BMCR 2017.03.08

Gouverner avec les dieux: autorité, auspices et pouvoir, sous la République romaine et sous Auguste. Mondes anciens

, Gouverner avec les dieux: autorité, auspices et pouvoir, sous la République romaine et sous Auguste. Mondes anciens. Paris: Les Belles Lettres, 2015. 435. ISBN 9782251300016. €27.50 (pb).

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Le volume se place dans une vaste entreprise de renouveau des études consacrées à la République et à l’époque augustéenne. Y. Berthelet publie ici sa thèse de doctorat qui met en valeur l’articulation institutionnelle entre trois notions essentielles (et controversées) : l’ auspicium, l’ imperium et la potestas. S’inscrivant dans une longue tradition d’histoire institutionnelle, l’ouvrage opte pour une approche résolument pluridisciplinaire (anthropologique, historique, philologique, philosophique…). Le triptyque auspicium–imperium–potestas favorise l’émergence d’une dialectique offrant une nouvelle grille de lecture des auspices et du pouvoir des magistrats.

L’analyse à frais nouveaux de ce triptyque doit d’abord prendre en compte la pluralité des apports historiographiques résumés dans l’introduction. Ensuite, une telle étude ne pouvait être menée sans une réflexion approfondie sur les sources, ce qui justifie d’ailleurs l’exclusion de l’époque royale. L’introduction générale s’achève avec la présentation des sources utilisées. D’ailleurs il est indispensable de noter que l’ouvrage fait la part belle aux sources avec des longs textes cités et traduits pour faciliter la tâche du lecteur. Les passages les plus importants sont donnés en latin, mais la traduction permet aussi de s’adresser à une communauté étudiante qui n’est plus systématiquement formée aux langues anciennes. Toutefois cet ouvrage érudit s’adresse avant tout à un lecteur averti.

Le raisonnement de l’auteur s’organise autour de deux grandes parties : la première est consacrée au monopole patricien sur les auspices, son origine et son articulation avec les institutions publiques ; tandis que la seconde s’intéresse au binôme Potestas–Auspicium face à l’ Auctoritas : du contrôle du « pouvoir » par l’« autorité ». La structure de l’ouvrage dispose de sous-titres très clairs, des conclusions partielles résument régulièrement la pensée de l’auteur, tandis que les multiples renvois internes évitent les redites.

Après une brève introduction, la première partie envisage d’abord une lecture classique, car les auspices sont envisagés comme un élément de légitimation de la potestas des magistrats par l’ auctoritas de Jupiter. Le charisme auspicial explique alors ce monopole du patriciat. Trois fondements expliquent ainsi le monopole auspicial patricien : les modèles politique, religieux et social. L’auteur précise que seul le modèle social est pertinent. Ce monopole est essentiel pour comprendre la survivance des privilèges des patriciens, y compris à la fin de la République. Il est en outre indissociable des prétentions nobiliaires des gentes archaïques. L’analyse du prestige des patriciens et de leur prétention auspiciale met en lumière un consensus social qui dépassait largement le cercle des patriciens. Par exemple, en cas de vacance du pouvoir, seul un patricien devenait interroi. L’auteur tente ensuite d’expliquer le monopole auspicial patricien, en rappelant notamment des cultes archaïques et gentilices. L’exemple de la gens Potitia est par exemple mentionné dans le cadre des sacra effectués pro populo par des gentes. Notons qu’il pourrait en fait simplement s’agir d’une stirps appartenant à la grande gens Valeria ( Valerii Potiti). Le cadre de ces sacra met en lumière les prétentions des patriciens, puisque la sphère gentilice ne pouvait se réduire à l’unique sphère privée. Ainsi, en s’érigeant comme la noblesse gentilice par excellence, les patriciens purent prétendre détenir les auspices susceptibles d’être utilisés à titre public. Le monopole auspicial patricien après les réformes licinio-sextiennes de 367 s’explique alors aisément. En dépit de l’ouverture aux plébéiens des magistratures cum auspiciis, le charisme auspicial restait attaché au patriciat. L’auteur s’interroge ensuite pour savoir si les magistrats de la plèbe, comme les tribuns, réussirent à obtenir un ius auspicandi et il reprend alors les témoignages directs et indirects pour conclure que le monopole auspicial patricien ne passe qu’aux détenteurs de magistratures patriciennes.

