À l’initiative de Martina Ullmann se tenait en août 2014 à l’Institut für Ägyptologie und Koptologie der Universität München la dixième Tempeltagung, conférence triennale consacrée au temple égyptien. Le thème abordé était « Ägyptische Tempel zwischen Normierung und Individualität » ( le temple égyptien entre normativité et individualité). Ce volume publie le texte de onze des communications qui y furent prononcées. Il est dédié à Rolf Gundlach, initiateur de cette importante conférence, disparu en 2016.
Dans la première contribution, intitulée « The complex of the Bent Pyramid as a landscape design project », Nicole Alexanian† et Felix Arnold reviennent sur les résultats des fouilles récentes conduites autour de la pyramide rhomboïdale de Snéfrou à Dahshour. Ils montrent que cette pyramide, loin d’être seulement l’un des éléments du complexe pyramidal, est en fait celui d’un vaste projet d’aménagement du site, incluant un jardin et un port. Ils concluent qu’ au fond, la pyramide peut être considérée comme un élément d’aménagement du paysage – une montagne artificielle érigée au sein d’un paysage artificiel (p. 9).1 Dans « Genormt? Zur überregionalen Normierung von priesterlichen Epitheta in der Ptolemäerzeit », Ralph Birk s’intéresse à la position, aux titres et à la représentation des « gouverneurs » ( hâty-â-our et hâty-â em-khèt), une certaine catégorie de prêtres, dans les processions gravées dans les cages d’escalier des temples de Dendéra et d’Edfou, qui semblent les désigner comme les principaux acteurs du culte. Puis, ayant comparé ces résultats avec les titres portés par deux de ces « gouverneurs » thébains sur des monuments privés, il conclut que l’étude croisée de textes de temples et de monuments privés provenant de trois lieux de culte en tout, permet ainsi de postuler un concept suprarégional, cohérent, et donc normé, pour ces offices (p. 32).2
Richard Bussmann discute ensuite des « Great and Little Traditions in Egyptology ». L’auteur y explore ces concepts, forgés par l’anthropologue Robert Redfield (p. 40). Il commence par dresser un état de la recherche sur les temples égyptiens des III e et II e millénaires, puis examine les concepts et leur utilisation en anthropologie et en Égyptologie. En conclusion de cet article – dont on appréciera le va-et-vient argumenté et toujours à propos entre, d’une part, théorie, méthodologie et archéologie, et, d’autre part, Égyptologie et anthropologie –, l’auteur attire entre autres l’attention sur le fait que grandes et petites traditions ne sont pas des choses ou des mots, mais décrivent un mécanisme, plaidant pour une appréciation plus claire des débats centraux sur l’agentivité, qui traversent les sciences sociales et culturelles et de plus en plus l’Égyptologie (p. 45).3 Dans la contribution suivante, intitulée « Ausnahmen von der Norm oder normierte Ausnahmen? Abweichende Bezüge der Randzeilen in den Tempeln der griechisch-römischen Zeit », Silke Caßor-Pfeiffer examine les colonnes de texte qui, dans les temples de l’époque gréco-romaine, séparent les scènes rituelles les unes des autres. Dans son étude de 1968, Erich Winter avait montré qu’en général, la colonne située derrière le roi se réfère à lui et celle située derrière les divinités à celle lui faisant directement face.4 Ce sont les exceptions à cette règle que l’auteur étudie, à travers des exemples de scènes du temple de Philae. Elle montre que ces exceptions peuvent être expliquées par des éléments thématiques intrinsèques à la scène ou par le contexte architectural, c’est-à-dire des éléments qui lui sont extrinsèques. Et l’auteur de conclure : une norme unique qui expliquerait quand et pourquoi un tel écart existe, il n’y en a pas ; il s’agit toujours de raisons particulières (« individuelle Konzeptionen ») (p. 63).5
Dans « A unique royal mortuary temple and exceptional private complexes. The architecture of the Nebhepetre Mentuhotep II monument reflected in the funerary structures of high officials at Thebes », Patryk Chudzik propose une étude comparative visant à montrer que le monument royal de Montouhotep II a servi de norme à l’architecture d’un certain nombre de sépultures privées du Moyen Empire. Avec « Wem gehören die Götter? Die Verwurzelung ägyptischer Kulte zwischen mythischer Norm und lokaler Exegese », Holger Kockelmann inscrit dans une tension entre traditions locales et suprarégionales ( überregionale) sa contribution sur l’argumentaire avancé par les prêtres égyptiens pour expliquer la présence de telle divinité dans tel temple. Le propos concerne l’époque gréco-romaine. L’essentiel de l’exposé de l’auteur examine les temples consacrés à une divinité, mais qui ne sont pas pour autant leur lieu de culte de référence. Il étudie alors le cas de trois divinités, Osiris, Horus, Isis, ainsi que celui de la ville d’Héliopolis. La contribution suivante, de Joachim Friedrich Quack, « Wie normativ ist das Buch vom Tempel, und wann und wo ist es so? », revient sur ce document d’époque romaine, qui contient les directives à suivre pour la conception d’un temple. L’auteur relève d’abord les termes y exprimant la normativité ( Normativität), au premier rang desquels tép-rèd, avant d’en étudier l’objet, comme les divinités et leurs représentations, ainsi que le clergé. Il propose ensuite de dater la création de cette norme, dont le Buch vom Tempel serait la version d’époque romaine, de la fin du Moyen Empire et voit dans la région de Memphis/Héliopolis son lieu de rédaction.
