Quiconque a déjà travaillé sur les textes médicaux latins sait à quel point une nouvelle édition dans ce domaine est un événement majeur. En médecine romaine, hormis quelques rares textes de l’Antiquité tardive, nous ne disposons dans la Collection des Universités de France que de l’édition du De medicina de Celse (composé certainement sous le principat de Tibère), édition malheureusement interrompue, après seulement un volume (livres I-II), depuis la disparition de Guy Serbat. L’édition des Compositiones de Scribonius Largus, traité légèrement postérieur au De medicina, est donc l’occasion de connaître un peu mieux cette période capitale dans l’histoire de la médecine, qui marque le passage de la médecine grecque dans la pensée romaine.
Cette édition de Scribonius est née d’une thèse de doctorat soutenue en 2000, à l’Université Paris 4, sous la direction d’Hubert Zehnacker. Elle est ainsi l’aboutissement d’une vingtaine d’années de travail, délai largement justifié par l’ampleur de la tâche et la qualité du résultat. L’édition de Joëlle Jouanna-Bouchet comporte quatre sections principales : une introduction (p. VII-CLXXV), le texte critique avec la traduction française en regard (p. 1-213), des notes complémentaires (p. 215-351) ainsi qu’une série d’ indices (p. 353-446).
Dans une longue introduction, Joëlle Jouanna-Bouchet présente l’auteur, l’œuvre, l’histoire du texte, et une bibliographie très complète (p. CLI-CLXXI), ressource fort appréciable pour alimenter les recherches à venir. Vient clore cette riche introduction une table des équivalences de poids et de mesure, qui se révèle être très utile pour tous ceux qui n’auraient plus en mémoire à quoi correspond un setier ou un victoriat. Parmi les éléments les plus intéressants, l’auteur propose une datation précise de l’œuvre (p. XV), écrite entre 44 et 48 et publiée entre 47 et 48, et prend clairement position en faveur de rapports étroits entre la pensée d’Asclépiade et celle de Scribonius (p. XXXIV-XXXV).
Si Scribonius a été actif sous Claude, il a toutefois dû commencer à exercer son métier sous le règne de Tibère. À la différence de Celse, qui n’est pas un médecin, Scribonius semble avoir pratiqué la médecine avec succès et avoir eu des patients d’un rang social élevé. Certes, il n’a pas été médecin au palais, mais il a certainement entretenu des liens avec des proches de l’empereur. Peut-être a-t-il été le médecin personnel de Calliste, puissant affranchi à la cours de Claude, à qui il adresse son recueil de Compositiones. Il a sûrement composé par ailleurs d’autres ouvrages, dont nous n’avons conservé aucune trace. Le choix d’écrire en latin, et non en grec, langue traditionnelle des médecins, relève d’un choix personnel qui vise à toucher un public plus vaste, à s’adresser à la fois à des profanes et à des spécialistes. Mais il s’agit là d’une position délicate : écrire un ouvrage médical en latin, alors que l’on n’a à sa disposition que des sources grecques. Comme Celse, Scribonius se trouve confronté à la nécessité de traduire du grec des mots ou des notions qui n’existent pas toujours en latin, d’où la présence fréquente d’emprunts lexicaux et de translittérations de mots grecs. Néanmoins, cela ne doit pas faire ignorer ses efforts pour proposer une terminologie technique en latin. Scribonius accorde un souci tout particulier à la traduction des termes grecs en latin, et contribue profondément, à l’instar de Celse, à l’enrichissement de la langue latine médicale. Enfin, dans son œuvre, Scribonius donne de lui l’image d’un homme honnête et engagé, qui souhaite défendre sa noble conception de la médecine, largement héritée d’Hippocrate.
Les Compositiones sont un recueil de recettes pharmacologiques précédé d’un index et d’une épître dédicatoire, préface à l’ouvrage qui témoigne de la déontologie médicale de l’époque. L’ouvrage contient 271 chapitres et peut se diviser en trois parties. Les § 1 à 162 présentent des compositions secundum locos, traitant les maladies des différents « lieux » du corps selon l’ordre a capite ad calcem, couramment adopté dans les traités médicaux. Les § 163 à 199 décrivent les remèdes contre les venins et les poisons. Les § 200 à 271 développe une pharmacologie secundum genera, « selon les genres », pour un usage externe ( emplastra, malagmata, acopa). Certains de ces remèdes, hérités de la médecine grecque, présentent des ingrédients coûteux et exotiques. Le public visé appartient donc à la classe des aristocrates romains. En outre, si les Compositiones n’ont pas été officiellement écrites pour un public de spécialistes, un certain nombre de recettes devaient être réalisées par des médecins ou des préparateurs ayant des connaissances médicales. L’ouvrage a d’ailleurs été largement utilisé par des médecins, comme ce fut le cas de Galien.