L’auteur s’attache également à l’épineux problème de la loi curiate qui rendait possible l’utilisation des auspicia par les détenteurs de magistratures patriciennes. Cette loi conférait à sa magistrature une pleine légitimité en la rendant parfaitement conforme au droit. Y. Berthelet fait preuve de rigueur dans l’analyse des sources, a fortiori fragmentaires. Des hypothèses répandues sont également réfutées, dont l’existence de comices curiates à l’origine uniquement patriciens et la loi curiate conférant au magistrat ses auspices. L’auteur propose alors de s’interroger sur les auspices d’investiture des magistrats pour comprendre la finalité auspiciale de la loi curiate. En fait les auspices à cause desquels les comices curiates furent maintenus seraient les auspices d’entrée en charge. Ce n’est qu’après la soumission à Jupiter du choix des comices lors des auspices d’entrée en charge du magistrat élu que les comices curiates, en présence d’augures, enregistraient l’approbation ou le refus divin. Ce vote ne pouvait pas désavouer Jupiter, c’est pourquoi la plèbe n’a pas pu l’instrumentaliser. La procédure fut alors simplifiée et confiée à de simples licteurs.

Une controverse existe sur la nécessité d’une loi curiate pour les magistrats extraordinaires. L’auteur pointe effectivement les incertitudes et invite à la prudence. La démonstration s’appuie notamment sur l’obstruction de Clodius en 56 av. J.-C. pour empêcher le vote d’une loi curiate. Fr. Van Haeperen avait suggéré que l’obstruction portait sur la loi curiate de Pompée pour la charge de curator annonae.1 Toutefois cela ne peut être qu’une hypothèse séduisante pour Y. Berthelet qui affirme également son désaccord avec F. J. Vervaet.2 Ce dernier pensait que la lex curiata avait été introduite lors des accords licinio-sextiens, ce qui contredit à la fois l’ancienneté de la loi curiate et la nécessité d’une telle loi pour les détenteurs d’une magistrature patricienne.

La conclusion de la première partie offre un éclairage sur l’histoire des patriciens. La serrata constitutive du patriciat n’aurait eu lieu qu’entre 485 et 445. Les membres les plus éminents s’autoproclamèrent alors patricii et exclurent du pouvoir les gentes dont on perd ensuite la trace dans les Fastes.

L’enjeu de la seconde partie est de mettre en avant les rouages qui garantissent l’équilibre des « pouvoirs » au sein de la res publica. Les augures devaient contrebalancer le pouvoir du populus et de ses représentants grâce à leur auctoritas fondée sur celle de Jupiter et du sénat. Les augures ont donc une fonction de contrôle, tandis que la potestas était encadrée par l’ auctoritas. Ce binôme ne recoupe pas le fameux couple « politique/religieux » et l’auteur préfère garder les deux termes latins. La réflexion s’organise en deux temps, en démontrant d’abord l’indissociabilité de la potestas et des auspices détenus à titre public ; puis en étudiant comment cette potestas cum auspiciis était encadrée par l’ auctoritas augurale et sénatoriale.

La hiérarchie des auspices semble bien recouvrir celle des potestates. Dans l’analyse du binôme Potestas/Auctoritas, il s’intéresse à plusieurs cas de figure, dont les différents types d’auspices, les tribuns militaires à pouvoir consulaire et les promagistrats. Par exemple, les promagistrats par prorogation ne remettent pas en cause l’indissociabilité du binôme. S’ensuit également une longue démonstration sur les auspices prétendus des pontifes. Sans potestas publique, les prêtres ne pouvaient pas prendre les auspices à titre public ; seule l’ auctoritas leur permettait d’agir. Par conséquent l’adéquation entre potestas publique et auspicia pris à titre public était donc parfaite. L’auteur s’intéresse en outre à la distinction spatio-juridique, matérialisée par le pomerium. C’est la base essentielle de la distinction entre imperium domi et imperium militiae qui est cependant largement remise en cause depuis une trentaine d’années. Cette discussion détaillée est nécessaire pour articuler les rapports entre auspices, potestas et pomerium. Y. Berthelet réfute l’idée d’A. Magdelain,3 selon laquelle l’ensemble de l’ Vrbs était inaugurée, alors qu’il s’agit du seul pomerium.

Source de prestige, le pouvoir de prendre les auspices à titre public était aussi une contrainte institutionnelle pour les magistrats et la manifestation de leur dépendance à l’égard des détenteurs officiels de l’ auctoritas (sénateurs, prêtres, dieux). Les auspicia étaient un élément central pour le contrôle des magistrats par leurs pairs, contribuant à l’équilibre des pouvoirs au sein de l’aristocratie sénatoriale. La notion de libertas est aussi abordée et pour éviter tout raccourci fâcheux, la multiplicité des types d’ auctoritas est détaillée. Il faut alors distinguer deux types d’ auctoritas institutionnelle : la forme pleine et entière, apanage des augures et des sénateurs patriciens, ainsi que la seconde, plus affaiblie, possédée par les autres prêtres et sénateurs.

