[The Table of contents is listed below.]
Dire que Michel Foucault est à la mode dans bon nombre de disciplines des sciences humaines est un euphémisme, en particulier chez les antiquisants. Pourtant ces derniers seront sans doute quelque peu déçus en mettant en rapport le titre de cet ouvrage et son contenu—de même qu’ils pourront être déroutés par les développements consacrés à la psychanalyse—car il n’y est pas toujours précisément question des apports de la philosophie foucaldienne pour éclairer sous un nouveau jour les études antiquaires sur la sexualité, mais davantage de la manière dont Foucault se serait approprié les faits antiques pour construire son système. C’est bien ici ce que les auteurs de cet ouvrage tentent de disséquer et ce n’en est cependant pas moins intéressant pour l’historien. Cet ouvrage est également justifié d’abord par la publication récente, à savoir en 2014, du cours de Foucault dispensé au Collège de France dans les années 1980-1981 et intitulé Subjectivité et vérité, lequel a servi, entre autres, de base au philosophe pour établir son système d’analyse de la sexualité, et ensuite pour établir une sorte de bilan de la réception de ses thèses au sein des sciences antiquaires depuis quelques décennies.
Une introduction fait un point rapide sur la réception très contrastée d’œuvres telles L’usage des plaisirs et Le souci de soi avant de mettre en évidence la manière dont Foucault a intégré l’univers antique et tardo-antique dans l’élaboration de ses analyses, en premier pour mettre en évidence une expérience du corps et des plaisirs spécifiques puis en second lieu pour isoler ces fameuses techniques de soi par lesquelles l’individu peut, en tant que sujet de son désir, se transformer lui-même. Le propos est complété par une utile généalogie des œuvres précitées émanant de Frédéric Gros qui permet d’appréhender l’architecture intellectuelle de la démarche : saisir par l’étude de sources peu étudiées les modalités par lesquelles un sujet va gérer son rapport au plaisir et à ses partenaires, avant de comprendre en quoi les techniques de soi sont une réponse aux évolutions sociales et au jeu matrimonial.
Viennent ensuite huit contributions organisées en quatre parties ( Avant la sexualité; C’est à quel sujet ?; Question(s) de désir et enfin Repenser les corps et les normes) dont je retrace ici les grandes lignes :
S. Boehringer indique qu’il n’est pas forcément question de savoir s’il faut adhérer ou non à la vision de Foucault sur la sexualité antique mais plutôt d’évaluer ce que son travail et surtout sa méthode peuvent apporter aux sciences de l’antiquité dans le domaine sexuel. Foucault n’était pas, et ce en dépit de multiples références à l’Antiquité dans bon nombre de ses travaux, un antiquisant. N’étant ni latiniste ni helléniste, il ne s’est jamais revendiqué comme tel lors de son abord du monde gréco-latin, aussi se lancer dans un débat philologique au regard de ses démonstrations n’est sans doute pas la démarche la plus constructive qui soit. Le principal apport de son travail pour les disciplines historiques est de mettre en évidence que le sujet possède une histoire qui lui est propre. Nier cette historicisation conduit à l’anachronisme, lequel demeure l’ennemi juré de l’historien.
Kirk Ormand nous engage à penser, en suivant Foucault, la sexualité comme le pendant d’un processus culturel de contrôle médical et juridique. Celui-ci est intégré dans les tactiques de déploiement d’une exploitation du sujet fondée sur l’identité sexuelle. Ici encore, l’auteur part de l’Antiquité pour montrer que le discours sexuel y était fondé sur la pénétration qui caractérisait l’attitude active du sujet alors que celui qui recevait était conçu comme individu passif.
Jean Allouch souligne que la passivité du partenaire sexuel ne doit pas s’effacer face à l’activité de l’autre car, au sein de la naturalité de l’acte qui implique une complémentarité, tous deux échappent en tant que sujets à ces formes de qualifications. Leur rôle ponctuel ne peut les définir. Ainsi le jeune garçon et futur maître fait preuve d’une maîtrise de soi en se disposant lui-même comme objet.
Claude Calame rappelle la non-pertinence des catégories d’homosexualité et d’hétérosexualité érigées par les modernes pour étudier les pratiques sexuelles dans la Grèce antique. Il propose, en retenant la leçon de Foucault, d’affirmer que le sujet de désir est construit par diverses pratiques discursives, psychologiques et sociales qui forment un discours collectif et ritualisé.
Olivier Renaut insiste sur la trop grande importance donnée au rapport passif-actif pour décrire et comprendre la relation pédérastique puisque le paradoxe du garçon, lequel est objet de plaisir sans y consentir, vient notamment brouiller les pistes. Au sein de la pédérastie, tant l’éraste que l’éromène peuvent accéder à une forme d’activité et de subjectivation.
Daniele Lorenzini montre que la notion de désir est l’élément fondamental des discours des sciences de la sexualité. Pour l’auteur, établir le tracé de notre expérience de la sexualité passe avant tout par l’isolation de ce moment historique singulier de la naissance du désir comme rapport entretenu par le sujet avec son activité sexuelle.
Arianna Sforzini se concentre sur l’étude du corps dans l’Antiquité tardive en rappelant l’influence d’Augustin sur l’œuvre foucaldienne. Le christianisme donne au corps et à sa sexualité une importance inédite—laquelle implique des formes politiques nouvelles de gestion et d’exercice du pouvoir—en comparaison des morales grecques et romaines. Cette prédominance corporelle et sexuelle se situera au centre de la subjectivité occidentale de la sexualité.
