[Les auteurs et les titres sont listés ci-dessous.]
Ce volumineux ouvrage de 534 pages consacré à la poétique de la littérature latine tardive considérée comme le fondement de la culture occidentale moderne, rassemble quinze contributions dues quelques-uns de ses meilleurs connaisseurs actuels, appartenant de manière emblématique à des générations différentes, à commencer par les deux éditeurs du volume. L’ouvrage, dès son introduction, veut établir des passerelles entre l’Antiquité tardive, fascinante période de fusion entre la culture gréco-romaine et le christianisme à l’origine d’une mutation civilisationnelle majeure qui remet en question les identités établies, et notre culture occidentale, héritière du christianisme, elle aussi en proie à des mutations culturelles et identitaires aux conséquences tout aussi profondes. Il souhaite prolonger, mais aussi dépasser et renouveler les acquis de la recherche universitaire des années 80, qui, avec les travaux pionniers de Jacques Fontaine, Jean-Louis Charlet et Michael Roberts, s’était enfin attachée à juger cette littérature, peu appréciée jusque-là, à partir des critères internes qui lui sont propres. Les auteurs du présent ouvrage continuent à utiliser ces constantes comme outils herméneutiques, mais prétendent et réussissent à renouveler l’approche de la poétique latine tardive. Certains poètes du IV e et du V e s. (Ausone, Claudien, Sidoine Apollinaire), mais aussi des auteurs moins connus (Optatien Porphyre, l’auteur du fascinant centon sur Narcisse, ou Rutilius Namatianus) se taillent la part du lion. Par contre, la poésie de contenu chrétien (Prudence, Paulin de Nole), en dépit du renouvellement des genres poétiques qu’elle propose, n’occupe qu’une place modestes. Les prosateurs sont également présents dans la mesure où ils manifestent dans leurs écrits une certaine réception de la poétique latine classique et tardive, et saint Augustin, notamment, est souvent cité et utilisé pour ses réflexions fondamentales sur la valeur et la signification des mots et du langage.
Chacune des quatre parties de l’ouvrage regroupe des contributions fondées sur des études minutieuses de passages significatifs consacrées à un ou plusieurs aspects fondamentaux de l’esthétique tardo-antique: l’importance de l’exégèse textuelle et celle de la rhétorique, l’exploitation créatrice des formes poétiques précédentes; les jeux avec le langage; l’intertextualité et ses jeux multiples; l’omniprésence de la dimension méta-poétique… Ce livre fait émerger des constantes poétiques et culturellesd: la notion de spolia qui renvoie à l’esthétique des fragments recomposés aussi bien en poésie qu’en architecture, l’importance centrale de la vue et du ‘regardant’, la prédominance de la réflexion méta-poétique […], autant de thèmes qui établissent des échos entre les différentes contributions.
La première partie de l’ouvrage ( The Explosion of Form: Late Antique Experimentalism) commence par un long article de Michael Squire consacré à la poétique visuelle d’Optatien Porphyre1, extrêmement stimulant, qui montre avec virtuosité la modernité d’un auteur dont les Carmina figurata, par leurs multiples combinaisons possibles de signes et de sens, outre leurs rapports avec l’esthétique des Spolia, peuvent être rapprochées de certaines recherches modernes sur le langage poétique. Le lecteur, qui est aussi le spectateur du poème, se trouve placé au centre d’un fascinant processus de fabrication, mais aussi de déconstruction du sens. Puis Franca-Ela Consolino se penche sur l’usage croissant de la polymétrie, l’un des traits spécifiques de la poésie tardive, même s’il a une extension limitée. Elle en étudie les diverses significations et fonctions, non pas au niveau des recueils poétiques, mais à partir de quelques poèmes polymétriques d’Ausone, Paulin de Nole, Ennode de Pavie en passant par le carmen 13 de Sidoine Apollinaire. Ces poèmes, au-delà d’une simple manifestation de virtuosité, permettent à leurs auteurs de mettre en valeur divers éléments liés à des choix ou des situations personnelles ou encore à des choix poétiques. Enfin, la très riche contribution d’Isabella Gualandri, largement fondée sur la philosophie augustinienne du langage, notamment à travers ses différents usages de l’étymologie, étudie le pouvoir des simples mots dans la poésie latine tardive (Optatien Porphyre, Ausone, Paulin de Nole, Sidoine Apollinaire), les jeux sur les mots et les sons, le pouvoir ornemental et mimétique du langage, notamment à travers les catalogues dans lesquels apparait tout le pouvoir de suggestion des simples noms propres et leur force visuelle, leur capacité à attirer l’attention sur chaque unité, mot ou nom. Cet article s’intéresse ensuite à la fragmentation des mots eux- mêmes telle qu’elle apparaît à travers les jeux sur le nombre de syllabes, ou bien dans les acrostiches et mésostiches, où l’accent est mis sur les simples lettres plus que sur les syllabes, pour finir par l’exemple extrême d’Optatien Porphyre, qui fournit les meilleurs et plus frappants exemples de manipulations du langage et de la nature ‘atomique’ des lettres en des poèmes où s’affirme la prédominance des signa (images et dessins de la lettre) sur les res (signifiés).
