BMCR 2017.02.02

New Worlds from Old Texts: Revisiting Ancient Space and Place

, , , , New Worlds from Old Texts: Revisiting Ancient Space and Place. Oxford; New York: Oxford University Press, 2016. xviii, 385. ISBN 9780199664139. $135.00.

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La question de la spatialité dans la pensée antique demeure un sujet de recherche peu étudié, ce qui rend plus qu’opportunes la tenue de la conférence «New Worlds out of Old Texts: Interrogating New Techniques for the Spatial Analysis of the Ancient World» (Ioannou Centre for Research in Classical and Byzantine Studies at Oxford, juillet 2010) et la parution du volume collectif qui en est issu. Les contributions qui y sont réunies s’attachent à souligner le rôle que joue l’emploi des nouvelles technologies cartographiques et des ressources digitales spécifiques, essentiellement «topologiques» et «relationnelles», dans l’exploration des représentations de l’espace géographique, principalement «topographiques» et «hodologiques», développées dans la Grèce ancienne: un monde où les cartes, rares, font l’objet d’une certaine méfiance alors qu’elles ne sont pas critiquées ouvertement. L’étude de ces représentations «discursives» de l’espace exigeant le retour aux sources anciennes et une lecture géographique attentive des textes littéraires, les contributions réunies dans ce volume y procèdent, dans une approche inter-disciplinaire qui conjugue tradition et contextualisation.

Le volume aborde la problématique suivant deux axes principaux, allant de l’ancien au nouveau: d’un côté, représentations de l’espace, telles qu’elles se reflètent dans les textes, les cartes et les idées qu’ils véhiculent à travers l’histoire culturelle grecque ancienne (première partie); de l’autre, théories, méthodologies et technologies contemporaines de visualisation/modélisation de l’espace, à partir de l’analyse poussée des textes (particulièrement Hérodote, dans la deuxième partie) et «below the radar of texts», à partir de l’exploration des vestiges archéologiques vus comme «témoins» de la transmission des biens et des idées, alors comme source d’une approche concrète et géographique de l’espace (troisième partie).

La contribution d’Oliver Thomas nous plonge au cœur de l’étude des représentations spatiales et du rôle qu’elles jouent dans l’économie narrative des hymnes grecs. Même si le choix de ce genre, largement inexploré en matière de spatialité, paraît surprenant, les configurations spatiales que la littérature hymnique propose pourraient éclairer les paysages brossés par d’autres auteurs grecs qui reconstruisent l’espace du monde plutôt qu’ils le construisent à partir de rien, en retravaillant des représentations spatiales déjà bien figées dans l’imagerie mentale grecque. Comme étude de cas, Thomas s’attache à expliquer comment l’image de la Délos de l’ Hymne homérique à Apollon influe et anticipe la manière dont Hérodote décrit l’île. Dans le deuxième chapitre, Donald Murray (à la mémoire duquel est dédié le volume) propose une étude comparative des formules et figures cartographiques désignant les eaux situées au-delà de l’Océan qui entoure la terre. Servent d’instances de cette analyse comparative la carte babylonienne du monde et des inscriptions achéménides attestant des connotations idéologiques reliées à l’acte de traverser les «eaux amères» ( nārmarratum) des confins, à savoir la revendication de la domination absolue du monde, connotations d’une géographie cosmico-impériale qu’Hérodote aurait empruntées à la rhétorique achéménide afin de «mettre en scène» les incursions perses de Darius et de Xerxès (respectivement, la traversée du Bosphore et des «eaux amères» de l’Hellespont, ὦ πικρὸν ὕδωρ, 7. 35).

Paola Ceccarelli examine les diverses modalités de représentation de l’Égée pendant la deuxième moitié du VIe s. et la fin du Ve s. av. J.-C. à travers différents genres développés à l’époque: images visuelles schématiques (la carte attribuée à Anaximandre), textes catalogiques (la Périégèse d’Hécatée), le drame (les Perses d’Eschyle), la prose (Hérodote). Divers types de représentation et/ou de construction mentale des images spatiales en ressortent; en résultent autant de façons d’appréhender l’espace et d’élaborer graduellement des conceptions liées à la spatialité et autant d’outils opératoires, à la fois conceptuels, idéologiques et rhétoriques, censés organiser le réel et agencer le territoire, tous issus du désir de refléter «a more general sense of the order of the world» (p. 64).

