Cet ouvrage, issu du remaniement d’une thèse de doctorat soutenue en juin 2014 à l’École pratique des Hautes Études sous la direction de Laurent Dubois, constitue un apport d’importance à notre connaissance du vocabulaire crétois, d’un point de vue aussi bien philologique que dialectologique. Gérard Genevrois y propose une approche globale du vocabulaire institutionnel crétois sous tous ses aspects (juridique, socio-économique, financier, politique, cultuel et religieux, etc.). Celle-ci vient non seulement synthétiser, mais aussi enrichir les nombreuses contributions à ce sujet qui ont été proposées antérieurement par divers spécialistes du dialecte crétois ou du droit antique, et en particulier par Monique Bile1 et Ángel Martínez Fernández.2 Par cet ouvrage, ainsi que par plusieurs articles parus récemment,3 Gérard Genevrois s’impose désormais comme un chercheur accompli dans le domaine des études crétoises.
L’introduction situe clairement l’enjeu du volume, tout en précisant bien, comme il se doit, les éditions utilisées. Il ne s’agit pas exclusivement de questions d’ordre strictement sémantique, car les conditions même d’émergence du dialecte crétois invitent également à faire intervenir des questions diachroniques : cet ouvrage constitue aussi un apport systématique en ce qui concerne la question du substrat prédorien du crétois, question qui, jusqu’ici, n’avait donné lieu qu’occasionnellement à des travaux touchant le lexique, les études sur ce sujet portant le plus souvent sur des faits d’ordre phonétique ou morphologique. Ainsi, en partie à la suite d’une étude de Monique Bile ( Cretan Studies 2, 1990, p. 79-97), il est vrai un peu plus restreinte puisqu’elle ne portait que sur les « homérismes » crétois et que ses conclusions étaient très réservées (elle ne retenait comme « homérismes » sûrs que les deux verbes μωλέω « ester en justice, intenter un procès ; soutenir en justice, alléguer » et ὀπυίω « avoir pour épouse ; épouser »), l’enquête de Gérard Genevrois se veut également comparative, à travers une comparaison non seulement avec le vocabulaire homérique et poétique, mais aussi avec celui des autres dialectes, et en particulier ceux du groupe « méridional » (ionien-attique, arcado-chypriote, mycénien). Gérard Genevrois se propose en outre de mettre en évidence des concordances lexicales et phraséologiques entre les inscriptions crétoises et le corpus littéraire du droit attique, qui soient susceptibles de suggérer l’existence d’un vocabulaire juridique remontant à l’époque grecque commune. Dès lors, un autre objet de son ouvrage est la question du « dorisme » des lois crétoises.
Le corps de l’ouvrage est constitué par un « Lexique » des termes étudiés, classé par ordre alphabétique du mot de base ou de la racine de chaque famille lexicale. Il faut souligner la grande rigueur philologique de ce lexique, qui constitue un instrument de travail précieux pour tout chercheur amené à travailler sur les données crétoises. Suivant une méthode irréprochable, les termes étudiés y sont replacés, autant que possible, dans leur contexte, et ils donnent lieu à une analyse philologique systématique, qui se trouve confrontée, le cas échéant, aux apports de la recherche historique, juridique et archéologique. Un classement thématique des lemmes aurait naturellement pu être envisagé, de préférence à un simple classement alphabétique ; mais, outre le fait qu’il serait souvent difficile d’assigner chacun d’entre eux à un champ spécifique du vocabulaire institutionnel, l’ordre alphabétique permet au lecteur de s’y retrouver aisément, et il s’agissait certainement de la solution la plus commode. Ce lexique est néanmoins complété par deux importantes annexes thématiques, qui rassemblent heureusement des données qu’il eût été dommage de trouver éparses : « Noms de tribus », « Noms de mois, cultes et fêtes ».
