Dans la récente collection « Kaïnon – Anthropologie de la pensée ancienne », Anca Vasiliu propose une étude sur la description à la fin de l’Antiquité. Cet ouvrage relativement court analyse les présupposés philosophiques de descriptions présentes dans des œuvres épiques et rhétoriques. L’auteure le précise elle-même, il ne s’agit pas à proprement parler d’une étude sur l’ ekphrasis, mais bien, comme l’annonce le titre, sur le langage dans tout ce qu’il a de divin, c’est-à-dire de démiurgique, dans son rapport à l’être, à la technique, et à l’imitation. Après une introduction présentée comme un abrégé (« epitomos »), et un premier chapitre théorique (« logos-dêmiourgos »), qui pose les jalons de son argumentation, l’auteure propose un parcours, à travers six textes, dont le premier a un statut particulier. Le bouclier d’Achille du chant XVIII de l’ Iliade est en effet pensé comme la matrice de la description littéraire dans l’Antiquité. C’est à l’aune de celui-ci que sont ensuite analysées cinq autres descriptions, composées entre le III e et le VI e siècle de notre ère, issues des Éthiopiques d’Héliodore, des Dionysiaques de Nonnos de Panopolis, de deux lettres de Grégoire de Nysse, de l’ Ekphrasis du Zeuxippos de Christodoros, et enfin de l’ Ekphrasis de Sainte-Sophie de Paul le Silentiaire.
L’ouvrage est construit selon une alternance entre des chapitres, dont les titres correspondent d’abord à des concepts grecs (« on-zôion »), puis aux trois genres étudiés « epos », « rhêtorikê » et « sophia », et des cahiers, au nombre de quatre, où l’auteure donne de larges extraits des œuvres commentées. Cette structure originale, qui ne relègue pas les textes en annexe, ni ne les réduit à portion congrue pour les citer dans le texte permet non seulement de « rafraîchir la mémoire du lecteur », mais surtout laisse le loisir de se (re)plonger dans les descriptions étudiées et de les confronter aux analyses proposées. Après ce parcours au fil des textes, une conclusion intitulée « synopsis » récapitule les apports théoriques de l’étude. La structure de l’ouvrage rend sa lecture aisée. Trois index (des auteurs anciens et modernes et des œuvres) facilitent la consultation de l’ouvrage. En revanche on peut regretter le manque d’uniformité de la bibliographie, en particulier pour les ouvrages collectifs.
La description est présentée comme le lieu par excellence où se déploie la dimension créatrice du langage, ce logos-dêmiourgos, susceptible de collaborer, de manière divine, à tout l’engendrement des choses : « Décrire consiste à montrer la manière dont se fabrique le pouvoir du langage, un pouvoir “divin” » (p.12). Le verbe sundêmiourgein, utilisé par Paul le Silentiaire et mentionné à la fin de l’ouvrage, apparaît alors comme l’une des clés de lecture. Si la réflexion sur le lien entre le mot et la chose, sur la manière dont le langage se fait acte est loin d’être nouvelle, l’originalité de l’ouvrage est de la centrer sur ce qui, dans un texte ancien ou moderne, peut paraître superflu ou tout du moins secondaire, la description. Car la description, prenant pour objet non pas ce qui lui préexiste mais ce qu’elle crée de toutes pièces, tel le bouclier créé simultanément par le poète et par Héphaïstos, se confronte à l’être.
L’argument principal de l’ouvrage est que pour saisir la spécificité de la description il faut la distinguer clairement de l’imitation. Ekphrasis n’est pas mimêsis. Bien plus, la description se construit contre la mimêsis et souligne le fait que « le langage n’imite pas […] mais produit » (p.12). C’est pourquoi les textes descriptifs analysés sont précisément l’inverse de ce que l’on peut trouver chez Philostrate ou dans la Seconde Sophistique. Nul trompe-l’œil dans ces descriptions. L’auteure mentionne ces contre-modèles au début de l’ouvrage, mais ne les évoque plus par la suite, or l’un des gains de ce travail est justement de mener une réflexion sur la description qui ne soit pas sous-tendue par les Eikones. C’est sans doute également la raison pour laquelle on trouve dans ce livre si peu de références aux théories philosophiques, notamment platoniciennes, et rhétoriques de la description. L’auteure centre son propos sur les textes descriptifs eux-mêmes et mentionne en conclusion une des raisons qui éclaire ce choix : c’est que la théorie est du côté de l’imitation. Platon et Aristote qui restent des points quasi-aveugles de cette étude, se sont intéressés à la mimêsis et n’ont pas développé d’analyses sur le pouvoir propre à la description.