Hérodote et sa perspective en matière de spatialité, ses choix dans la présentation de l’espace en tant qu’espace «vécu» incorporé dans sa conception idéologique globale du changement perpétuel sont au cœur de la contribution de Mathieu de Bakker. En rejetant le schématisme cartographique et son approche simplificatrice qui ne prend pas en considération les «known unknowns», Hérodote propose une approche résolument empirique qui, en dépit de ses limites épistémologiques inhérentes, considère les données spatiales inconnues ou imprécises, le désordre, les irrégularités et les changements. Et cela, en vertu de la perspective descriptive hodologique qu’il adopterait, opposée à celle, panoptique et omnisciente, proposée par la cartographie. En se servant des exemples de la description de l’Égypte dans le livre II des Histoires et du récit de l’expédition de Darius, De Bakker amende cette interprétation et montre que la description du monde qu’Hérodote propose n’est pas issue d’une perspective exclusivement narrative et hodologique et que cette perspective n’est pas dépourvue d’objectifs politiques et militaires. Auprès d’Hérodote, Tim Rood amène en discussion Thucydide et la dimension temporelle implicite à toute description et/ou construction spatiale dans le but de souligner les implications idéologiques de l’agencement des deux catégories et de leur convergence. La dimension temporelle de la spatialité ressort de façon différente d’un historien à l’autre, Hérodote se concentrant sur la variété synchronique des multiples formes de civilisation/barbarie et Thucydide mettant l’accent sur la perturbation diachronique qui marque le passage du monde grec d’un stade à l’autre.

Kathryn Stevens s’attache à éclairer la mutation produite en matière de conceptualisation spatiale comme effet de la révolution intellectuelle générée par les campagnes d’Alexandre, suivies de l’intensification des liens entre la Méditerranée et le Proche-Orient sous ses successeurs, telle qu’elle se reflète dans le développement du savoir géographique grec, de l’ Histoire des animaux d’Aristote ( HA) à l’ Histoire des plantes de Théophraste ( HP). Alors que Thomas avait déjà suggéré que l’ Hymne à Délos de Callimaque reflète «the enlarged Greek world» de l’époque hellénistique (p. 40), Stevens montre que «it is not a true expansion of horizons, but a greater filling in of the spaces between them» (p. 132). Et ce, au terme de l’analyse comparative, à la fois quantitative et qualitative, des références géographiques mentionnées dans les deux ouvrages: dans HP, par rapport à HA, on remarque une fréquence et une densité plus élevées des références géographiques concernant l’Anatolie centrale et l’Asie, la Péninsule Arabique et l’Égypte, une plus grande précision de la description de l’environnement, du climat et des variations locales dans la distribution géographique (des plantes), des localisations mieux définies du point de vue territorial.

La deuxième partie de l’ouvrage présente les approches méthodologiques, les outils et les analyses préliminaires du projet Hestia, un projet interdisciplinaire réunissant des chercheurs spécialisés en philologie classique et sciences sociales qui s’intéressent à ce qu’on appelle le «Spatial Turn» et aux humanités numériques et qui combine analyse textuelle, théories géographiques et emploi de nouvelles ressources digitales dans l’étude des concepts géographiques et des configurations spatiales enchâssés sous forme narrative dans les Histoires d’Hérodote. En s’inspirant de ce que la géographie contemporaine appelle perspective topocinétique ou hodologique de l’espace, Stefan Bouzarovski et Elton Barker partent de la prémisse que, à côté des cartes topographiques, abstraites et conventionnelles, les relations spatiales peuvent être conceptualisées d’une manière topologique, en tant que réseaux interconnectés et superposés au sein desquels la nature et le contenu des liens entre divers lieux géographiques l’emporte sur les points correspondants et les distances physiques brossés sur une carte. Ils dressent une analyse du réseau des relations spatiales qui se tisse entre les entités géographiques évoquées dans le Livre V des Histoires d’Hérodote et à l’arrière-plan de la narration et de la structure topocinétique qu’elles articulent. En résulte une structure dense et complexe de liens spatiaux, organisée autour de l’action et de l’influence, où même les plus nettes oppositions (entre Est et Ouest, Perse et les cités grecques) se trouvent remises en question.