La conclusion de l’ouvrage répond largement aux questionnements soulevés dans l’introduction, en proposant une synthèse des réponses qui y avaient été apportées isolément dans le lexique. Elle insiste tout d’abord sur les procédés de formation du vocabulaire institutionnel crétois, d’un point de vue formel (suffixation, composition) et sémantique (spécialisation sémantique de termes du vocabulaire commun, par exemple dans le cas des verbes signifiant « divorcer », où la langue des Lois de Gortyne recourt d’une part à des verbes dénotant la séparation, κρίνομαι et son préverbé διακρίνομαι, et d’autre part, pour la femme divorcée, à un verbe dénotant la privation d’homme, χηρεύω, crétois κε̄ρεύω). Elle développe également l’idée d’un « fonds lexical commun de la langue juridique grecque » : entre autres exemples, le syntagme épique δίδωμι ὀπυίειν « donner pour femme », attesté à Gortyne, se retrouve indirectement à Athènes dans les lois de Solon (cf. p. 266), et une formule comme μοῖραν λακέν / λανκάνεν « obtenir une part (d’héritage) » apparaît dans des emplois identiques à Gortyne et chez Solon, et dans un contexte différent chez Hésiode (cf. p. 211-212). Ce type de concordances phraséologiques, documentées par bien d’autres exemples, et qui peuvent être aussi bien d’ordre syntagmatique que de nature syntaxique, sont expliquées d’une manière convaincante par Gérard Genevrois comme résultant de la « conservation de mots et collocations hérités du fonds commun de la langue et de la pensée juridique grecques », fonds commun qui devait déjà être largement répandu dans le monde mycénien, plutôt que par l’idée d’influences réciproques favorisant le passage de termes d’un dialecte à l’autre. Gérard Genevrois revient enfin sur les caractéristiques dialectales du vocabulaire institutionnel crétois. Il est tout à fait notable que les traits lexicaux proprement doriens (du type du verbe λῶ « vouloir ») sont rares en proportion de ce que l’on pourrait attendre d’après l’appartenance du dialecte crétois au groupe dialectal dorien. Inversement, les concordances, souvent exclusives, avec l’ionien ou l’ionien- attique sont particulièrement abondantes (même si leur caractère fréquemment exclusif peut être quelque peu nuancé en tenant compte du fait que le crétois est le seul dialecte à présenter un corpus institutionnel aussi abondant, de sorte que d’autres dialectes seraient théoriquement susceptibles de présenter aussi ce type d’affinités avec l’ionien ou l’ionien- attique). Quelques affinités avec l’arcadien et le chypriote sont également observables. Gérard Genevrois souligne, en dernier lieu, le rôle important du substrat « achéen » dans la formation du dialecte crétois, décelable à travers plusieurs isoglosses avec le mycénien, l’arcado-chypriote ou encore l’ionien des poèmes homériques, voire celui d’Hérodote. Il l’attribue à « l’influence des populations mycénophones présentes en Crète lors de l’“invasion” dorienne » (p. 450), lesquelles auraient conservé une part active dans l’administration locale à côté des nouveaux arrivants : il n’est nullement surprenant que le parler de l’ancienne élite ait pu laisser son empreinte sur la langue des documents officiels.
Le livre se termine par un utile appendice sur les Lois de Gortyne. On y trouvera le texte complet de ces Lois, qui suit très largement (sans toutefois en reproduire l’apparat critique) l’édition de Ronald F. Willetts, The Law Code of Gortyn, Berlin, 1967, ainsi qu’une traduction nouvelle. Suivent une abondante bibliographie, un index des mots du dialecte crétois et de ceux du mycénien, un index des passages cités ou commentés, un index des gloses d’Hésychius, ainsi que des cartes de la Crète.
