L’ouvrage est le troisième d’une série de cinq volumes en cours de publication, qui rassemblera au total onze traités du corpus aristotélicien, selon l’ordre suivant : Du ciel (vol. 1), Problèmes mécaniques et Des lignes insécables (vol. 2), Des couleurs, Des sons et Du souffle (vol. 3), Du monde, Du vent et Des plantes (vol. 4), Histoires merveilleuses et Physiognomoniques (vol. 5). N’étant pas considérées comme de la main d’Aristote (à l’exception du traité Du ciel, le seul de la série à avoir fait l’objet d’une édition traduite et commentée dans la Collection des Universités de France, en 1965, par Paul Moraux), les œuvres concernées ne disposaient pas jusqu’ici de traduction en français. Voilà pourquoi Michel Federspiel (1941-2013), philologue spécialiste des sciences mathématiques et des textes techniques grecs, avait conçu dans les années 1970 l’idée d’en proposer une traduction commentée. Le projet a finalement trouvé sa place dans la collection « La roue à livres » des Belles Lettres, une collection visant à mettre à disposition du public francophone, sous forme de traduction commentée, des textes souvent originaux et difficilement accessibles, car ils ne figurent pas parmi les « classiques » figurant dans la Collection des Universités de France. Le travail de Michel Federspiel n’ayant pu être achevé avant sa mort, Les Belles Lettres ont fait appel à d’autres spécialistes pour rassembler ses traductions et ses annotations, y ajouter, lorsque c’était utile, quelques références, et leur adjoindre un index et une bibliographie. Pour le volume qui nous concerne, la tâche de révision a été confiée à Jean-Yves Guillaumin.
Une courte préface d’Aude Cohen-Skalli précède la longue introduction de Michel Federspiel, divisée en trois sections bien distinctes. Chacune d’entre elles est consacrée à un traité, pour présenter le contexte historique dans lequel il a vu le jour et exposer les grands traits des théories qui y sont développées. L’auteur précise en outre les éditions du texte grec choisies comme référence : celle de Maria Fernanda Ferrini (1999) pour Des couleurs 1, celle d’Ulrich Klein (1972) pour Des sons 2, et celle d’Amneris Roselli (1992) pour Du souffle.3 Vient ensuite la partie consacrée aux traités proprement dits, qui ont été regroupés les uns à la suite des autres. La traduction française reprend le découpage en chapitres de l’édition d’Immanuel Bekker (1831) et des sous- titres ont été ajoutés pour guider le lecteur. La dernière partie du livre renferme les commentaires, en distinguant là encore chaque opuscule. Les annotations, nombreuses, comportent à la fois des mises au point philologiques relatives à l’établissement du texte, des éclaircissements sur les théories exposées, mais suggèrent aussi de nombreux rapprochements avec d’autres œuvres du corpus aristotélicien ou d’auteurs ayant traité de sujets comparables (les présocratiques, le corpus hippocratique, Platon, Galien,…).
Les trois traités rassemblés dans le volume touchent au domaine de la philosophie naturelle et de la médecine, sans pour autant entretenir de relation spécifique entre eux. D’attribution incertaine, ils ont probablement été composés par des auteurs différents. Le premier, Des couleurs, n’a pas connu un grand succès dans l’Antiquité. Les exégètes modernes ne s’accordent toujours pas sur son auteur : les deux noms les plus communément cités sont ceux de Théophraste et de Straton de Lampsaque, successeurs d’Aristote à la tête du Lycée. En l’absence d’argument décisif (des éléments du traité pouvant se rapporter à l’un ou l’autre philosophe), Michel Federspiel s’abstient de trancher. Le traité a pour ambition d’étudier la variété des couleurs observables dans l’environnement et d’identifier les causes qui expliquent une telle diversité. L’auteur s’efforce donc de déterminer les paramètres qui influent sur la perception visuelle : couleur de la surface, jeu de la lumière, nature du milieu qui sépare l’objet de celui qui regarde. Il tente également de saisir les mécanismes de production des couleurs pour rendre compte des différences de coloration observables chez les végétaux, les animaux et les êtres humains (surtout pour la peau, les poils et les cheveux).
