BMCR 2017.08.54

Moving Romans. Migration in Rome in the Principate

, Moving Romans. Migration in Rome in the Principate. Oxford; New York: Oxford University Press, 2016. x, 304. ISBN 9780198768050. $110.00.

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L’ouvrage magistral de L. E. Tacoma aborde une problématique complexe et pleinement d’actualité, la migration, centrée sur la ville de Rome durant le Principat. Ce thème s’inscrit dans un courant de recherche en vogue, comme le démontrent les deux autres volumes auxquels l’auteur a pris part en tant qu’éditeur et contributeur, traitant du même sujet, mais selon des perspectives différentes et qui ont fait l’objet de recensions déjà parues1 ou en cours de publication dans cette revue. Quoi qu’il en soit, dans le cadre plus spécifique de ce livre, l’auteur a organisé son propos en sept chapitres que clôturent les conclusions où tous les aspects de la migration sont abordés.

En guise d’introduction (p. 1-29), l’auteur réfléchit sur la validité de la « mobility transition » défendue par le géographe américain W. Zelinsky (cf. p. 1-5), dont il reprend certaines idées, tandis qu’il passe en revue l’historiographie du sujet, où effleurent les préconceptions sur la migration, pour ne rien dire de l’absence de définition claire du phénomène. Fort heureusement, le récent accroissement de publications sur la mobilité, examinée selon une variété de thèmes parfois liés entre eux, facilite la rédaction d’un ouvrage spécifique sur la migration. En outre, l’auteur est pleinement conscient de la limitation des sources, qu’elles soient littéraires, juridiques ou épigraphiques, mais aussi des potentialités que fournissent les analyses isotopiques. L’objectif sera donc d’étudier la migration urbaine vers Rome, en laissant de côté Ostie et Portus, tout en étant conscient de l’existence d’autres mouvements de population qui n’étaient pas forcément dirigés vers les villes.

Après cette section liminaire, le premier chapitre est tout entier consacré à la définition de migration de l’auteur (p. 30-74), qui serait, selon lui, un mouvement de personnes en direction ou en provenance de Rome, qui implique un changement de résidence pendant au minimum quelques mois. En outre, des individus de tout statut social sont pris en compte, sans que le maintien, ou non, de leurs liens avec leur cité d’origine importe. De plus, tout type de mobilité, volontaire, forcée (celle des esclaves importés) ou à l’instigation de l’État (comme dans le cas des soldats), selon une subdivision que l’on verra apparaître en filigrane tout au long de l’ouvrage, est prise en considération. Sont en revanche exclus les déplacements post mortem, les mouvements à l’intérieur de la ville de Rome et les migrants au-delà de la première génération. Après ces précisions, L. E. Tacoma envisage dix types de migration, parfois concomitants sans être équivalents, qui lui permettent de revoir la typologie de Ch. Tilly (cf. p. 35-36) et de constater que le système de migration romain était particulièrement complexe : migration des élites, migration pour motifs liés à l’administration de l’Empire, à l’éducation, les déplacements d’intellectuels vers Rome, celles d’artistes, celles pour raison de travail saisonnier ou temporaire, l’immigration de pauvres, migration de commerçants, l’immigration d’esclaves et les migrations de soldats. Quoi qu’il en soit, l’immense majorité de ces individus provenaient de tous les recoins de l’Empire, faisant de l’ Vrbs un pôle d’attraction très fort, sans qu’il soit toujours possible de déterminer leur origine. En revanche, si les analyses isotopiques peuvent nous fournir des indications quant au nombre de migrants, en l’absence de données statistiques, tout au plus devra-t-on compter sur des ordres de grandeur, dont la valeur pourra toujours être contestée. Ce qui ne peut faire l’objet d’aucune discussion, malgré tout, c’est la multiplicité des causes de la migration, qui prend par ailleurs, une variété de formes.

Le chapitre suivant aborde le régime migratoire romain (p. 75-105). Il s’agit donc d’examiner les questions juridiques liées à la migration. Dans quelle mesure le droit romain a-t-il favorisé, contrôlé, ou au contraire entravé, la mobilité des individus ? Quel est leur statut légal ? Comment l’acquisition de la citoyenneté romaine en Italie ou ailleurs a-t-elle pu impliquer un déplacement à Rome ? Existait-il des barrières ou fallait-il remplir des démarches imposées par l’État pour pouvoir se mouvoir librement dans l’Empire ? En quoi les expulsions de personnes considérées indésirables contribuaient-elles à contrôler les migrations et sur la base de quels critères les jugeait-on de la sorte ? Telles sont les problématiques abordées dans cette partie de l’ouvrage, qui permettent de conclure que Rome ne disposait pas de politique migratoire et que l’origine ne constituait en aucun cas un marqueur d’identité.