Dans la 2 e partie ( Late Antique Intertextuality), Helen Kaufmann réfléchit sur le phénomène de l’intertextualité, ses dimensions théoriques et idéologiques, sa visibilité et ses significations qui se trouvent entre deux pôles, « l’un où les allusions sont une part essentielle du contenu et l’autre où elles sont des traits formels » (p. 151). Elle se concentre ensuite sur l’établissement d’une typologie des différents types d’intertextualités dans la poésie latine tardive (Allusions comme 1) partie essentielle du contenu, 2) comme partie optionnelle du contenu, 3) comme caractéristiques formelles) qui semble un peu rigide de prime abord. Elle s’appuie pour ce faire sur quelques exemples tirés des œuvres de Sidoine Apollinaire, Juvencus, Proba, Corippe, Dracontius et enfin Venance Fortunat présenté comme la fin de l’intertextualité visible. Helen Kaufmann reconnaît ensuite la complémentarité possible des différents types d’intertextualité dans un texte donné, puis se propose de les appliquer à la littérature anglaise coloniale et post-coloniale (Coleridge, Clifford, Walcott). Puis Jaś Elsner explore avec virtuosité l’art du centon à travers l’exemple de l’un des poèmes de l’Anthologie latine consacré à Narcisse 2 composé par un poète anonyme de l’époque vandale, fascinant tissage, minutieusement étudié, de reprises virgiliennes décontextualisées et d’échos « obliques » ovidiens réfractés dans un poème de 16 vers, remarquable exemple de miniaturisation, qui proclame sa propre esthétique « à la fois classique et contemporaine » (p. 190).
Dans la troisième partie ( Programmatic Reflections. A Metaliterary Twist), Marco Formisano, s’appuyant sur la Mosella d’Ausone, le De raptu Proserpinae de Claudien et le De reditu suo de Rutilius Namatianus, montre l’importance fondamentale de la notion de distanciation par rapport à la tradition littéraire poétique précédente en la reliant à une nouvelle conception de la notion d’allégorèse, essentielle à la compréhension de cette poésie et historiquement liée à l’histoire de cette période marquée par l’importance de l’exégèse et de l’allégorèse biblique, considérées ici comme des outils herméneutiques. Stephen Harrison explore ensuite le contenu méta-poétique des deux préfaces du De raptu Proserpinae de Claudien, et met particulièrement en évidence leurs liens avec les performances rhétoriques de certains petits discours en prose ( prolaliai). Puis Scott McGill étudie l’importance programmatique et métalittéraire des réflexions para-textuelles d’Ausone sur le travail d’amendement et de publication de certaines de ses pièces à travers quelques-unes de ses praefationes adressées à divers destinataires et comment elles participent à la construction de l’image qu’il veut donner de ses œuvres, de celle de sa propre réussite et de celle de son identité sur les plans littéraire, social et politique. Enfin, Jesús Hernández Lobato étudie cette poétique du silence fondée sur l’incapacité de la parole poétique à saisir la réalité du monde qui lui semble être au cœur de la littérature latine tardive mais aussi de presque toutes les manifestations culturelles de la période. Après l’avoir étudiée à travers la stratégie de négation utilisée par Sidoine Apollinaire, notamment dans le carmen 9, il montre ensuite combien cette poétique du silence, présente dans la philosophie épistémologique et sémiotique augustinienne du langage, se trouve également au centre de l’œuvre de Fulgence le mythographe. Il en lit l’écho jusque chez T. S. Eliot quelques seize siècles plus tard et y voit, à raison, un champ fertile pour d’autres approches de la littérature tardive.