Le deuxième traité, Des sons, était encore moins connu que le premier ; il n’a d’ailleurs pas été transmis avec le reste du corpus artistotélicien. Nous ne le connaissons en effet que par les extraits qu’en donne Porphyre dans son commentaire à l’ Harmonique de Ptolémée. Nous ignorons donc sa forme originale et il est difficile d’évaluer la proportion de parties manquantes. L’auteur, dans lequel Michel Federspiel, comme la plupart des exégètes, propose de reconnaître Straton de Lampsaque, en raison des théories qui sont développées, s’interroge sur les mécanismes de production des sons. Il examine donc l’ensemble des paramètres susceptibles d’expliquer les différents types de sonorités, puis dresse une typologie de l’univers acoustique, prenant en compte les propriétés intrinsèques des sources d’émission : il définit alors ce qu’est un son « dur », un son « grêle », etc. L’une des originalités du traité, soulignée par Michel Federspiel dans l’introduction, réside dans la théorie vibratoire qui rend compte de la propagation des sons.
Le troisième traité, Du souffle, au style plus concis et ramassé, se présente comme un opuscule polémique, dirigé contre le médecin Érasistrate et l’un de ses condisciples, Aristogène de Cnide. Ces derniers ont contribué, avec d’autres, au développement des connaissances en matière d’anatomie et de physiologie au cours de l’époque hellénistique. Aristogène aurait même pratiqué des dissections, pour étudier le système vasculaire. Il semblerait que l’auteur du traité écrive précisément pour réagir face à ces progrès de la science médicale (par exemple la distinction entre artères et veines), afin de réaffirmer la validité des théories d’Aristote. Michel Federspiel propose donc de reconnaître dans cet auteur anonyme non pas un médecin, mais bien un membre de l’école péripatéticienne, actif au début ou au milieu du III e s. av. J.-C. Le traité, qui s’ouvre sur une série de questions, s’intéresse au phénomène de la respiration : il tente d’en définir la nature, l’origine et s’interroge sur la façon dont se nourrit le pneuma. La fin de l’opuscule élargit l’horizon d’enquête, pour s’intéresser à la nature des os et des nerfs, puis au rôle de la chaleur et du feu dans les processus biologiques.
Les trois traités présentent des différences, mais leur réunion dans ce volume a le mérite de faire ressortir des points communs, fort éclairants sur l’école péripatéticienne. Les traits de ressemblance tiennent principalement à la méthode de travail mise en œuvre : il apparaît que la tâche du physicien ne se limite pas à la description des phénomènes, mais consiste aussi à proposer des schémas explicatifs, en utilisant un raisonnement dialectique. La démarche, profondément empirique, s’appuie sur l’observation d’éléments visibles, tangibles, qui servent d’opérateurs heuristiques à partir desquels peut se construire la réflexion. Les schémas explicatifs proposés dans ces opuscules ont tous pour vocation d’embrasser l’ensemble du vivant et recourent pour cela à l’analogie (par exemple entre ce qui se voit et ce qui ne voit pas). Ainsi, le fonctionnement des instruments de musique ne diffère pas de celui des organes de la parole chez l’homme, de même que les mécanismes de coloration à l’œuvre chez les végétaux sont identiques à ceux qui opèrent dans le règne animal ou humain. De plus, les principes fondamentaux qui sont mobilisés dans les théories exposées sont les mêmes : la chaleur et l’humidité, conditions nécessaires au processus de « coction » ( pepsis).
Les traités, replacés par Michel Federspiel dans l’horizon intellectuel et scientifique au sein duquel ils ont été écrits, permettent donc au lecteur de découvrir la richesse et la complexité de champs du savoir en train de se constituer et de s’affirmer par rapport à d’autres traditions et courants de pensée. C’est particulièrement visible dans le troisième opuscule, le seul d’ailleurs à citer nommément quelques auteurs spécifiques, médecins ou philosophes. Mais même lorsque les allusions et les références sont cryptées, Michel Federspiel, en vertu de son excellente connaissance de la littérature scientifique et technique grecque, parvient à déceler contre qui les critiques sont dirigées.
