BMCR 2017.11.23

Diogène le cynique. Figures du savoir, 62

, Diogène le cynique. Figures du savoir, 62. Paris: Les Belles Lettres, 2017. 213. ISBN 9782251446561. €19.00 (pb).

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Ce nouvel ouvrage sur Diogène de Sinope paraît dans la collection « Figures du Savoir » des Belles Lettres. Adressée aux non spécialistes, cette collection présente des monographies consacrées à la pensée d’un auteur ainsi qu’à sa portée historique et actuelle. Étienne Helmer s’acquitte de cette tâche pour le célèbre Cynique en quatre chapitres, dont les trois premiers dressent un portrait général et synthétique de la philosophie diogénienne et dont le quatrième s’attarde à sa réception et ses résonances actuelles. Le livre met à la disposition du lecteur non initié un glossaire ainsi que des notices biographiques où apparaissent les définitions de plusieurs concepts clés et quelques repères historiques.

Pour aborder la figure de Diogène, le travail de l’exégète repose sur peu de sources. Aussi Étienne Helmer fonde-t-il principalement ses analyses sur des chries, de courtes anecdotes à valeur morale, dont plusieurs mettent en scène Diogène le Cynique au livre VI de Diogène Laërce (DL). Il utilise aussi les Lettres cyniques pseudépigraphes, faisant le pari de déceler parmi les chries et les Lettres le fil conducteur qui les unit en une pensée cohérente.

Le premier chapitre « Philosopher comme un chien » expose les traits généraux de la démarche philosophique que propose Diogène de Sinope. Étienne Helmer refuse l’étiquette d’anti-intellectualiste que plusieurs commentateurs ont accolée à Diogène. Plutôt que de rejeter les arts et les sciences en bloc, Diogène mesurerait la valeur d’un savoir à l’une de son application immédiate à la vie. Cette exigence d’immédiateté servirait aussi bien à discréditer le platonisme qu’à fonder la philosophie cynique. Selon Étienne Helmer, la diversité des situations dans lesquelles Diogène apparaît et les réponses à propos qu’il y énonce prouvent que sa philosophie entretient un lien étroit avec le réel. Dans les chries, Diogène a recours à la parrhèsia pour éveiller la conscience de ses interlocuteurs. Autant franc-parler que franc-agir, la parrhèsia cynique révèle la vérité sur les fausses croyances qui tiennent les hommes en servitude. Les anecdotes montrent aussi un Diogène inventif qui, d’un seul trait ou d’un seul geste, cerne l’enjeu philosophique d’une situation particulière et réussit à persuader son interlocuteur. Étienne Helmer voit dans cette économie des procédés rhétoriques un lien avec le bonheur simple auquel Diogène se livrerait dans la fameuse anecdote où Alexandre le Grand vient le déranger alors qu’il prend un bain de soleil en silence (DL VI 38). La suite du livre montre en effet que l’économie des moyens est un principe qui ne régit pas seulement la rhétorique diogénienne, mais aussi l’ensemble de la philosophie cynique. Le premier chapitre se clôt sur un court commentaire concernant la valorisation de la nature que l’on attribue généralement à Diogène. Étienne Helmer critique une interprétation courante du cynisme qui en fait une philosophie anti-civilisationnelle guidée par la recherche de la nature. Il désavoue ainsi la lecture du cynisme qu’il a lui-même défendue dans un ouvrage de 2014.1 Selon Étienne Helmer, en opposant la nature à la loi (DL VI 38), Diogène ne favorise pas la première au détriment de la seconde, mais adopte une position qui ne se réduit ni à l’une, ni à l’autre, et qui dépasse l’opposition factice entre ces deux supposés contraires.

Le second chapitre « Une éthique de la liberté et de la simplicité » est consacré au projet éthique de Diogène. Selon Étienne Helmer, la liberté à laquelle aspire Diogène se fonde sur la simplicité du rapport qu’il entretient à la vie. En se contentant de ce qui est immédiatement accessible—un bain de soleil par exemple—, Diogène éliminerait le manque et la dépendance à des sources extérieures que causeraient des désirs sophistiqués. Simplicité, autosuffisance et liberté se trouveraient donc étroitement liées dans l’éthique diogénienne. Pour bien comprendre les modalités d’accès à cet idéal philosophique, Étienne Helmer analyse les trois obstacles qui empêchent la plupart des hommes d’y parvenir : la Fortune, la crainte et, surtout, les médiations politiques et sociales entre les désirs et leur satisfaction. Étienne Helmer soutient que Diogène ne condamne aucun objet de désir en soi, mais cherche plutôt à éliminer les intermédiaires dans lesquels s’immiscent des rapports de domination et de dépendance. Cela expliquerait pourquoi, par exemple, Diogène peut aussi bien accepter que condamner la consommation de gâteaux (DL VI 44 et 56). Tout ce qui importe est de se les procurer par soi-même, sans se mettre dans une situation de dépendance. Pour combattre les obstacles à la liberté, Diogène propose une « voie courte », simple et directe. L’ascèse diogénienne, qui consiste en une préparation et une réponse aux ponoi (épreuves, souffrances) envoyés par la Fortune, engendre une transformation immédiate du corps et des gestes quotidiens. Les ponoi volontaires et utiles que Diogène oppose aux ponoi de la Fortune développent sa résistance corporelle et psychique. La liberté de Diogène s’étendrait donc au-delà de son autosuffisance : le Cynique veut transformer la force adversaire de la Fortune en une force active au service de son émancipation.

