BMCR 2017.04.38

Penser l’oligarchie à Athènes aux Ve et IVe siècles: aspects d’une idéologie. Collection d’études anciennes. Série grecque, 151

, Penser l'oligarchie à Athènes aux Ve et IVe siècles: aspects d'une idéologie. Collection d'études anciennes. Série grecque, 151. Paris: Les Belles Lettres, 2016. 402. ISBN 9782251328935. €45.00 (pb).

Publisher’s Preview

Alors qu’elle a sans doute représenté la majorité des régimes de Grèce antique,1 l’oligarchie a suscité moins d’intérêt que la démocratie athénienne, qu’il s’agisse de l’étudier en tant que système politique, d’examiner les cités qui l’ont mis en œuvre ou encore le vocabulaire qui s’y réfère dans les sources qui nous sont parvenues. L’ouvrage de L. Whibley Greek Oligarchies. Their Character and Organisation (New York and London 1896), daté mais toujours fondamental, offre de fait la seule somme consacrée à l’oligarchie grecque à l’époque classique. Dans un ouvrage récent mais bref, M. Ostwald se livre à un réexamen des sources littéraires de la fin du VIe siècle jusqu’au IVe siècle avant J.-C. (Pindare, Hérodote, Platon et Aristote).2 Plus récemment encore, J. L. Shear s’intéresse à la manière dont la cité athénienne a réagi aux deux révolutions oligarchiques de 411 et de 404,3 soulignant ainsi ce basculement définitif de l’oligarchie comme repoussoir de la démocratie. L’ouvrage proposé par Emmanuèle Caire adopte une perspective différente. Issu d’un travail inédit de son habilitation à diriger des recherches, il offre une réflexion sur la manière dont les Athéniens des Ve et IVe siècles ont pensé l’oligarchie dans sa confrontation incessante avec la démocratie et les autres formes politiques mises en œuvre à Athènes « à travers un vocabulaire en constante évolution, des formes de propagande, des réflexions théoriques, des modèles de gouvernements qui n’ont cessé de se modifier et de se redéfinir » (p. 16). Dans l’introduction, l’auteur rappelle le danger de la simplification et la nécessité de considérer les différentes manières de penser l’oligarchie. En préambule à son travail, elle adopte une définition provisoire du terme considéré comme « toute perspective qui vise à exclure du politique une catégorie qui y avait jusque-là accès ou qui prétend y avoir accès » (p.17) ; puis elle insiste sur la nécessité d’instaurer un dialogue constant de l’oligarchie avec les autres possibilités de formes politiques ; elle explique enfin son choix de corpus parmi les textes littéraires, tout en soulignant l’hétérogénéité de leur nature. L’objectif de son travail, centré sur Athènes, est clairement énoncé : « appréhender l’évolution, mais aussi les constantes, d’une idéologie qui, à Athènes, s’est constamment opposée, ouvertement ou de façon dissimulée, aux progrès et aux fondements mêmes de la démocratie » (p.20). Pour parvenir à cet objectif, la réflexion offerte aux lecteurs se déroule en trois temps : la première partie se livre à une archéologie des termes associés à l’oligarchie afin de saisir les évolutions dans une perspective diachronique ; la deuxième partie revient sur les inévitables problèmes suscités par les multiples définitions de ce qu’est l’oligarchie et les critères sur lesquels elle repose ; la troisième et dernière partie s’intéresse aux discours de propagande des partisans de l’oligarchie à Athènes et aux contextes agônistiques dans lesquels ils se sont épanouis.

Reprenant le dossier des sources littéraires de l’oligarchie athénienne, la première partie « Histoire de mots » constitue un passage obligé pour fonder la réflexion qui se développe dans les deux parties suivantes. Dans le chapitre I, l’auteur part d’Hérodote pour établir l’origine du concept d’oligarchie. Soulignant le probable contexte athénien pour l’émergence du terme et de la notion d’oligarchie, l’auteur retrace l’opposition entre oligarchie et démocratie pendant la guerre du Péloponnèse grâce aux témoignages du Pseudo-Xénophon et de Thucydide. Toutefois, c’est Platon, dans la République, qui offre la première occurrence de l’adjectif ὀλιγαρχικός (Plat. Rep. 545a, 587c-d). Dès cette partie est signalée l’importance du jeu de propagande et de contre-propagande qui explique la dimension polémique du terme oligarchie, de même que les termes qui lui sont associés tels que la tyrannie, l’aristocratie ou encore la dunasteia.