La famille est au cœur du chapitre 4 (p. 106-141). Puisqu’elle participe aussi au phénomène de migration, l’analyse du noyau familial ainsi que des pratiques matrimoniales fournit des clés de compréhension fort utiles. Pour ce faire, l’auteur prend pour point de départ le modèle établi par J. Hajnal (cf. p. 107-113) pour conclure que celui-ci n’est pas valide pour le monde romain, car les jeunes filles épousaient des hommes plus âgés, plus prompts à se mouvoir (entre 15-30 ans), à la différence des femmes qui le faisaient à l’occasion de leur mariage, pour se rendre auprès de leurs futurs conjoints, ou suite à un divorce et au veuvage. En effet, l’examen du « marriage market », pour lequel on dispose davantage d’information pour les soldats et les esclaves, confirme des unions au sein de la population locale ou entre immigrants. En outre, une proportion non négligeable de soldats et d’esclaves devait être restée célibataire, mais lorsqu’ils se mariaient sur le tard, ils le faisaient avec des épouses issues du même milieu. Ces noces célébrées à Rome n’empêchaient pas un retour des individus chez eux, même si ces mouvements devaient être plus fréquents pour les militaires que les autres groupes. On ne peut donc nier l’existence de déplacements individuels, y compris de femmes, qu’il est possible de nuancer selon le type de migration envisagé (forcée, volontaire ou organisée par l’État).

La forte relation qui existe entre migration et urbanisation fait l’objet du chapitre 5 (p. 142-169). C’est d’ailleurs l’occasion pour l’auteur d’établir dans quelle mesure on peut considérer comme valide la « urban migration theory » (cf. p. 144-148) formulée sous la forme d’« urban graveyard theory » par E. A. Wrigley ou de « depressed fertility theory » par A. Sharlin, conçues pour l’époque moderne, mais qu’on ne peut que partiellement appliquer à la Rome ancienne, en raison de l’absence de données et de la défaillance des sources. Pour ne prendre qu’un exemple, déterminer la taille et la composition de la population de Rome, estimée à environ 800.000 à 1.000.000 d’habitants, pose beaucoup de problèmes. Il en va de même quand il s’agit d’évaluer le taux de mortalité ou de fertilité, car des différences pouvaient se faire jour en fonction, d’une part de la densité de population et des conditions de vie des migrants, davantage sujets à une fécondité moindre. La prudence doit donc constamment être de mise.

Le lien entre migration et travail fait l’objet du chapitre 6 (p. 170-203). D’emblée, l’auteur fait face à un grand obstacle, puisqu’il est difficile d’identifier les migrants dans les sources relatives au marché du travail. En outre, ce dernier était-il suffisamment ouvert pour permettre leur inclusion dans la vie active ? Tour à tour, il examine donc la relation entre les métiers, destinés à des travailleurs qualifiés ou non, de condition libre ou servile, ainsi que la répartition entre sexes et la durée des contrats. À la vue des données collectées, concernant principalement les esclaves, on peut conclure que si les femmes migrantes semblent avoir eu moins de possibilités de se faire engager, il était relativement facile pour un nouveau venu de trouver du travail, bien que cela ait contraint à une migration temporaire.

Le chapitre 7, quant à lui, aborde le rapport entre la migration et l’acculturation (p. 204-240). Contrairement à ce que l’on pourrait penser, dans une cité cosmopolite comme l’était Rome, il n’y a pas de signe de formation de communautés fermées de migrants, hormis peut-être pour les Juifs. Il convient plutôt de parler de réseaux. De plus, l’auteur, tout en rappelant que les identités sont subjectives, souligne que cela n’empêche nullement l’existence de groupes ethniques aux limites bien définies, en fonction également de la société d’accueil. Qui plus est, si l’on s’intéresse à la langue parlée comme marqueur d’identité, on doit constater l’emploi généralisé en public du latin et du grec, dans une moindre mesure, dont la connaissance contribue grandement à se mouvoir et à s’intégrer, tandis que le nabatéen, le syriaque ou le punique l’étaient dans un contexte privé. Du point de vue religieux, en revanche, il subsistait davantage de cas de figure, avec certains cultes qui semblent davantage ouverts aux migrants, en l’absence de collegia d’étrangers. En raison du faible sens de communauté des immigrants, on peut avoir recours à la « network theory » de M. Granovetter (cf. p. 238-240) pour décrire la nature des liens, étroits ou non, crées entre ceux-ci, et qui s’appliquent mieux aux commerçants, dont les rapports sont forts, car basés nécessairement, en raison de leurs activités, sur la confiance.

Enfin, le dernier chapitre (p. 241-267) fait le récapitulatif des thématiques envisagées dans l’ouvrage, tout en soulignant les limites et les perspectives, telles que, par exemple, celles liées à la « transport transition », que l’auteur développe davantage ici. C’est l’occasion pour lui de rappeler que la mobilité était rendue possible grâce aux transports, avec leurs problèmes liés aux techniques, malgré les risques inhérents au voyage, mais avec des infrastructures de grande qualité, qui favorisaient les déplacements par voie terrestre et maritime.

En conclusion, L. E. Tacoma offre au lecteur une réflexion pénétrante sur la migration à Rome, fondée sur un socle historiographique solide et un examen attentif et soigné d’ouvrages ou d’articles, certes consacrés à des époques plus récentes et très souvent rédigés en langue anglaise, mais qui permettent d’entrevoir la richesse du sujet. En outre, la méthodologie cohérente et rigoureuse pour étudier cette problématique dans le cadre de l’ Vrbs durant le Principat, grâce à une connaissance approfondie des sources anciennes, mais aussi des apports des analyses isotopiques, contribue également à rendre l’ouvrage désormais incontournable pour toute future publication sur ce thème. Pour toutes ces raisons, on peut en recommander la lecture, profitable et stimulante, à tous ceux qui souhaitent s’intéresser à cette thématique pour d’autres régions du monde romain.

Notes

1. BMCR 2016.10.43.