BMCR 2017.11.20

Roman Artisans and the Urban Economy

, Roman Artisans and the Urban Economy. Cambridge; New York: Cambridge University Press, 2016. xi, 307. ISBN 9781107115446. $99.99.

Preview

Le but, extrêmement large, de cette synthèse est de déterminer les facteurs de la prise de décision économique des personnes impliquées dans la production urbaine de Rome.1 L’ouvrage vise, à terme, à s’insérer dans le débat sur les formes et contours de la croissance pendant l’Antiquité romaine. Dès l’introduction, les positions méthodologiques et théoriques de l’auteur sont posées : il s’agit d’exploiter autant que possible l’intégralité des sources disponibles2, quelles que soient leurs limitations respectives, au filtre du corpus théorique de l’économie néo-institutionnelle (NIE) dans une perspective modélisante.

Le premier des quatre chapitres est centré sur les facteurs affectant la demande des biens produits. Comme tout au long de l’ouvrage, avant toute analyse de l’Antiquité romaine, une description de ces facteurs dans l’économie préindustrielle de la première modernité est proposée. Les conditions du marché moderne sont définies comme volatiles en raison de la saisonnalité l’affectant. Partant de ce constat, une comparaison avec le monde romain est menée. Les principaux facteurs exposés sont d’ordre climatique et social. En effet, les prix—notamment des biens de première nécessité—varient au gré des saisons, tout comme la possibilité de travailler en extérieur, d’obtenir certaines matières premières, voire de faire circuler les biens produits à travers l’empire. Les facteurs sociaux affectant la demande de manière saisonnière sont, pour l’essentiel et pour Rome, les fêtes religieuses et le calendrier politique qui amènent des flux et des reflux de population. Une grande attention est également portée sur les migrations saisonnières dans la lignée des travaux effectués sur cette question au cours des vingt dernières années.

Si l’impact de ces mouvements de population sur la demande apparaît indéniable, la manière très large qui permet à Hawkins de caractériser les artisans risque de transformer ces réflexions en fourre-tout alors même que les différents niveaux de production n’ont vraisemblablement pas été également touchés. Le chapitre s’achève sur une tentative de mise en évidence de l’incertitude qui caractériserait, comme à l’époque moderne, le marché de la production. Fondée sur une discussion de travaux d’autres économistes de l’Antiquité, et en particulier sur les estimations du PIB ( GDP), la conclusion pointe vers une incertitude aussi forte que très probable, mais dont la mesure reste difficile à prendre.

Le second chapitre est axé sur les questions de la spécialisation, des associations d’artisans et de l’organisation de la production. Une synthèse des connaissances disponibles sur les collèges, vus en contrepoint des guildes médiévales et comme des espaces principalement sociaux, disposant d’une capacité d’influence voire d’organisation économique, est proposée. L’hypothèse, fondée sur la théorie des coûts de transaction, est que les collèges faciliteraient l’adaptation des artisans aux variations saisonnières et à l’incertitude de la demande, en permettant notamment de régler la question des économies d’échelles sans passer par l’étape de l’intégration verticale.

Après avoir suggéré une grande fréquence de la dette, Hawkins postule, plus qu’il ne démontre, une forte spécialisation des artisans, ce qui leur offrirait des formes de flexibilité et d’importantes possibilités de sous-traitance. Après un exposé sur les formes contractuelles du monde romain, susceptibles de générer d’importants coûts de transaction en cas de recours à la justice, Hawkins propose que les collegia formeraient des réseaux professionnels qui faciliteraient la régulation de l’activité et feraient diminuer les coûts de transaction. Ils auraient constitué une institution permettant de régler la majeure partie des problèmes (économiques ou autres) en interne plutôt qu’en recourant à une juridiction externe.3 L’accès limité aux collèges limiterait cependant leurs effets positifs.

La manumission est au cœur du troisième chapitre qui vise à faire des affranchis une réserve flexible de main-d’œuvre qualifiée grâce à laquelle réduire les risques financiers induits par les caractères saisonnier et incertain de la demande. L’idée générale provient de l’Europe moderne où des exemples de contrats ou de recrutements à court et moyen terme existeraient. En se fondant sur la possibilité d’adjoindre à l’affranchissement une clause d’ operae, journées de travail dues (voir Digeste, 38.1), une thèse est ici proposée, fondée sur l’analyse extrapolée d’inscriptions funéraires : l’accord de la manumission du vivant du maître serait le signe que l’ancien esclave est formé au même métier que son dominus et que ce dernier se réserverait la possibilité d’utiliser la force de travail de son affranchi sous forme d’ operae. Dès lors, la lecture d’une inscription funéraire mentionnant un personnage affranchi du vivant de son maître assorti d’un nom de métier indiquerait une manumission grevée d’ operae.