L’intérêt du volume ne se limite pas au domaine de la philosophie naturelle et de la médecine. L’historien de la Grèce qui ne travaille pas spécifiquement sur les sciences y trouvera également des éléments dignes d’attention, en vertu de la mention fréquente de référents concrets, observables, empruntés à la pratique athlétique ou au domaine artisanal : la peinture, bien souvent, mais aussi le travail des métaux. L’art des cuisiniers se trouve même évoqué, aux côtés de celui des métallurgistes ou des charpentiers, parce qu’il mobilise lui aussi le feu. L’ensemble des exemples tirés de l’expérience quotidienne nous renseigne ainsi sur des savoirs largement partagés. On y apprend par exemple avec étonnement que l’on « lime les plis ou les franges qui pendent aux statues » et que, parce qu’elles émettent alors un son strident, on peut choisir de les entourer d’un bandage pour que le bruit cesse ( Des sons, 802a38-41, p. 89-90).
Le travail effectué par Michel Federspiel n’était pas aisé. Les trois œuvres posent en effet de sérieux problèmes d’interprétation et de traduction. Il s’agit, rappelons-le, de traités ésotériques, c’est-à-dire destinés à circuler à l’intérieur de l’école péripatéticienne, et reposant donc sur un certain nombre de présupposés qui nous échappent. De surcroît, la matière même qui est traitée, en particulier les couleurs et les sons, soulève des difficultés particulières sur le plan lexical : les Grecs ne découpaient pas les catégories du sensible de la même manière que nous et la signification de certains termes reste donc sujette à caution. De fait, traduire une notation chromatique toujours de la même manière n’est pas possible, comme le reconnaît Michel Federspiel—et les travaux récents sur la perception des couleurs dans le monde grec vont dans ce sens (une actualisation de la bibliographie aurait d’ailleurs été possible sur ce point, comme cela a été fait pour le domaine musical et sonore). Dans les commentaires, l’auteur justifie parfois ses partis-pris de traduction : ainsi les sons tuphlai, littéralement « aveugles » (800a 14) ont finalement été rendus par « sourds ». Mais parfois, il ne juge pas nécessaire d’avertir son lecteur ; or la traduction de xanthos par « jaune » plutôt que par « blond » ou « fauve », par exemple, mériterait discussion. Malheureusement l’omission, dans le volume, du texte grec qui a servi à établir la traduction ne permet pas toujours d’apprécier correctement les choix du traducteur. Cela oblige à un va-et-vient régulier entre le traité et les commentaires, ce qui ne facilite pas la consultation (d’autant que les annotations, qui suivent l’ordre des textes, renvoient non pas à un système d’appel de notes mais au découpage de Bekker). Le seul reproche que l’on pourrait faire au volume réside donc dans sa composition, qui dissocie chaque traité du propos introductif, d’un côté, et du commentaire linéaire, de l’autre, et ne livre pas le texte grec original. Ajoutons qu’un index plus nourri, ne se limitant pas aux realia et auteurs cités dans les traités eux-mêmes, mais prenant en compte l’ensemble du volume, c’est-à-dire incluant la partie introductive et la partie Commentaire, aurait permis de mettre en avant la richesse des références et renvois fournis par Michel Federspiel, dont le travail se situe au final à mi-chemin entre une traduction annotée et une véritable édition critique.
En dépit de ces quelques réserves qui tiennent plus à la forme qu’au fond, le volume présente un intérêt certain : il met à la disposition de la communauté scientifique francophone des textes peu connus, qu’il n’était pas aisé de traduire, et qui portent sur des aspects du sensible susceptibles d’intéresser les chercheurs (en histoire des couleurs ou des sons par exemple). On y trouvera en outre un commentaire érudit par un grand connaisseur, qui établit de nombreux rapprochements avec les autres œuvres d’Aristote, mais aussi une foule de traités naturalistes, philosophiques et médicaux. Il s’agit donc d’un réel instrument de travail susceptible d’intéresser les hellénistes, et plus largement les historiens des sciences. Quant aux amateurs et aux curieux, ils pourront pénétrer avec étonnement dans l’univers parfois déroutant de la pensée scientifique grecque qui, par exemple, identifie le souffle ( pneuma) à un corps qui doit être nourri par le sang.
Notes
1. Pseudo Aristotele, I colori. Edizione critica, traduzione e commento a cura di Matia F. Ferrini. Testimonianze sulla cultura greca, 1. Pisa: ETS, 1999.
2. Ulrich Klein, Aristoteles Werke in deutscher Ûbersetzung, vol. 18.3, Opuscula. De audibilibus. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft,1972.
3. Aristotele, De spiritu. Testo critico, commento e traduzione a cura di Amneris Roselli. Pisa: ETS, 1992.