Enfin, il avance les XXVI e /XXVII e dynasties comme période de réception du document. Chiara Salvador propose ensuite une contribution sur « Graffiti and sacred space: New Kingdom expressions of individuality in the court of the seventh pylon at Karnak », la première du volume consacrée au Nouvel Empire. L’auteur y présente son projet de recherche sur les graffiti de Karnak à travers ceux du mur ouest de la cour du VII e pylône. La question sous-jacente en rapport avec le thème de la conférence pourrait être celle de leur degré de normativité, l’auteur semblant plutôt pencher pour leur caractère non conventionnel (p. 120). Dans « Iunmutef and Thoth in the Chapel of Hatshepsut at Deir el-Bahari – an unusual motif incorporated into typical offering scenes », Anastasiia Stupko-Lubczyńska étudie les représentations et les récitations du prêtre- iounmoutef et de Thot dans les grandes scènes d’offrande de la chapelle funéraire d’Hatshepsout. Elle établit un lien avec les Textes des Pyramides, sur la base duquel elle avance une interprétation symbolique de leur présence, en relation avec l’architecture de ce secteur du temple et la destinée post-mortem du roi.
Martina Ullmann propose ensuite une contribution intitulée « Zur Entwicklung von Raumstruktur und -funktion in den nubischen Felstempeln Ramses’ II. ». Après une rapide et utile présentation des temples rupestres du Nouvel Empire en Basse-Nubie, l’auteur s’attache à décrire avec précision l’architecture des six spéos et hémi-spéos de Ramsès II. Elle discute ensuite la fonction des chapelles latérales, parallèles et perpendiculaires à l’axe longitudinal des temples, étudiées en diachronie, tant du point de vue de leur architecture que de celui de leur décoration. Elle propose alors que le plan d’Abou Simbel, avec sa structure tripartite, dérive de celui des temples thébains, et que la partie centrale de ce temple ait servi à son tour de norme – c’est-à-dire de plan de base, qui correspond en outre à une fonction de reposoir liée à la procession des barques – pour les temples de Derr, Ouadi es-Seboua et Gerf Hussein. La dernière contribution de ce volume, « Das Gesetz der Tempel: Ein Vorbericht zu den Priesternormen des demotischen Papyrus Florenz PSI inv. D 102 », est due à Fabian Wespi. L’auteur y présente son travail en cours sur ce papyrus de Tebtynis, qui semble contenir un certain nombre de règles à destination des prêtres en organisant la vie tout autant que les activités. Il en présente rapidement le contenu et tend à le dater du règne de Darius I er.
Presque toutes les contributions publiées dans ces actes n’abordent pas seulement le thème de la conférence, mais apportent aussi des réponses à sa question de fond : la genèse et l’usage de normes dans les temples, qu’elles concernent leur architecture, leur programme iconographique et épigraphique, mais aussi leur statuaire et l’activité du culte (p. ix).6 Il est aussi très appréciable et bienvenu que d’autres époques que les époques tardives, en particulier l’époque gréco-romaine, soient bien représentées dans le volume. Mais son intérêt, ce qui lui confère sa haute valeur scientifique, ce sont d’abord les méthodologies déployées pour rechercher des réponses à la question citée ci-dessus. Comment en effet déterminer ce qui est de l’ordre de la norme ou de l’exception ? Et comment établir l’origine de cette norme ? C’est ensuite la diversité des réponses apportées. Présentons les principaux apports.
