Ces deux livraisons de la revue AION réalisent le projet intellectuel porté par l’Université « L’Orientale » de Naples et son Département d’études asiatiques, africaines et méditerranéennes institué en 2012. Plusieurs travaux issus de cette institution avaient déjà ouvert la voie à une approche comparative entre les civilisations de la Méditerranée antique et les anciennes civilisations de l’Orient. C’est ici l’alchimie qui sert de terrain d’application à cette approche historique et interculturelle. Le plan suivi par les deux volumes publiés successivement illustre de manière explicite la perspective adoptée par les éditeurs, consistant à mettre en regard Méditerranée et Orient.
Il convient bien sûr de s’interroger sur la possibilité d’étendre la tradition de la science alchimique à des aires culturelles aussi diverses. Il y a d’une part l’alchimie proprement dite, qui renvoie à un corpus théorique et à des pratiques expérimentales que l’on peut dater et situer; il y a d’autre part l’ensemble des connaissances et des recherches sur les éléments et la matière telles qu’elles ont pu être développées dans de nombreuses civilisations, qui peuvent relever d’une tout autre approche que celle de l’alchimie. Le risque d’une telle réunion d’études portant sur des époques et des cultures aussi diverses est de vouloir réunir sous un même regard des pratiques et des traditions qui n’ont historiquement ni culturellement aucun lien entre elles. Mais tel est le risque de toute démarche comparatiste et interculturelle, qui doit cependant être tentée pourvu de pouvoir en saisir les limites.
L’autre difficulté à laquelle un tel recueil se heurte immanquablement est de parvenir à une définition de ce qu’est l’alchimie. Stricto sensu le terme désigne une discipline issue d’un corpus de sources grecques apparues en Égypte à partir de l’époque hellénistique,1 qui furent ensuite adaptées et prolongées aussi bien par le Moyen-Age occidental que par les érudits de l’Islam classique avant d’être remises au goût du jour en Europe à partir de la Renaissance. Cette tradition est censée prendre fin avec le 18e siècle et l’invention de la chimie moderne, même si elle compte des nostalgiques qui tentent aujourd’hui encore de la perpétuer dans des écrits plus ou moins rigoureux.2 Mais l’étude de cette tradition qui fut pour le moins vivace montre que ceux qui s’illustrèrent dans le domaine se sont toujours placés aux marges de différentes disciplines, «science», philosophie naturelle, médecine, divination, technologie, art, etc. Trois contributions portant sur la composition musicale au sein de cet ensemble (Sannino, De Feo et Wuidar) témoignent de la dimension protéiforme de la tradition alchimique. En somme, l’objet lui-même est particulièrement difficile à délimiter et les deux volumes que nous avons parcourus ne contribueront pas à préciser ces limites mouvantes.
Le volume 2, qui s’intéresse à l’Inde, au Tibet et à la Chine, nous rappelle que d’autres cultures ont développé des savoirs qui ont pu être assimilés à la tradition alchimique occidentale. Ainsi waidan et neidan en Chine ont souvent été traduits par «alchimie» bien que les deux traditions ne présentent entre elles aucun lien ni culturel ni intellectuel. Pregadio, qui livre une contribution sur le sujet, est avant tout l’auteur de plusieurs monographies de référence sur le sujet dont l’une n’apparaît pas dans la biographie qu’il cite à la fin de son article.3 Ici encore, il devient difficile de s’y retrouver dans les méandres culturels de ce qui est susceptible de recevoir l’appellation d’alchimie. On pourra de fait s’interroger sur la pertinence de la dénomination d’Eurasie antique (ou ancienne), qui fait l’objet du sous-titre de ces chapitres à vocation historique. Du point de vue de l’histoire, un tel périmètre n’a pas d’existence. Enfin, les deux dernières contributions, qui traitent explicitement de l’Europe dite «moderne» s’inscrivent avec une moindre évidence dans cette idée d’«antiquité».
En somme, on trouvera beaucoup de plaisir, celui de la curiosité, dans la lecture de cette série d’études érudites à la présentation soignée mais il n’est pas certain que l’ensemble puisse véritablement être considéré comme une synthèse sur l’histoire de la science alchimique. On ajoutera un regret : à l’exception de la contribution de Martelli, le corpus originel, celui des alchimistes grecs, semble avoir été négligé dans ce recueil. Peut-être était-ce une volonté des éditeurs mais il aurait fallu s’en expliquer.
Table des matières
Vol. I
Presentazione p. 9
Mediterraneo antico e medievale greco, latino, arabo
Matteo Martelli, “Properties and Classification of Mercury between Natural Philosophy, Medicine and Alchemy.” p. 17
Antonella Straface, “Meanings and Connotations of Esoteric Alchemy in the Ismā’īli Tradition : an example.” p. 49
Paola Carusi, “Tra filosofia, medicina e alchimia. Averroè e la questione delle ‘umidità radicali’.” p. 59
Chiara Crisciani, “Elixir di lunga vita (secoli XIV e XV).” p. 81
Giancarlo Lacerenza, “Ya ͑aqov Anațoli alchimista: verifica di una tradizione.” p. 99
Antonella Sannino, “Alchemy and Music in the Middle Ages: En pulcher lapis“. p. 109
Lucio De Feo, “Trascrizione in notazione moderna del conductus «En pulcher lapis»”. p. 123
Vol. II
Premessa p. 9
India e Tibet
Fabrizia Baldissera, “Traces of Early Alchemy in India. Rasāyana in Some Kāvya and Kathā Texts with a Note on Chinese Alchemy”. p. 13
Carmen Simioli, “The King of Essences. Mercury in the Tibetan Medico-Alchemical Traditions”. p. 35
Dagmar Wujastyk, “On Perfecting the Body. Rasāyana in Sanskrit Medical Literature.” p. 55
Cina
Fabrizio Pregadio, “Discrimations in Cultivating the Tao. Liu Yiming (1734-1821) and his Xiuzhn houbian“. p. 81
Europa moderna
Laurence Wuidar, “Trasmutazione alchemica e trasformazione musicale nel Cinquecento e nel Seicento”. p. 111
Mariassunta Picardi, “John Dee e l’alchimia delle luce tra sapienza arcana e scienza moderna”. p. 145
Notes
1. Corpus alchemicum Graecum, éd. R. Halleux, Les alchimistes grecs, Collection des Universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 1981.
2. Pour une synthèse et un état des lieux récent, je renvoie à T. Nummedal, ‘The Alchemist’, in B. Lightman (ed.), A Companion to the History of Science, Wiley Blackwell Companions to World History, Wiley Blackwell, Chichester, 2016, p. 58-70.
3. Fabrizio Pregadio, Great Clarity : Daoism and Alchemy in Early Medieval China, Stanford University Press, Stanford, 2006.