Pour approfondir ce postulat, Hawkins développe une analyse des coûts des différentes formes de main-d’œuvre, en proposant des courbes comparant le coût annuel des esclaves, des travailleurs à court terme et des affranchis redevables d’ operae. S’il propose ici un peu de contraste en distinguant le travail qualifié du travail non qualifié et en développant les coûts de transaction, c’est surtout pour mieux souligner les difficultés du marché du travail, en particulier la faiblesse numérique de la main-d’œuvre qualifiée, et donc pour trouver des causes structurelles à la supposée nécessité de recourir aux operae. À le lire, il y aurait des stratégies de thésaurisation du travail (« labor hoarding strategies »), ce qui constituerait un reflet de la production urbaine et un facteur d’entrave à celle-ci, en ce qu’elles interdiraient l’augmentation du pouvoir d’achat tout en perpétuant un marché du travail étroit.

Enfin, le discours est étendu à la détermination du rôle des fils et des femmes dans la production urbaine. D’une manière générale, Hawkins s’oppose à l’idée d’une économie familiale où les membres de la famille constitueraient une main-d’œuvre supplétive. Après une rapide vision générale sur l’apprentissage, considéré comme une forme assurant un travail aux enfants en dehors du foyer, il se détourne des papyrus égyptiens pour exploiter statistiquement une partie des inscriptions funéraires de Rome mentionnant des artisans.4 Son but est de montrer qu’il existait une stratégie successorale visant à établir les enfants dans des carrières indépendantes et donc à transmettre les moyens de production en héritage aux femmes ou aux affranchis. Une comparaison avec les pratiques épigraphiques des sénateurs ou des ordres inférieurs est menée, en ce qu’il considère que ces deux groupes avaient tendance à vouloir prolonger leur statut social à leur descendance. Refusant au passage l’idée d’un habitus épigraphique propre aux affranchis, il en arrive, après une réduction progressive de son échantillon, à proposer que les artisans avaient l’habitude de ne pas faire hériter leurs enfants, probablement parce que ceux-ci n’avaient pas été intégrés dans l’activité de production. Cette reluctance des artisans à employer leurs fils serait liée, en se fondant sur des parallèles modernes, à la saisonnalité et à l’incertitude de la demande. Enfin, en partant de la seule analyse—un peu—détaillée d’une série de sources (les pratiques d’apprentissage à travers les papyrus égyptiens), des conclusions sur la transmission des ateliers sont inférées.

Le chapitre s’achève sur la détermination de l’ampleur des tâches domestiques par rapport à celles pouvant générer un revenu. Un détour par la période moderne puis par l’interprétation des rêves proposée par Artémidore de Daldis permet de montrer que les buts de consommation des ménages romains entraînent plutôt des tâches domestiques pour les femmes et que ces dernières bénéficieraient de moindres opportunités d’apprentissage. Tout en mentionnant les rares cas explicites où l’on voit une femme reprendre l’activité de son mari défunt, Hawkins raisonne ex silentio : il considère les conclusions du chapitre 3 démontrées et se fonde sur celles-ci pour souligner que le faible nombre d’inscriptions mentionnant des manumissions faites par des femmes impliquerait que celles-ci ne prenaient que rarement le contrôle des ateliers, faute de capacité. Quelques nuances sont finalement apportées sur les différentes formes d’occupation domestique en fonction de la taille de l’activité du mari et de sa réussite. Malgré tout, l’occupation féminine, globalement domestique, aurait constitué un frein à la croissance per capita dès le début de la période impériale.

