L’ouvrage d’Elodie Paillard est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2013 ; l’auteur propose d’y analyser les liens entre le théâtre sophocléen et le contexte socio-politique dans lequel il était représenté. Sa thèse est que de nombreux personnages sophocléens pouvaient représenter sur scène les citoyens intermédiaires (ni très riches ni très pauvres – le « middling group ») et leur importance croissante au Ve siècle ; ils pouvaient aussi, par un phénomène d’identification, inciter ces citoyens à prendre un rôle accru dans la vie de leur cité.
L’ouvrage s’ouvre par une vaste introduction dans laquelle Paillard expose son projet et discute les présupposés de son étude. Elle rappelle d’abord brièvement l’histoire de l’interprétation du lien entre tragédie et contexte socio-politique, ce qui lui permet de justifier la pertinence du type d’étude auquel elle procède tout en montrant l’originalité de la sienne (Sophocle est l’auteur qu’on a le moins étudié sous cet angle, et les citoyens de ce middling group n’ont que peu été étudiés dans cette perspective). Elle expose également les trois principes qui sous-tendent son étude : des éléments « politiques » (à comprendre au sens large) sont repérables dans les textes de Sophocle ; un phénomène d’identification entre spectateurs et personnages existait ; le théâtre reflétait la vie socio-politique tout en étant potentiellement un instrument de changement de celle-ci.
L’auteur revient ensuite longuement sur l’expression middling group, qu’elle comprend comme un groupe hétérogène composé de la partie majoritaire et socialement intermédiaire des citoyens athéniens ; en sont exclus le petit nombre de citoyens éduqués, riches et politiquement très actifs, ainsi que les citoyens trop pauvres et dépendants pour s’intéresser aux affaires publiques. L’auteur associe cette classe à une idéologie du meson, qui se traduirait politiquement par un souci du bien commun et du collectif. Même si Paillard convoque à l’appui de son propos les textes anciens (Xénophon, Aristote, Aristophane, etc.) et les témoignages archéologiques (en particulier concernant les pratiques funéraires), elle peine parfois à nous convaincre : s’il semble pertinent d’envisager différentes « strates » parmi les citoyens athéniens, il est plus délicat de postuler (et difficile à prouver !) qu’un groupe, que l’auteur elle‑même qualifie d’hétérogène, ait majoritairement eu les mêmes préoccupations, en particulier le souci du commun. Ce point est pourtant déterminant pour l’argumentation de l’auteur.
Le développement est composé de trois chapitres, chacun consacré à un type de personnages jugé représentatif du middling group. Dans le premier chapitre, il est question d’Ulysse, qui apparaît dans l’ Ajax et dans le Philoctète. Paillard justifie ce choix qui pourrait laisser le lecteur perplexe par le fait que le roi d’Ithaque représenterait, et ce dès Homère, un héros peu représentatif des valeurs communes : ce n’est pas un aristos, il n’excelle pas au combat et défend régulièrement le bien commun. L’auteur en conclut que l’élite athénienne se reconnaissait plutôt en Achille ou Ajax, tandis que les citoyens du middling group s’identifiaient davantage à Ulysse. Pour chacune des deux tragédies envisagées, l’auteur distingue la façon dont Ulysse nous apparaît (« description of Odysseus and his values ») de la façon dont les autres personnages le voient (« perceptions of Odysseus and his values »). Si l’on comprend l’objectif de l’auteur (distinguer ce que le personnage fait de ce qu’on dit de lui), on peut s’interroger sur la pertinence de cette distinction : les actes d’un personnage sont en effet souvent mentionnés par un autre personnage. Paillard considère qu’Ulysse incarne dans les deux pièces les valeurs du middling group par opposition à l’idéal aristocratique d’Ajax ou des Atrides : il adapte son comportement aux situations, privilégie le bien commun et pratique la coopération et le compromis. Il s’agirait d’une constante d’une pièce à l’autre et au sein des pièces (ce qui permet à l’auteur de répondre aux incohérences repérées par la critique dans le traitement d’Ulysse dans l’ Ajax). En revanche, le regard porté par les autres personnages sur Ulysse évoluerait. Dans l’ Ajax, Ulysse est d’abord critiqué pour être ensuite mieux perçu ; cette évolution permettrait Sophocle de valoriser les valeurs middling d’Ulysse