Dans le troisième chapitre « Politique de Diogène », Étienne Helmer s’en prend à l’idée communément admise selon laquelle Diogène serait un penseur apolitique ou antipolitique. Il soutient que Diogène défend un projet politique ancré dans son éthique. Pour reconstituer le contenu positif de ce projet, Étienne Helmer commence par analyser les critiques que Diogène adresse aux cités existantes. En faisant la promotion de mœurs dégradées, les cités forment des citoyens soumis à leurs appétits qui, pour les satisfaire, doivent avoir recours à la violence. C’est le cas, à plus forte raison, des grands dirigeants à qui Diogène reproche de se méprendre sur la véritable nature du pouvoir : il ne s’exerce pas sur les autres, mais sur soi. Citant la Lettre 40 de Diogène à Alexandre, Étienne Helmer montre que, pour Diogène, les hommes politiques, en recherchant richesse et gloire, confondent le fait de commander avec celui de combattre. Dans cette Lettre, Diogène ne condamne pourtant pas toute forme de commandement et Étienne Helmer croit trouver dans les rares témoignages sur la République de Diogène (DL VI 72-3 et Philodème, De Stoicis col. 15-20) des indications sur la forme que prendrait un gouvernement cynique. Étienne Helmer résume la pensée politique de Diogène par la formule « tout est aux sages ( panta tôn sophôn) » (DL VI 37 et 72), qu’il interprète dans le sens de « tout vient des sages », en prenant le génitif tôn sophôn pour un génitif d’origine. Le Cynique, puisqu’il ne cherche pas à en acquérir des parties, appréhende le monde comme une totalité et, parce que la saisie de la totalité dépend de son rapport de proximité avec le monde, « tout procède des sages ». En se basant sur le syllogisme sur la loi (DL VI 72), Étienne Helmer affirme que le projet politique cynique se réalise dans des cités dotées de lois, puisque la loi est une chose « moralement belle ( asteion) ». Le cosmopolitisme de Diogène prendrait alors un tout autre sens que celui qu’on lui attribue la plupart du temps : Diogène ne serait pas sans cité ou citoyen d’une cité mondiale. Il reconnaîtrait la légitimité des cités existantes et voudrait y instaurer les conditions de réalisation de son idéal éthique en tenant compte des particularités de chacune. Selon Étienne Helmer, Diogène ne souhaite pas plus l’abolition des cités et des lois que celle du mariage et de la famille. Le Cynique accepterait ces institutions, à condition qu’elles ne soient pas fondées sur la convention, mais sur la persuasion et l’ascèse cynique. Les institutions économiques n’échapperaient pas au projet réformiste de Diogène. Celui-ci ne voudrait pas éliminer la monnaie, le travail, le commerce ou l’esclavage, il désirerait seulement les repenser en fonction de son idéal de liberté.

Le dernier chapitre « Postérité et actualité de Diogène », présente brièvement la réception de Diogène chez Nietzsche (« Schopenhauer éducateur » ; Le Gai savoir, paragraphe 125) et Foucault ( Le Courage de la vérité), puis insère la pensée de Diogène dans deux débats contemporains. Guillaume Le Blanc, dans Que faire de notre vulnérabilité ?, valorise la position de l’« exclu » en ce qu’elle permet de poser un regard critique sur les catégories sociales d’« inclusion » et d’« exclusion », et de penser la citoyenneté autrement. Le point de vue de l’« exclu », selon Étienne Helmer, n’est pas sans rappeler la posture de Diogène mendiant, qui incarne la liberté et porte la vérité. De même, la critique de l’accumulation des richesses et de la multiplication des besoins formulée par Diogène ferait écho au débat contemporain sur la décroissance économique. La simplicité et la frugalité telles que conçues par Diogène aideraient à penser la décroissance sous toutes ses formes.

Cette nouvelle monographie d’Étienne Helmer constitue un heureux prolongement des réflexions qu’il avait déjà entamées dans son livre précédemment paru. Étienne Helmer, qui dresse un portrait de Diogène ni anti-intellectualiste, ni anti-civilisationnel, mais réaliste et réformiste, force le lecteur à sortir des schèmes habituels d’analyse du cynisme ancien. L’ouvrage présente plusieurs lectures nouvelles des textes cyniques qui alimenteront les discussions, notamment au sujet du statut de la nature et de la loi dans le cynisme ancien. On regrette par moment que l’auteur n’ait pas étayé davantage son argumentation pour justifier les interprétations originales qu’il avance. Afin de convaincre le lecteur de l’absence d’opposition entre la nature et la loi dans le cynisme, Étienne Helmer aurait pu commenter la fin de DL VI 71, où semble bel et bien affirmée la supériorité de la nature sur la loi, ainsi que les Lettres cyniques (Diogène 6, 7, 16, 21, 25, 28, 39, 42 et 47), où la nature est envisagée positivement. En outre, Étienne Helmer, pour prouver que Diogène défend l’existence des cités et des lois, fonde son analyse sur le syllogisme sur la loi (DL VI 72) dont le sens n’est pas aussi évident qu’il ne le laisse entendre. En effet, bien qu’il mentionne d’autres interprétations possibles du texte, Étienne Helmer passe sous silence un problème important lié à sa traduction. Lorsque la loi est qualifiée d’« asteion », l’adjectif peut aussi bien signifier « moralement belle » que « raffinée » et n’a donc pas un sens clairement positif.2 Malgré ces réserves, les développements sur l’importance de la simplicité ( euteleia) dans le cynisme ancien emportent généralement l’adhésion du lecteur, qui trouvera dans ce concept un cadre d’analyse permettant de poser un regard nouveau sur certains textes cyniques.

Notes

1. Étienne Helmer, Diogène et les cyniques ou la liberté dans la vie simple (Neuvy-en-Champagne: Le passager clandestin, 2014.

2. Cf. Malcolm Schofield, The Stoic Idea of the City (Cambridge University Press, 1991), 130-45.