Ainsi Anca Vasiliu concentre-t-elle son analyse sur des textes particuliers, un ou deux à chaque chapitre qu’elle étudie avec minutie. Cela correspond précisément à sa thèse selon laquelle la description n’a affaire qu’au particulier, qu’à un objet spécifique. Le dernier chapitre, consacré à Paul le Silentiaire, est le plus long, avec des analyses très précises, littéraires, qui peuvent parfois faire figure de digression, tel le passage sur la couleur, qui n’est en fait qu’un détour pour parler de matérialité. Le texte étudié, fort différent des précédents par son style, par l’identité de son auteur et par sa date tardive, semble avoir servi de matrice à la réflexion de l’auteure. L’amplitude chronologique est en effet maximale, de l’époque archaïque au VI e siècle de notre ère, mais c’est que Vasiliu cherche à dégager une « définition commune du genre ekphrastique par-dessus les siècles » (p.9), allant jusqu’à rappeler dans les dernières lignes de l’ouvrage que la description prend toute son ampleur quand le roman devient le genre littéraire majeur. Partant d’un texte connu, de la description sans doute la plus étudiée de toute la littérature occidentale, l’auteure se sert du bouclier d’Achille pour avancer ses premières hypothèses aussi bien sur la nature divine de la description que sur la nature de l’objet décrit. Forgé par Héphaïstos, le bouclier est un objet engendré, qui ne préexiste pas à la description. La tekhnê comme principe de production d’origine divine est alors au centre des vers homériques. La parole se mesure à une technique divine.
Les textes choisis ensuite font toujours référence, de manière plus ou moins explicite, à leur modèle homérique, et représentent ainsi, à époque tardive, ce que Vasiliu nomme un « “contre-courant” classicisant ». L’image du langage démiurgique reste prépondérante même si le pouvoir créateur est pensé différemment selon les auteurs, et en particulier quand il s’agit d’auteurs chrétiens. Le modèle homérique reste néanmoins opérant, et qu’ils se réfèrent à Héphaïstos ou au dieu des chrétiens, les auteurs se présentent comme capables, par le langage, de créer un objet complètement nouveau, unique, qui n’est pas de l’ordre du naturel mais du thauma.
La description se présente alors comme le lieu d’une réflexion sur le rapport entre physis et tekhnê : le logos se veut créateur à l’image de la physis. Le rapport entre nature et art est sans cesse problématisé, l’imitation cherchant à reproduire un processus de production tandis que la description vise à créer une réalité perceptible. L’auteure montre que cette relation dialectique, déjà présente chez Homère, est reprise dans l’Antiquité tardive avec une inversion du rapport entre nature et art. D’autre part, le lien entre description et visibilité, entre parole et vision est central ; la description rend visible pour le lecteur l’objet décrit et fait ainsi voir ce que les yeux ne peuvent voir. Elle produit alors ce que l’auteure nomme un « visible concurrentiel », jouant ainsi sur plusieurs niveaux de réalité. De plus, les textes étudiés ont la particularité d’insister sur la perception, construisant la description autour d’un point de vue particulier, celui d’un personnage ou de l’auteur qui découvre l’objet décrit. En ce sens, la description prend la forme d’un témoignage et révèle une réception subjective de l’objet plutôt que de chercher à se faire le reflet des conditions matérielles objectives de l’objet décrit. Le langage se fait le lieu d’une expérience visuelle et plus généralement sensorielle. Le témoin au centre du dispositif de la description éprouve alors des sensations qui ne sont créées par aucun objet sensible mais seulement par des mots : « Le véritable “objet” de la description est bien le mécanisme même de la perception et sa “divine technique” d’appropriation d’une chose » (p.151).
Le récit, enfin, est présenté comme le contrepoint nécessaire de la description. Celle-ci en effet ne fait pas que s’insérer dans une récit ; le choix même de l’objet informe la stratégie narrative et argumentative de l’auteur, à l’image de la bague de Chariclée, portrait et double de sa propriétaire dans un récit construit sur la question de l’identité et de l’identification. Le développement conclusif souligne le passage du récit au mythe pour affirmer le lien de ce dernier avec la description.
Divines techniques apporte un éclairage nouveau sur les théories du langage à la fin de l’Antiquité et dépasse ainsi la question de la description ou de la réception du bouclier d’Achille afin de proposer une réflexion philosophique qui s’inscrit dans le questionnement plus vaste de la performativité du langage tout en commentant les textes proposés avec une grande précision, fournissant à chaque fois un commentaire riche et pertinent.