Sont alors énumérés les différents « masques » qu’a pu prendre l’oligarchie dans le chapitre II, avant un examen minutieux des classements que les philosophes ont établis des formes politiques (Socrate dans les Mémorables, Platon et Aristote). La perspective diachronique adoptée se révèle particulièrement heuristique : se fondant sur un témoignage de Plutarque, l’auteur souligne qu’au terme du processus d’évolution des terme et concept d’oligarchie, ils rejoignent finalement l’aristocratie « dans la façon de nommer le gouvernement du petit nombre ».

Il faut désormais préciser la définition de ce « petit nombre » et c’est ce que s’attache à faire la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Questions de définitions ». Le chapitre III rappelle la nécessité de reprendre l’enquête au point de départ car le nombre constitue un critère fondamental de la classification que les anciens eux-mêmes établissaient des différentes oligarchies. Abordant l’oligarchie plus directement à travers l’histoire politique et sociale, l’auteur rappelle combien ce nombre des gouvernants fait débat au début de la guerre du Péloponnèse. Sans qu’il soit explicite, le second terme du débat qui se développe concerne cette fois la définition de l’archè quand il est question d’oligarchie. L’étude détaillée des deux révolutions oligarchiques athéniennes met en lumière les rapports qu’entretiennent la majorité avec la minorité, car finalement, le seul facteur commun de toutes les définitions de l’oligarchie se trouve dans le fait que le gouvernement de la cité ne soit réservé qu’à une partie des citoyens. Cette analyse du nombre, dont la récurrence obsessionnelle dans le vocabulaire prouve assez l’importance, achoppe sur l’absence de consensus de ce que représente ce « petit nombre » et l’exercice du pouvoir, élégamment résumée ainsi par l’auteur : « les oligarques ne s’accordaient donc sur la signification, ni de la première, ni de la seconde partie du mot ‘oligarchie’ » (p. 134). Ainsi, la réflexion sur cette définition du nombre a des incidences importantes sur la nature du pouvoir qu’il exerce au sein de la cité. Le chapitre IV s’interroge sur la manière de reconnaître les « meilleurs » et partant, les citoyens les plus qualifiés pour exercer le pouvoir. L’étude des différents témoignages littéraires fait émerger les divisions et même les contradictions des partisans de l’oligarchie, de telle sorte que retracer les diverses manières d’analyser l’oligarchie revient in fine à retracer l’histoire même du concept et du vocabulaire qui le porte. Le chapitre se clôt en soulignant la réhabilitation d’une idéologie de la puissance au sein des réflexions suscitées par l’oligarchie et sa mise en œuvre à Athènes. Le chapitre V s’intéresse quant à lui aux notions de riche et de pauvre, ainsi qu’à leurs redéfinitions successives qui, à nouveau, éclairent les contradictions des partisans de l’oligarchie qui se définissent, entre autres, comme le régime qui a pour objet l’intérêt des plus fortunés. En ré-ouvrant le dossier du critère censitaire comme condition d’accès aux magistratures, l’auteur rappelle que ce n’est pas l’apanage de l’oligarchie et par conséquent, ce critère ne saurait suffire à fonder une définition. Représentés comme uniquement préoccupés par leur intérêt personnel et par l’amour des richesses, les citoyens qui ont pris part aux deux révolutions oligarchiques à Athènes ont contribué à orienter la définition de l’oligarchie vers la ploutocratie.