Thamy Ayouch soutient quant à lui que seule une approche dite stratégique de la psychanalyse permet d’envisager sous l’angle psychanalytique les sexualités et sexuations non binaires. En effet, la cure en psychanalyse n’articule aucune connaissance mais formule un propos. Or il est impossible de savoir par avance quel dénouement il prendra puisqu’il intègre un processus passant par un remaniement affectif au prix de crises multiples du sujet. Les sexuations transgenres et le désir afférent font l’objet d’une impossibilité classificatoire objective et relèvent d’une psychanalyse de la rationalité.
Après une rapide biographie de chaque participant à l’ouvrage, prend place en fin un index des noms qui mêle auteurs antiques, modernes et contributeurs. Il aurait été judicieux, pour que le volume soit mieux utilisable par les antiquisants, de séparer auteurs modernes et écrivains antiques pour lesquels la mention de l’œuvre étudiée aurait été un plus afin de pouvoir se repérer. Du point de vue formel, le choix désormais courant de rassembler les notes en fin de chapitre—certes justifié car certains auteurs ont peu recours à ces dernières comme le montre les exposés en rapport avec la psychanalyse —rend la lecture parfois un peu fastidieuse pour celui qui voudrait systématiquement s’y reporter.
Que l’on adhère ou non aux thèses foucaldiennes sur la sexualité, il convient d’admettre qu’elles ont le grand mérite de battre en brèche les idées reçues à l’image de la prétendue liberté sexuelle de l’âge païen qui s’opposerait à l’ascétisme chrétien. Surtout, elles intègrent la dimension éthique de la structuration propre au sujet dans des sociétés en lesquelles on aurait pu penser qu’elle eût été peu présente en raison de l’organisation très communautaire du monde antique. Dans l’exemple romain, il est en effet difficile de faire une place nette à l’individu entre les deux formes principales et juridiquement organisées de la société, à savoir l’Etat, au sens d’instances organiques d’organisation, et la famille conçue comme le relais privé des valeurs civiques et religieuses de la cité. Car au sein de ces structures, le sujet semble subsumé dans une idéologie et des valeurs communes qui le gouvernent sans qu’il puisse s’y exprimer comme tel outre mesure. Le droit romain nous en dit d’ailleurs beaucoup sur cette société qui n’entend pas distinguer et surtout isoler les sujets des objets au plan conceptuel. La familia romaine—qui intégrait les servi, les filii, les uxores in manu ou encore les liberi in mancipio —est à la fois sujet, par les choses et les droits qu’elle détient en la personne de son représentant titulaire de la potestas, à savoir le tout puissant paterfamilias, et objet en ce qu’elle est l’entité tangible sur laquelle portent ces droits. A l’inverse, le droit contemporain intègre une asymétrie entre l’actif (sujet) et le passif (chose) qui vient fonder l’isomorphisme juridique, en prolongeant les analyses kantienne et hégélienne amorcées dans les réflexions du Moyen-Âge voire dans l’Antiquité tardive.1 La considération du sujet, à savoir précisément de son for intérieur et aussi des techniques de gestion personnelle qu’il déploie dans son existence, est ainsi indispensable pour comprendre l’articulation du jeu social. Le présent livre demeurera par conséquent un ouvrage fort stimulant pour ceux qui voudraient sortir des sentiers battus en empruntant le nouveau cadre épistémologique fourni par Foucault pour aborder la question de la sexualité antique.
Table des matières
Introduction. Une histoire de l’Histoire de la sexualité.
Sandra Boehringer et Daniele Lorenzini, « Foucault, la sexualité et l’Antiquité ; trente ans après », p. 9.
Frédéric Gros, « L’usage des plaisirs et Le Souci de soi » : généalogie d’un texte », p. 19.
Partie 1. Avant la sexualité.
Sandra Boehringer, « refuser les universaux. Une histoire foucaldienne de la sexualité antique, une histoire au présent », p. 33.
Kirk Ormand, « Peut-on parler de perversion dans l’Antiquité ? Foucault et l’invention du raisonnement psychiatrique », p. 63.
Partie 2. C’est à quel sujet ?
Jean Allouch, « La scène sexuelle est à un seul personnage », p. 89.
Claude Calame, « Sujet de désir et sujet de discours foucaldiens. La sexualité face aux relations érotiques de Grecques et Grecs », p. 99.
Partie 3. Question(s) de désir.
Olivier Renaut, « Sexualité antique et principe d’activité. Les paradoxes foucaldiens sur la pédérastie », p. 121.
Daniele Lorenzini, « Le désir comme transcendantal historique de l’histoire de la sexualité », p. 137.
Partie 4. Repenser les corps et les normes.
Adrianna Sforzini, « Corps de plaisir, corps de désir. La théorie augustinienne du mariage relue par Michel Foucault », p. 153.
Thamy Ayouch, « De l’herméneutique au stratégique. Sexuations, sexualités, normes et psychanalyse », p. 167.
Les auteurs, p. 187.
Index des noms, p. 191.
Table des matières, p. 195.
Notes
1. Kant, Emmanuel, 1979, Métaphysique des moeurs. Première partie. Doctrine du droit. Préface de M. Villey, Trad. A. Philonenko, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, § 55. Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, 1940, Principes de la philosophie du droit, trad. André Kaan, préface de Jean Hippolyte, Paris, Gallimard, p. 88.