Les contributions de Quack et Wespi concernent des textes dont le caractère normatif est établi. La question soulevée est alors celle de leur transposition. Or, Quack constate par exemple que les prescriptions du Buch vom Tempel ne semblent pas avoir été suivies pour les temples d’où les copies proviennent, tandis que Wespi termine sa contribution en s’interrogeant aussi sur la réalité de l’application du Gesetz der Tempel. Quant à Kockelmann, c’est dans le caractère suprarégional de notions théologiques qu’il voit une sorte de norme à même d’être sollicitée. Pour déterminer la norme, Birk procède à des comparaisons, dont il déduit des éléments invariants qui formeraient une norme, à laquelle il prête toutefois aussi un caractère suprarégional. Chudzik montre de son côté comment un monument peut servir de norme architecturale au niveau local, tandis que Caßor-Pfeiffer met en évidence le rôle de l’invention et l’importance du « cas par cas » dans l’écart par rapport à la norme pour la rédaction des Randzeilen, mais surtout l’importance du plan « micro-local », c’est-à-dire du temple lui-même, pour expliquer cet écart. Alexanian† et Arnold interprètent la manière dont le site de Dahshour a été aménagé comme une transposition de la « norme » sociale. Pour Ullmann, la transposition de la norme se décline sous la forme du transfert en Nubie d’une norme architecturale, celle des temples thébains, suivi de la création, sur cette base, d’une norme régionale. Enfin, Bussmann, en appelle à l’ agency pour servir de cadre de réflexion. Quant aux graffiti de Karnak et à la présence du prêtre- iounmoutef et de Thot dans certaines scènes d’offrandes du temple de Deir el-Bahari, les résultats des études présentés nécessitent sans doute encore de prendre en compte un matériel plus large.
On le voit, même si la diversité des cadres méthodologiques et théoriques développés par les contributeurs est grande, il est difficile de considérer la variété des résultats produits comme le simple reflet de cette diversité. On semble en effet pouvoir saisir une norme, certes parfois aux visages multiples, mais on perçoit surtout, très loin du cliché de l’Égypte éternelle et immuable, un foisonnement et une richesse, dans le temps comme dans l’espace, de Dahshour à la Nubie et de l’Ancien Empire à l’époque romaine, qui témoignent de la place fondamentale du particulier, du local et du créatif. C’est sans doute l’un des apports essentiels de ce volume, au-delà de l’érudition dont les contributeurs font montre, que de mettre en évidence un monde du temple tout en nuances, où des principes conceptuels harmonisés font part égale avec les habitudes locales, mais aussi avec la liberté et la créativité– on dirait prosaïquement les marges de manœuvre – dont le clergé égyptien a pu et su largement profiter.
Notes
1. « Essentially, the pyramid may be considered as an element of landscape design – an artificial mountain erected within an artificial landscape ».
2. « Die Zusammenschau von Tempeltexten und Privatdenkmälern aus insgesamt drei Kultorten erlaubt somit, ein überregionales, kohärentes und damit normiertes Konzept dieser Ämter zu postulieren ».
3. « Great and little traditions are not things or words, but describe a mechanism. […] this is a plea for a more explicit appreciation of key debates of agency discussed across the social and cultural sciences and increasingly also in Egyptology ».
4. Cf. E. Winter, Untersuchungen zu den ägyptischen Tempelreliefs der griechisch-römischen Zeit, Denkschrift der Österreichischen Akademie der Wissenschaften in Wien, Philologisch-historische Klasse 98, Vienne, 1968.
5. « Eine einheitliche Norm, wann und aus welchem Grund eine solche Abweichung vorliegt, gibt es nicht; es handelt sich immer um individuelle Konzeptionen ».
6. « [die] Entstehung und Anwendung von Normen in Bezug auf ägyptische Tempelbauten, und zwar sowohl in Architektur, Bild- und Textprogramm sowie Statuenausstattung als auch im Kultgeschehen ».