La troisième partie, intitulée Modèles, slogans et paradigmes, est sans doute la plus stimulante et la plus novatrice de l’ouvrage. Le chapitre VI est consacré à l’analyse des modèles de l’oligarchie athénienne offerts par Lacédémone, Thèbes et la patrios politeia athénienne. C’est sur ce dernier modèle que l’on s’attardera car l’auteur offre un nouvel éclairage sur les témoignages littéraires du combat idéologique et constitutionnel que se livrent oligarques et démocrates, mais également sur les différents courants au sein des partisans de l’oligarchie pour s’approprier le prestigieux modèle des ancêtres. L’examen minutieux des sources souligne l’extrême violence du conflit idéologique qui a pour fondement l’origine des lois en vigueur (Clisthène, Solon, Dracon) et par conséquent la politeia à adopter. Cette violence se traduit dans les faits par une effervescence de l’activité législative qui accompagne le changement institutionnel des deux révolutions oligarchiques. Encore une fois, toute l’originalité de ce chapitre n’est pas tant dans ce qui pourrait apparaître comme l’exposition de conceptions différents de l’oligarchie, mais plutôt dans l’analyse contextualisée de la nature des emprunts qui sont faits à ce modèle de la patrios politeia ainsi que de ses avatars et à la manière dont ils sont exploités dans les sources qui nous sont parvenues. Les chapitres VII et VIII portent sur les conséquences du modèle agônistique appliqué à la vie politique, qui produit une compétition entre ceux qui étaient censés être des égaux. Après avoir exploré la dichotomie oligarchie/démocratie et la voie moyenne, l’auteur conclut en dégageant, parmi toutes les évolutions développées, trois phases dans l’oligarchie : avant 413, le désastre de l’expédition de Sicile et les deux révolutions oligarchiques et enfin l’après 403.

Au terme de la lecture, on pourrait regretter que les emprunts aux sources épigraphiques ne soient pas plus nombreux, dans la mesure où ils auraient sans doute apporté des éléments nouveaux propres à enrichir la réflexion. Mais la volonté de se limiter aux sources littéraires est assumée et s’explique d’ailleurs aisément par l’ampleur du corpus retenu. De même, on peut s’interroger sur certains choix : ainsi, l’auteur connaît et intègre à sa réflexion les poèmes de Solon dans le chapitre VIII afin de nourrir son analyse de la « voie moyenne » suivant sur ce point la critique pour qui Solon est l’homme du juste milieu. Toutefois, ces poèmes ne sont pas utilisés quand il s’agit d’examiner la récupération politique de Solon par le camp de la restauration démocratique (p. 277), alors qu’ils auraient pu fournir la matière pour établir une quatrième et dernière hypothèse venant opportunément compléter celles énoncées pour expliquer ce changement de figure de référence du régime démocratique restauré et ses conditions de possibilité. L’ouvrage, comme nous y a habitué les Belles Lettres, est de facture très soignée et l’on ne déplore qu’une coquille (la note 112 p. 53).

Toutes ces remarques n’entament en rien la très grande qualité de cette étude. L’ouvrage d’E. Caire constitue une somme de référence sur le développement et l’évolution de l’oligarchie à Athènes, dans la mesure où sa perspective tranche avec les approches de ses prédécesseurs. L’auteur atteint amplement le dessein qu’elle s’était assigné: chapitre après chapitre, l’analyse des sources littéraires permet au lecteur de saisir la dynamique de la pensée oligarchique, de ses partisans, de ses tentatives de mises en œuvre, sans rien sacrifier de sa diversité et parfois même de ses contradictions. Loin d’éluder ces dernières, l’auteur les intègre à sa réflexion afin d’enrichir notre compréhension de la période si dense et complexe de l’histoire athénienne que représente la fin de la guerre du Péloponnèse et les deux révolutions oligarchiques qui ont secoué la cité. Malgré la complexité de cette période, l’effort pour contextualiser les témoignages littéraires et les comparer, jusque dans les termes employés grâce à une analyse philologique pertinente, constitue à n’en pas douter le point fort de cet ouvrage dont la lecture ne peut être que recommandée aux historiens et aux philologues, mais également à toute personne s’intéressant aux origines de la pensée politique européenne.

Notes

1. Martin Ostwald, Oligarchia. The Development of a Constitutional Form in Ancient Greece, Stuttgart: Franz Steiner Verlag, 2000. Pp. 96.

2. Le bref ouvrage de M. Ostwald était censé offrir une introduction plus théorique à l’étude des différentes formes de gouvernements oligarchiques tels qu’ils ont été pratiqués en Grèce antique.

3. Julia L. Shear, Polis and Revolution: Responding to Oligarchy in Classical Athens. Cambridge; New York: Cambridge University Press, 2011.