Certes, Scribonius affirme que la plupart des compositions viennent de lui-même ou ont été recueillies auprès d’amis dont la compétence et le sérieux offraient toutes les garanties (ce qui confirme l’orientation empirique de l’auteur), cependant il est clair qu’il mentionne également des remèdes inventés par des profanes ou issus de l’expérience populaire, dont l’efficacité a été prouvée par leur succès répété. Mais ces derniers sont toujours présentés comme ne relevant pas de la discipline médicale, et sont ainsi mis à distance.
Pour établir le texte des Compositiones, Joëlle Jouanna-Bouchet dispose d’une tradition directe restreinte (un manuscrit et l’édition princeps), et d’une tradition indirecte essentiellement représentée par les manuscrits du De medicamentis de Marcellus, et par un ensemble d’ excerpta repris dans divers manuscrits médicaux. La tradition directe est constituée par le manuscrit Toletanus Capit. 98, 12 (= T), découvert par Sergio Sconocchia en 1974, et l’édition princeps (= R), établie par Jean Du Rueil à Paris en 1528, à partir d’un manuscrit perdu (et donc considérée comme codicis instar). Joëlle Jouanna-Bouchet a bien sûr procédé à une nouvelle collation du manuscrit de Tolède, mais elle a aussi tenu compte de la double tradition indirecte du De medicamentis de Marcellus pour lequel nous avons trois manuscrits du IX e siècle, et de sept réceptaires médiévaux.
Joëlle Jouanna-Bouchet démontre que T est le témoin le plus fiable de la tradition directe, et que les manuscrits des excerpta dérivent de la tradition de Scribonius et non de Marcellus. Ils remontent à un modèle commun qui n’est pas celui de la tradition directe, et sont donc d’un grand intérêt pour l’édition du texte.
Joëlle Jouanna-Bouchet propose ensuite une édition extrêmement fouillée. L’apparat critique est très chargé, car positif et tenant compte de tous les témoignages ( T, R, les manuscrits de Marcellus, et les leçons les plus intéressantes des excerpta), ce qui en fait un outil d’une remarquable richesse et d’un intérêt majeur. Les conjectures personnelles sont limitées au strict nécessaire, et expliquées dans les notes critiques. Sa traduction est très fidèle au texte latin, sans jamais tomber dans la maladresse. Les centaines de notes, pour la plupart rejetées dans la troisième section, sont d’une richesse remarquable et constituent un véritable commentaire des Compositiones, qui éclaire la pensée de Scribonius et sa place dans l’histoire de la médecine antique.
Cette édition, qui se suffit à elle-même par sa richesse, remplace ainsi l’édition de référence de Sergio Sconocchia (Teubner, 1983) établie à partir du manuscrit de Tolède, découvert par l’auteur. Il s’agit en outre de la première traduction française du texte, les traductions antérieures étant peu nombreuses, et essentiellement en allemand et en italien.
Enfin, le volume s’achève avec une liste des ingrédients utilisés dans les Compositiones, suivant leur origine végétale, minérale ou animale (p. 353-407). Cette annexe constitue un supplément indispensable à la lecture du texte de Scribonius dont la principale difficulté réside dans l’identification des substances qui composent les préparations. Chacune des entrées propose un terme latin, son équivalent grec, son identification moderne et quelques éléments explicatifs sur son usage antique. Suivent quatre indices, un index uerborum (p. 409-431), un index nominum (p. 433‑434), un index uocabulorum graecorum (p. 435) et un index uocabulorum graecorum latinis litteris scriptorum (p. 437-446), qui constituent un outil précieux pour procéder à de rapides recherches dans un texte si dense.
Ce livre, passionnant tant par le contenu du texte latin que par la qualité de l’édition que nous en donne Joëlle Jouanna-Bouchet, présente tout à la fois un texte établi avec une rigueur remarquable, une première traduction française précise et élégante, une longue introduction et de très nombreuses notes qui constituent autant d’éléments de commentaire qui éclairent le texte, sans oublier les outils en annexe, indispensables à la bonne compréhension de l’œuvre, et qui justifient de manière parfaitement convaincante les leçons adoptées. Ce beau volume nous permet de redécouvrir un texte encore trop méconnu, qui constitue pourtant une étape capitale dans l’histoire des origines de la littérature médicale occidentale. À cet égard, l’œuvre de Joëlle Jouanna-Bouchet mérite d’être très chaleureusement saluée.