et d’inciter le middling group à s’affirmer davantage. Dans le Philoctète, Ulysse ne serait bien perçu que par les personnages qui ont le même souci du bien commun que lui, à savoir le chœur et Héraklès. Paillard émet l’hypothèse d’une influence du contexte : après le coup d’état de 411, une méfiance ce serait instaurée envers les démocrates et les oligarques. Les analyses de l’auteur apportent des résultats intéressants pour la compréhension de la cohérence des personnages ou de la dynamique de l’ Ajax, par exemple ; elles sont parfois moins convaincantes quand il s’agit de faire le lien avec la dimension politique (comprendre le succès mitigé d’Ulysse à la fin de l’ Ajax comme une valorisation du compromis en tant qu’élément important de la vie démocratique paraît un peu forcé).
Le deuxième chapitre est consacré au chœur des sept tragédies complètes de Sophocle. Paillard choisit de façon étonnante de s’intéresser plus aux épisodes qu’aux stasima, parce qu’ils apporteraient moins d’éléments pour une lecture politique. Sa conception du chœur est en outre fortement influencée par les lectures politiques de la tragédie. L’auteur étudie successivement, pour chaque pièce, les relations entre le chœur et les autres personnages, puis le degré d’efficacité de la parole chorale. L’analyse des textes, souvent très rapide, fait émerger une évolution dans le traitement du chœur : alors qu’il est passif et qu’il n’a que des liens limités et souvent formels avec les personnages aristocratiques dans l’ Ajax ou les Trachiniennes, le chœur s’affirmerait davantage dans l’ Œdipe roi; dans l’ Electre, le Philoctète et surtout l’ Œdipe à Colone, le chœur aurait un rôle actif et viendrait en aide aux puissants, qui ont besoin de lui. Paillard évoque la possibilité d’une évolution dramatique du chœur, mais limite son influence à la structure de la pièce (par opposition au contenu des propos), ce qui est problématique. En outre, le fait de se concentrer uniquement sur ce qui aurait une dimension politique conduit parfois à des interprétations abusives. Ainsi, affirmer que le chœur de l’ Œdipe à Colone a plus de pouvoir sur le roi qu’est Œdipe sans prendre en compte qu’Œdipe est désormais un roi déchu et un mendiant est peu pertinent ; de la même façon, mettre sur le même plan le rapport politique du chœur de citoyens et du roi Créon dans l’ Antigone et le lien plus domestique du chœur de compagnes et d’Electre dans la tragédie éponyme soulève des interrogations.
Dans le troisième chapitre, Paillard étudie successivement tous les autres personnages humbles des sept tragédies de Sophocle qui pourraient représenter le middling group sur scène : messagers, gardes, bergers, nourrices, etc. L’auteur s’intéresse en particulier aux facultés langagières de ces personnages, ainsi qu’à leurs relations avec les personnages aristocratiques. Selon elle, la présence de plusieurs personnages humbles qui tiennent tête à de plus puissants et qui parlent bien (le pédagogue dans l’ Electre, le garde dans l’ Antigone, etc.) fonctionnerait pour les citoyens du middling group comme une incitation à prendre une part plus active à la vie de leur cité. A nouveau, Paillard passe parfois très rapidement sur certains éléments ; plus gênant, certaines de ses affirmations semblent s’écarter de ce qu’elle énonçait dans les parties précédentes. Par exemple, elle justifie l’analyse de deux personnages esclaves (qui ne rentrent donc pas dans sa conception du middling group) par l’affirmation selon laquelle l’identification d’un spectateur citoyen à un esclave est possible au théâtre, car la différence entre les classes sociales y serait plus réduite ; cela semble remettre en question l’un des fondements de cette étude, à savoir que l’on s’identifie surtout aux personnages qui nous ressemblent, surtout socialement (l’auteur ne jugeant pas le sexe du personnage comme un obstacle à l’identification). Autre exemple : contrairement à ce qui se produit dans le chapitre 2, Paillard ne repère pas d’évolution dans le traitement de ces petits personnages, et en conclut que la raison est sans doute que le « message » porté par ceux-ci (inciter les citoyens les plus humbles du middling group à prendre davantage part à la vie politique) a eu de tout temps besoin d’être répété. Cette conclusion est peu convaincante en l’état et paraît surtout permettre de préserver la thèse générale de l’auteur.