La quatrième partie est dédiée aux rapports entre littérature et pouvoir à travers l’étude du corpus des Panégyriques latins considérés dans l’attitude ambiguë qu’ils entretiennent avec la poésie. Roger Rees étudie la place et à la fonction de la poésie, notamment virgilienne, dans les panégyriques en prose au tournant du IV e siècle, puis Catherine Ware, étudie la question des figures de rhétorique, comprise comme une introduction aux liens complexes entre panégyrique et poésie à travers la figure des fabulae poetarum.
La cinquième partie de l’ouvrage, A New Literary Space. The Challenges of Christian Poetry, met en évidence les difficultés de la poésie chrétienne à s’affirmer en tant que genre face aux objections qui vont lui être opposées. Michael Roberts prend appui sur le poème de Lactance, De aue phoenice, « the first extended composition in elegiac couplets from the period of Late Antiquity » (p. 374) pour y mettre en évidence des caractéristiques esthétiques que l’on retrouvera ensuite chez les poètes ultérieurs, mais aussi en germe la dimension liturgique et la louange de Dieu, promues à un bel avenir dans la littérature chrétienne, et les débuts des récits chrétiens de miracles. Marc Mastrangelo, prenant pour point de départ la critique platonicienne de la poésie reprise par Augustin, examine en détail la réponse apportée à ce débat par la Consolation de Philosophie de Boèce qui, à travers le double recours à la prose et à la poésie, présente le langage poétique comme un médiateur entre les mondes humain et divin. L’auteur utilise ensuite cette réponse pour aborder les enjeux de la poétique de Prudence dans son Hamartigenia et sa Psychomachia, antérieures de plus d’un siècle, textes qui semblent avoir nourri la réflexion de Boèce. Enfin Gillian Clark se penche sur l’attitude d’Augustin face à la poésie, ainsi que sur sa production poétique: trois vers d’un poème composé pendant la veillée Pascale, un poème de théâtre perdu et un psaume de 297 vers contre les Donatistes, son unique tentative de ce genre. Sensible à la poésie hymnique de son contemporain Ambroise, et manifestant sa prédilection pour la musique dont les rythmes, associés à la poésie, peuvent aider les esprits à accéder à l’ordre divin, Augustin se montre généralement méfiant à l’égard des poètes contemporains.
Ce livre, très touffu, montre combien l’esthétique tardive, à bien des égards, est proche de la modernité et combien les interrogations ‘existentielles’ des auteurs latins tardifs, et tout particulièrement des poètes, dans leur volonté de protéger du naufrage le patrimoine littéraire gréco-romain tout en le transformant, sont proches des préoccupations des philologues et spécialistes de la littérature antique d’aujourd’hui.
Authors and titles
Introduction: Jaś Elsner, Jesús Hernández Lobato: Notes towards a Poetics of Late Antique Literature
Part I- The Explosion of Form: Late Antique Experimentalism
Michael Squire: The Optical Poetics of Publilius Optatianus Porfyrius
Franca-Ela Consolino: Polymetry in Late Latin Poems. Some Observations on Its Meanings and Functions
Isabella Gualandri: Words pregnant with Meaning. The Power of Single Words in Late Latin Literature
Part II- Late Antique Intertextuality
Helen Kaufmann: Intertextuality in Late Latin Poetry
Jas Elsner: Late Narcissus. Classicism and Culture in a Late Roman Cento
Part. III- Programmatic Reflections. A Metaliterary Twist
Marco Formisano: Displacing Tradition. A New-Allegorical Reading of Ausonius, Claudian and Rutilius Namatianus
Stephen Harrison: Metapoetics in the Prefaces of Claudian’s De raptu Proserpinae
Scott McGill: Rewriting Ausonius
Jesús Hernández Lobato: To Speak or Not to Speak. The Birth of a ‘Poetics of Silence’ in Late Antique Literature
Part IV- Literature and Power
Roger Rees: The Poetics of Latin Prose Praise and the Fourth-Century Curve
Catherine Ware: The Lies the Poets Tell. Poetry in Prose Panegyrics
Part V- A New Literary Space. The Challenges of Christian Poetry
Michael Roberts: Lactantius’ Phoenix and Late Latin Poetics
Marc Mastrangelo: The Early Christian Response to Platonist Poetics. Boethius, Prudentius and the Poeta Theologus
Gillian Clark: In Praise of the Wax Candle. Augustine the Poet and Late Latin Literature
Notes
1. Voir aussi Michael Squire, Johannes Wienand (ed.), Morphogrammata / The Lettered Art of Optatian: Figuring Cultural Transformations in the Age of Constantine. Morphomata, 33. Paderborn: Wilhelm Fink Verlag, 2017. BMCR 2017.09.30
2. Anthologia Latina 9 R.