’énonciation, mais aussi de consommation, met en lumière. Ainsi, lorsque Galien traite du lait, il informe aussi bien sur les modes de consommation, que sur l’économie alimentaire ou les conceptions biologiques gréco-romaines du II e s. p.C. (John Wilkins, p. 273- 281).

Tout au long de l’Antiquité, la littérature construit un imaginaire de l’alimentation qui en transcrit les fonctions biologiques, sociales et religieuses comme le montre bien Diane Cuny à travers la tragédie grecque (p. 103-117). Cependant, il faut rester prudent devant le discours littéraire qui ne traduit pas toujours les realia. C’est ce que défend Robin Nadeau à propos de la cuisine grecque (p.139-162). Selon lui, la qualifier de « gastronomie », relève davantage d’une vision fantasmée des modernes et de l’idée erronée qu’un art culinaire se développe dès le V e -IV e s. a.C., que d’une réalité. Il semble donc nécessaire de constamment distinguer les discours des pratiques.

L’édition de l’ouvrage est soigné et pratique : chaque contribution est précédée d’un résumé et d’une liste de mots-clés tous les deux présentés en anglais et en français. Les notes de bas de pages sont très lisibles. On regrettera toutefois l’absence d’une bibliographie générale en fin d’ouvrage, ainsi qu’une conclusion. Or, ces remarques, pour le moins secondaires, n’enlèvent rien à la qualité de cette publication qui apporte de riches et belles contributions essentielles non seulement aux antiquisants, mais aussi aux spécialistes des Food Studies.

Auteurs et titres

1. Jocelyne Peigney, « Introduction »
2. Françoise Létoublon, « Manger la chair de son ennemi »
3. Pauline Schmitt Pantel, « Banquet et statut en Grèce archaïque : Achille et Ariane »
4. Laurent Gourmelen, « Pratiques alimentaires et représentations de l’humanité primitive »
5. Charles Delattre, « Quand l’homme devient nourriture : Leimoné dévorée par un cheval »
6. Diane Cuny, « ‘Vis, bois, mange’ (Sophocle, fr. 167 Radt.). L’imaginaire de l’alimentation humaine dans la tragédie grecque »
7. María José García Soler, « Nourriture réelle, nourriture rêvée : l’utopie gastronomique dans la comédie grecque »
8. Robin Nadeau, « La littérature gourmande : un signe de révolution culinaire ? »
9. Luciana Romeri, « Régimes alimentaires et régimes politiques chez Platon »
10. Pierre Pontier, « L’éloge du ‘régime mesuré’ et la cuisine du pouvoir chez Xénophon »
11. Maria Noussia-Fantuzzi, « The Politics of Food in the Early Cynics »
12. Michel Briand, « Danses et banquets grecs : enjeux pragmatiques, éthiques, esthétiques »
13. Johann Goeken, « Aelius Aristide et le vin »
14. Paul Demont, « Le ventre et le vase : de l’usage des cavités et des vaisseaux »
15. John Wilkins, « Galien et le lait »

Notes

1. M. Montanari, Le manger comme culture, Bruxelles, Université de Bruxelles, 2010 [2004].

2. L’ouvrage de M. Detienne, J.-P. Vernant (ss. dir.), La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979, a lancé le mouvement et reste encore aujourd’hui une référence.

3. Pensons bien évidemment à la thèse de P. Schmitt Pantel, La cité au banquet. Histoire des repas publics dans les cités grecques, Rome, École Française de Rome, 1992. Également on se reportera aux études en sociologie de l’alimentation, notamment celles de J.-P. Corbeau et J.-P. Poulain.