Cette distinction est la base d’une démonstration conséquente sur le contrôle des augures sur les auspices des magistrats. Le contrôle réciproque des aristocrates par le biais des auspices était rendu plus efficace, car les règles auspiciales traditionnelles faisaient consensus jusque dans le peuple. Le cas particulier des généraux n’est pas occulté et la perte de contrôle du Sénat sur les auspices des généraux est démontrée, notamment à cause de l’absence d’ auctoritas des pullaires.

La prise d’auspices était en outre contrôlée topographiquement. La notion de templum est au cœur d’une démonstration conséquente et convaincante (p. 234-258), assortie de plans. Au-delà des sources littéraires généralement mises à contribution, l’épigraphie est aussi utilisée avec l’inscription incontournable du Lapis Niger. Les templa traduisaient sur le plan spatio-juridique le double aspect des auspices publics du magistrat.

Le contrôle de la vie politique par les augures est mis en avant. Il faut d’ailleurs bien distinguer un ius obnuntiandi des magistrats fondé sur la lex, de celui des augures qui s’appuie sur le mos maiorum. Il existe alors une forme de contrôle consensuelle du collège augural à ne pas confondre avec l’obstruction conflictuelle où l’ obnuntatio était traditionnellement devenue le recours du sénat pour conserver la mainmise sur un processus de décision populaire. L’analyse s’appuie alors pleinement sur l’historiographie allemande (E. Flaig, K.-J. Hölkeskamp, M. Jehne…) : la participation du peuple romain ne faisait en aucun cas de Rome une démocratie, mais servait à renforcer l’assise consensuelle d’un régime foncièrement aristocratique. Le ius obnuntiandi s’apparenterait alors à une rupture de négociation (J. Rüpke). Le livre offre également un tableau clair sur les différents cas de figure concernant les obseruationes de caelo/obnuntiationes des magistrats.

L’épilogue s’intéresse à la transition augustéenne : Augustus plutôt que Romulus. Il s’agit d’une étude de cas, dont on regrette qu’elle ne soit pas mieux mise en valeur au sein de l’ouvrage. Pour comprendre l’époque augustéenne, l’importance du transfert à la fonction impériale de l’ auctoritas personnelle d’Octavien par l’octroi officiel du cognomen Augusti doit être soulignée. « La rupture avec la République se moula dans la matrice idéologique la plus conservatrice ». L’archaïsme, notamment dans le domaine religieux, était nécessaire pour Octavien-Auguste qui a su utiliser l’ambiguïté inhérente au recours à l’ imitatio de Romulus. Cet exemplum était idéologiquement inévitable, puisqu’Auguste prétendait être le refondateur de la cité.

La bibliographie est très conséquente, mise à jour depuis la soutenance et intègre même des titres de 2015. Toutefois on pourra s’étonner par exemple de l’absence de la thèse de L. Gohary,4 alors qu’un de ses articles est cité. L’index est fort commode, même si les entrées des personnages ne sont pas harmonisées (choix du nomen ou du cognomen pour le classement) et que des personnes largement mentionnées (tel Messalla Rufus) n’y figurent pas. Notons enfin la grande qualité de rédaction de l’ouvrage et la quasi absence de coquilles (p. 87 et 213).

Les remarques mineures n’enlèvent rien à la grande qualité de l’ouvrage, dont la lecture s’avère incontournable pour tous ceux qui souhaitent étudier la période républicaine et augustéenne, a fortiori son histoire institutionnelle.

Notes

1. Fr. Van Haeperen, « Auspices d’investiture, loi curiate et légitimité des magistrats romains », CCG, 23, 2012, p. 71-112.

2. F. J. Vervaet, The High Command in the Roman Republic. The Principle of the ‘summum imperium auspiciumque’ from 509 to 19 BCE, Stuttgart, 2014.

3. Par exemple dans : Recherches sur l’imperium, la loi curiate et les auspices d’investiture, Paris, 1968, p. 58-67.

4. L. Gohary, Interregnum. Le partage du corps souverain et la naissance de la Libera Res Publica, thèse de doctorat de l’Université Paris-Sorbonne, 2010 (exemplaire dactylographié).