Le livre se clôt par une synthèse générale qui reprend de façon efficace les différentes étapes de son étude. Suit un index assez succinct qui contient les notions et les auteurs anciens ; plusieurs index auraient sans doute facilité les recherches. La bibliographie est très fournie ; on déplorera en revanche l’absence de certains titres, notamment dans les commentaires (comme celui de Pucci, Avezzù et Cerri 2013 pour Philoctète, Bollack 1990 pour l’ Œdipe roi, ou ceux de Bernard 2001 et Markantonatos 2002 puis 2007 pour l’ Œdipe à Colone), même si l’exhaustivité est difficile pour de tels corpus.
L’ouvrage de Paillard pose un regard renouvelé sur certains éléments des tragédies de Sophocle et son intérêt pour les valeurs portées par les personnages et pour les interactions entre ces derniers apporte des perspectives intéressantes, notamment dans le chapitre consacré à Ulysse. On notera également le souci porté à la clarté du propos (notamment grâce aux conclusions régulières), ce qui rend la lecture agréable.
Toutefois, le livre n’est pas exempt de problèmes, lesquels nuisent souvent à l’adhésion aux thèses de l’auteur. On a ainsi plusieurs fois l’impression que l’on a procédé à des coupes trop importantes dans le manuscrit de thèse ; de ce fait, les justifications apparaissent trop rapides, et peinent à convaincre. Par exemple, on peut lire page 183 : « Moreover the metrical responsion between v. 391ff and v. 507ff works as a sign that the chorus is lying in the second passage as well » ; l’explication est complétée par une note de bas de page, qui ne donne qu’une référence bibliographique (« See Gardiner 1987, p. 29 »). De la même façon, on peut lire page 184, après un bref résumé des hypothèses proposées par la critique pour comprendre la cohérence d’un stasimon du Philoctète : « Gardiner deems the third hypothesis, advocated by Jebb, the least improbable, and it is indeed the hypothesis that provides the best explanation for this passage » ; on aurait souhaité que l’auteur expose les raisons pour lesquelles elle est d’accord avec Gardiner. La même impression qu’il manque des étapes du raisonnement apparaît pour les analyses des textes : Paillard passe beaucoup trop rapidement sur les extraits qu’elle traite, ne faisant parfois que relever une thème ou un mot. Il est sans doute important d’élaguer les études de texte trop scolaires et systématiques, mais ici les coupes sont visiblement trop importantes. Un autre problème est que l’auteur ne prend presque pas en compte des éléments comme la dimension rhétorique des propos des personnages (sauf, dit-elle, quand cela peut avoir une dimension politique – mais comment en juger a priori ?) ; elle laisse aussi beaucoup de côté les aspects dramaturgiques ou poétiques (notamment la possibilité d’une intertextualité avec Eschyle, en particulier pour l’ Electre).
En résumé, il s’agit d’une étude stimulante qui suscitera sans doute d’autres travaux sur le lien entre tragédie et politique ; toutefois, les justifications trop rapides et l’absence d’analyse de détail des textes l’empêchent d’être en l’état entièrement convaincante.