C’est donc là un ouvrage majeur dans l’histoire des études crétoises, et plus largement dans le domaine de la dialectologie grecque. S’il s’agit en premier lieu d’un ouvrage de philologue, il intéressera également les linguistes, les historiens, les archéologues ou encore les spécialistes du droit antique. Le propos de Gérard Genevrois reste toujours à la fois ferme et sobre. L’appareil de notes bibliographiques, très riche, permet parfaitement de replacer le propos de l’auteur dans le cadre de l’histoire de la recherche et de savoir à qui doit être attribuée la paternité de telle ou telle hypothèse, ou dans la continuité de quels travaux se placent les arguments avancés par Gérard Genevrois. Bref, le lecteur se sent pleinement en confiance en suivant les descriptions et les argumentations de l’auteur, et il dispose de toutes les données nécessaires pour se faire une idée sur les faits analysés. Les erreurs matérielles sont rarissimes, qu’il s’agisse de coquilles portant sur le texte français (absence d’accord, par exemple, à l’avant-dernière ligne de la page 438 dans « la conservation du fonds lexical archaïque s’est accompagné ») ou sur le texte grec. Pour le grec, Gérard Genevrois, afin de faciliter la lecture, a pris le parti d’accentuer les formes crétoises d’après l’accentuation attique, tout en procédant naturellement à quelques adaptations nécessaires comme l’absence de l’application de la loi σωτῆρα, puisque le crétois est un dialecte dorien et que le dorien ne semble guère connaître cette loi (voir p. 11-12) : c’est là un principe commode défendu notamment par Michel Lejeune ( Revue des études grecques 54, 1941, p. 76), qui invitait à admettre « l’accentuation des inscriptions dialectales, avec la simple valeur d’un commentaire attique perpétuel (et sans prétendre, bien entendu, indiquer quoi que ce soit sur l’accentuation du dialecte) », même si ce principe général n’interdit pas ensuite certains ajustements. 4 Ce principe est parfaitement appliqué par Gérard Genevrois, et le seul choix, à cet égard, qui nous semble pouvoir être éventuellement discuté (bien qu’il soit conforme à la règle ainsi posée), serait celui de l’accentuation du nom arcadien du cou, de la nuque, noté δέρϝᾱ (p. 376 note 2), accentuation certes conforme à celle de la forme attique δέρη, mais néanmoins distincte de celle de la forme ionienne δειρή. Le plus simple serait peut-être, à l’instar de Pierre Chantraine dans son Dictionnaire étymologique de la langue grecque (Paris, 1968-1980, p. 264), de noter prudemment sans accent δερϝᾱ (mais, p. 567, arcadien κόρϝᾱ « jeune fille » en face d’ionien κούρη et d’attique κόρη). Ce n’est là, cependant, qu’un simple détail, et sa qualité tant du point de la forme que du contenu font de cet ouvrage un petit bijou philologique dont la consultation se révélera indispensable.
Notes
1. Outre les pages de son ouvrage de 1988 ( Le dialecte crétois ancien. Étude de la langue des inscriptions. Recueil des inscriptions postérieures aux IC, Paris) qui sont consacrées à des questions de lexique (p. 317-363), voir notamment les études de Monique Bile sur le système de parenté et les systèmes matrimoniaux à Gortyne ( Verbum 3, 1980, p. 1-21), sur les structures sociales dans les Lois de Gortyne ( Verbum 4, 1981, p. 11-45), sur les verbes de paiement ( Verbum 11, 1988, p. 233-244), etc.
2. Voir en particulier les travaux d’Ángel Martínez Fernández sur le vocabulaire juridique ( Fortunatae 9, 1997, p. 103-123) et le vocabulaire économique crétois ( Actas del Congreso Internacional de Semántica 1997, II, Madrid, 2000, p. 1139-1150).
3. Outre ses « Cretica I » ( Revue des études grecques 125, 2012, p. 693-713) et « Cretica II » ( Revue des études grecques 128, 2015, p. 265-289), qui sont mentionnés dans son livre, on signalera également son étude, datée de 2015 mais parue seulement en 2017, sur les « Gloses et témoignages épigraphiques : l’exemple du crétois » ( Revue de philologie 89/1, 2015, p. 73-108).
4. C’est là, d’ailleurs, une pratique déjà répandue chez les Anciens dans certains papyrus accentués : voir par exemple ce que dit Guy Vottéro ( Folia Graeca in honorem Edouard Will : Linguistica, Claude Brixhe et Guy Vottéro (éd.), Nancy – Paris, 2012, p. 154) à propos des papyrus de Corinne, où les diacritiques (accents, esprits, etc.) sont essentiellement « destinés à permettre un décryptage du texte selon les règles de la langue poétique ou de l’attique », et ne sont donc « pas probants pour le dialecte béotien ».