Pour intégrer brièvement quelques remarques plus générales, je soulignerais d’abord une faiblesse et un manque. La quinzaine de titres non écrits en anglais (sur environ 400 titres recueillis en bibliographie) apparaît très isolée alors même que certains points précis évoqués dans l’ouvrage ont—évidemment—été discutés dans tout ou partie des principales langues académiques, parfois récemment et en détail. Le principal manque est un index séparé des sources. Ce manque apparaît aussi regrettable, pour le lectorat, que symptomatique. Le symptôme est que les sources antiques, certes lacunaires et souvent orientées, se montrent peu et souvent trop rapidement étudiées, voire forcées, au prix de contorsions souvent violentes ou d’interprétations relevant de l’assertion. Déterminer la taille des « ateliers » des fabri tignarii en se fondant sur des statistiques onomastiques tirées de l’album de leur collège à Ostie semble excessif (p. 113). Si l’endettement était peut-être fréquent chez les artisans, il est certainement délicat d’utiliser la correspondance de Cicéron achetant des statues—non réalisées sur commande—à crédit ( Fam., 7.23.1, p. 85) en appui de cette proposition. La compréhension d’ἐργασία comme travail ou affaires (p. 99-101) à propos des manifestations orchestrées par Démétrios à Ephèse ( Act. 19.23-28) n’est pas gênante en soi ; elle aurait gagné à être démontrée : une lecture comme profit voire comme salaire limite les possibilités d’utiliser ce cas pour inférer une forte sous-traitance. Peut-on véritablement, à partir de la lecture de CIL VI, 9435 et 9398 établir les motifs d’alliances suspectées voire l’emploi du temps des femmes mentionnées (p. 253-254) ? Enfin, inter alia, il me semble simplement impossible de pouvoir inférer d’une manumission faite inter vivos un quelconque automatisme quant aux modes de transmission du patrimoine productif, même à titre de suggestion (p. 164-165).

Le problème ne tient pas tant aux distorsions infligées à quelques sources qu’au fait qu’elles soient malmenées alors même qu’elles sont peu nombreuses à être exploitées en profondeur. En termes de raisonnement, Hawkins passe fréquemment de l’énoncé éventuellement prudent d’une hypothèse à la considération qu’elle a été démontrée et que donc elle peut servir de fondement à la suite de l’édifice. Au final, le discours de démonstration est fortement affaibli dès que le lecteur n’est pas convaincu par la présentation des exemples. De la même manière, si la comparaison avec la période moderne a fait ses preuves comme méthode pour comprendre des situations proches de celles de l’Antiquité, le recours qui y est fait ici est assez déroutant. À la lecture, on a l’impression que le monde antique est un décalque de la période moderne, parfois de manière caricaturale ( e.g. p. 223).

Dans le détail, mise à part la saisonnalité, qui soulève d’intéressantes questions devant encore être approfondies, deux points majeurs restent problématiques par-delà les questions de méthode. Le premier, probablement inhérent à une telle synthèse sans véritables limites chronologiques ou géographique établies, est l’adoption d’un modèle unique pour des situations d’une extrême variété : regarder de la même manière un cordonnier seul dans son atelier et un vaste établissement productif semble par trop acrobatique. Le second problème touche la sous-traitance ( subcontracting). Sa généralisation tient, me semble-t-il, non seulement au mélange d’échelle des espaces de production, mais surtout à une vue trop éthérée de la production proprement dite : tous les processus de production ne sont pas fractionnables. De plus, Hawkins mésestime la nature même du travail à effectuer dans certains cas et de l’impossibilité d’avoir une intensité constante du capital humain dans un même atelier. En fait, l’ensemble est regardé de trop loin pour avoir une validité effective sur notre connaissance de la spécialisation.

Enfin, au terme de la lecture, ce qui apparaît comme un paradoxe subsiste : tous les éléments mis en avant (mise en propre du fils ; affranchissement des esclaves formés pour pouvoir obtenir une main-d’œuvre flexible par le biais des operae) pointent vers une multiplication des « entreprises » dans un marché pourtant déclaré comme étroit et miné par une demande incertaine. On s’interrogerait sur de tels comportements dont la conséquence serait de générer une pression concurrentielle d’autant plus forte que se multipliaient les « entreprises ».

En conclusion, je ne saurais trop recommander la lecture intégrale de cet ouvrage, en ce qu’il donne une vision duale aussi édifiante qu’excessive du versant modélisant à l’extrême de l’histoire économique antique des dernières années, soit à la fois l’ouverture sur des questionnements nouveaux et utiles, sans conteste induits par les théories issues des sciences économiques, mais aussi l’incroyable perte de substance des modèles créés dès lors qu’ils s’éloignent trop des sources antiques.

Notes

1. Présentée comme centrée sur Rome entre la fin de la République et le début de l’Empire, cette synthèse se fonde aussi sur des exemples provinciaux, du II e s. av. notre ère au V e s. de notre ère.

2. Rarement mentionnée, l’archéologie reste remarquablement absente.

3. Sur l’interprétation des collèges au prisme de la NIE, on lira avec profit les remarques de J. Liu, « Group membership, trust networks, and social capital: a critical analysis », dans C. Laes, K. Verboven (éd.), Work, labour, professions in the Roman world, Leiden, 2016, p. 203‑226.

4. La sélection de ces inscriptions, dont la liste est proposée en appendice, est expliquée tellement rapidement (p. 205) que les critères utilisés pour l’échantillonnage restent obscurs.