Les sept chapitres de cet ouvrage se présentent comme l’aboutissement d’un long travail sur les poétiques grecques, mené dans des cadres divers et qui ont donné lieu à plusieurs publications autour de la voix chorale dans la tragédie grecque (rappel pages 17–18 et dans la bibliographie 235–237). Dans cette enquête, comme dans toute son activité d’enseignant et de chercheur, Claude Calame donne une place primordiale à la question de la méthode, et on ne s’étonnera pas de voir ce dernier ouvrage s’ouvrir sur un « prélude méthodologique » (pp. 11–19) où il revendique une approche d’anthropologue et d’ethnopoéticien à l’égard des textes grecs et de la tragédie.
L’ouvrage se propose d’enquêter sur « la dimension chorale de tragédies attiques représentées à Athènes dans la seconde partie du V e siècle », dimension oubliée, selon l’auteur, par la plupart de ceux qui se sont intéressés à la tragédie, notamment en France, jusqu’à ces dernières années. Au lieu de mettre l’accent sur l’action tragique et sur le héros tragique (héritage de l’approche aristotélicienne), Calame entend revenir à la dimension musicale et rituelle de « ces manifestations de poétique culturelle en acte » dont l’analyse relève d’une anthropologie sensible « au contexte rituel, institutionnel politique et religieux » de l’Athènes du V e siècle.
Les trois premiers chapitres définissent les modalités de la « performance musicale tragique » qui unissent le poète et son public dans le contexte religieux, politique et culturel de la représentation dans le théâtre de Dionysos. Les trois chapitres suivants confrontent les résultats obtenus à trois tragédies : les Perses d’Eschyle, l’ Hippolyte d’Euripide, l’ Œdipe-Roi de Sophocle. Le dernier chapitre est une conclusion en forme de retour à la question des origines, du point de vue des formes poétiques, narratives et rituelles. Ainsi seront convoqués successivement le dithyrambe de Bacchylide, et le nome citharodique de Stésichore, qui aboutissent à définir la tragédie attique autant comme une « institution chorale » (p. 219) que comme une action héroïque dramatisée. Dans le cadre de cette institution, le spectateur est invité à une participation « rituelle, affective et intellectuelle », favorisée par une « identification chorale » à laquelle contribue la compétence musicale du public.
Calame convoque d’abord (ch.1), pour prendre ses distances d’avec elles, les conceptions romantiques et nietzschéenne de la tragédie qui dissocient action tragique et performance musicale pour aboutir à une interrogation sur l’essence du tragique et une focalisation sur l’action des héros. A l’inverse, Calame part des « catégories indigènes » pour montrer que, « dans sa définition indigène, la tragédie antique est fondamentalement chorale » (p. 41). Le chapitre 2 revient longuement sur les aspects rituels et cultuels de la tragédie attique. Calame examine d’abord la place du rite dans la tragédie, puis la tragédie comme rite. Si la tragédie est bien la dramatisation d’un épisode du passé héroïque, elle l’est sous une forme qui associe étroitement la dimension vocale, musicale et chorégraphique. Pratique musicale chantée et dansée, le drame tragique est en lui-même une offrande à la divinité, au premier chef à Dionysos, dans le cadre des Grandes Dionysies, « une pratique religieuse fortement ritualisée » (p. 91).
Le chapitre 3 est consacré à l’étude du groupe choral en termes d’identité (dramatique, politique et de genre), et sur son rôle de médiateur. Il assure en effet une médiation entre les protagonistes de l’action dramatique et le public, entre le temps et l’espace héroïque mis en scène par l’action et la réalité historique, politique, religieuse et sociale dans laquelle se déroule la représentation, enfin entre les hommes et les dieux.
Les trois tragédies retenues comme exemple et illustration de cette lecture offrent chacune au chœur une place et un rôle spécifique. Calame insiste dans un premier temps sur « l’identité dramatique du chœur des Perses » (ch. 4) qui fait de l’ensemble de la tragédie « un thrène dramatisé et dramatique » (p. 138). Il montre ensuite comment « la voix chorale de l’émotion » transforme la défaite perse de Salamine en tragédie universelle qui s’adresse au spectateur athénien du théâtre de Dionysos, public citoyen et grec, ici concerné en même temps en tant qu’ homme mortel.
Le chœur principal de l’ Hippolyte (ch. 5) est composé quant à lui de femmes appartenant aux bonnes familles de Trézène. Mais un chœur secondaire, composé de jeunes choreutes compagnons d’Hippolyte, souligne l’opposition des rapports sociaux d’âge et de sexe au cœur de la tragédie, incarnés par le héros et Phèdre. L’alternance des deux chœurs dans le troisième stasimon serait significative de l’ambiguïté sexuelle du héros. La tension entre le développement dramatique de la narration et la distribution genrée des voix du chœur, se résout dans la conclusion rituelle et étiologique de la tragédie.
Enfin, dans l’ Œdipe-Roi, (ch. 6) où toute l’attention est traditionnellement captée par la figure d’Œdipe, incarnation, s’il en fut, du destin héroïque, et devenu paradigme du « héros tragique », Calame s’attache à montrer comment les interventions du chœur, protagoniste constant de l’action, encadrent les péripéties du drame auquel elles confèrent « une dimension de forte ritualité religieuse » (p. 177) tout en définissant pour le spectateur athénien la condition de mortel.
Ce livre réussit brillamment à rendre à la tragédie sa dimension chorale, c’est à dire à rétablir la place du chœur dans cette manifestation complexe offerte par la cité athénienne du V ° siècle à ses dieux, place si difficile à restituer dans les mises en scène modernes. Car la tragédie attique est ici réaffirmée comme offrande rituelle à l’occasion des Dionysies, dans sa dimension musicale et chorégraphique. Calame a recours pour sa démonstration, à sa science et pratique de longue date de la linguistique, de la philologie et de la narratologie, en soumettant les textes à une analyse serrée. Mais il a en même temps pour objectif de les replacer dans leur contexte social et historique. Cette double perspective textuelle et pragmatique contribue à situer sa démarche dans le contexte des recherches, notamment anglo-saxonnes, sur la choralité de la tragédie d’une part 1, et dans le courant de la « nouvelle » ethnopoétique d’autre part.2 Le souci de précision et d’exhaustivité dans la référence linguistique conduit parfois à une accumulation de formules dont la répétition peut paraître alourdir l’exposé. Mais la pertinence des analyses et des conclusions qu’en tire Calame s’impose et sa démonstration est très convaincante. Ce volume est une belle illustration de la voie originale tracée par l’auteur au fil de ses publications.
Notes
1. Parmi de très nombreuses références on notera les renvois aux travaux sur ce sujet de Ch. Segal, A. Henrichs, G. Nagy.
2. Voir La voix actée, pour une nouvelle ethnopoétique sous la direction de Claude Calame, Florence Dupont, Bernard Lortat-Jacob, Maria Manca, éds. Kimé, 2010.