Afin de faciliter l’analyse géospatiale systématique de tels réseaux, l’équipe Hestia s’est vue confrontée à la nécessité de trouver des moyens d’automatiser certains aspects de ce laborieux processus d’examen textuel, ligne par ligne, des Histoires d’Hérodote. Dans le chapitre 8, Elton Barker, Leif Isaksen et Jessica Ogden présentent les méthodologies et techniques digitales implémentées, en commençant avec le relevé détaillé des noms de lieux, à partir de l’édition numérique des Histoires de Perseus Classical Library et grâce à la fonction spécifique d’encondage (TEI-Text Encoding Initiative) et à l’information associée aux noms des lieux, dérivée de Getty Thesaurus of Geographic Names. La base de données des références géographiques créée, d’autres technologies de cartographie Web et de visualisation et des cartes interactives (GIS-Geographical Informations Systems, KML Google Earth, Narrative TimeMap) ont été utilisées et, ensemble, elles permettent de mieux saisir la structure géospatiale sous-jacente et l’architecture des relations spatiales entre les noms de lieux évoqués dans les Histoires, liens fondés sur leur proximité géographique et, surtout, textuelle. À titre d’exemple, et comme pour montrer les limites des ressources digitales, Elton Barker et Christopher Pelling mettent ces outils au travail, soumettantsoumettent à une lecture attentive le tableau des «Perses que Darius avait laissés en Europe», prémisse d’une interprétation mieux affinée, en vertu même du rôle significatif que joue le Livre 5 dans l’économie narrative des Histoires, de la rigide division du monde entre Est et Ouest (sous- tendant celle entre Perse-Grèce, Asie-Europe). Ce sont les principes théoriques et méthodologiques à l’œuvre dans telle démarche qui retiennent l’attention, les minutieuses analyses textuelles proposées et la complexe image des relations entre Est et Ouest qui s’en dégage montrant que l’emploi des méthodologies digitales, même des plus performantes, ne saurait guère se passer de la lecture rapprochée du texte concerné. C’est le genre de défi devant lequel les outils digitaux de toute sorte sont amenés à tester à la fois leur efficacité et leurs limites. En tout état de cause, nous estimons que les fines interprétations proposées par Barker et Pelling à partir de la seule analyse poussée du texte pourraient se dispenser aisément du recours aux technologies digitales.

La troisième partie du volume offre d’autres exemples d’utilisation créative et novatrice des méthodologies et technologies digitales dans l’analyse des conceptions spatiales grecques, tout en soulignant la nécessité de la recontextualisation des résultats ainsi obtenus dans un cadre historique, économique, sociopolitique et culturel plus large. On l’aura compris: la question demeure de savoir si les schémas/modèles spatiaux formels issus de ce genre d’analyse des données reflètent proprement les manières anciennes de (se) représenter l’espace. Dans le chapitre 10, Tom Brughmans et Jeroen Poblome montrent le potentiel des technologies numériques dans la visualisation et l’analyse des données archéologiques concernant la distribution de la poterie romaine et proposent ainsi un nouveau modèle d’exploration des réseaux de relations spatiales et des connexions sociales qui se tissent, en vertu de la proximité géographique par rapport aux centres de production, entre divers lieux, communautés et micro-régions de la Méditerranée orientale (voir ICRATES Platform). Lin Foxhall, Katharina Rebay- Salisbury et leurs collaborateurs de l’ambitieux programme de recherche «Tracing Networks» vont plus loin avec l’emploi des technologies digitales et des théories des réseaux dans l’: ils proposent une étude diachronique des connaissances technologiques, des contacts culturels et des échanges du savoir dans et au-delà du bassin méditerranéen depuis la fin de l’âge du Bronze jusqu’à l’époque classique (1500-200 av. J.-C.). Tout celaTout cela, à travers l’exploration des réseaux d’artisans et de traditions artisanales, de la circulation des artefacts et de la transmission des connaissances et technologies spécifiques, . Il s’agit d’une recherche attentive conjuguant analyse de la culture matérielle (objets quotidiens et leur chaîne opératoire, à savoir leur cycle de vie: production, usage, distribution, mais aussi cross-craft interaction) et technologies numériques (CIDOC-CRM Ontology).

Pour clore le volume, Øyvind Eide propose une réflexion théorique sur les manières dont les cartes et les textes définissent deux modalités différentes de se rapporter à l’espace, en servant de moyens de communication du savoir géographique antique: alors que la lecture d’un texte invite à suivre séquentiellement un ordre, celle d’une carte exige qu’on en établisse un; alors que les «lieux du texte» reconstruisent l’espace décrit en tant qu’espace virtuel, il y a une similarité spatiale entre l’espace représenté sur une carte et le paysage cartographié. En dépit de cela, les cartes atteignent leurs limites, en décontextualisant spatio-temporellement l’information qu’elles sont censées représenter. Enfin, Christopher Pelling propose une réflexion sur les atouts et les limites des techniques digitales de visualisation/représentation de l’espace ancien, en mettant en garde contre le faux positivisme que la digitalisation pourrait engendrer, tout en soulignant la quantité de données que les outils numériques peuvent gérer par rapport aux outils traditionnels et certains aspects, souvent contraires à l’intuition, que les graphes visuels de réseau permettent de mieux saisir, notamment les rapports/liens spatiaux.

L’étude des textes et «contextes» anciens proposés ici pourrait s’étendre à bien d’autres, à l’instar des représentations du monde dans la littérature cosmologique, de l’aménagement de l’espace civique ou de la structuration de l’espace pictural. En tout état de cause, grâce à la richesse et à la portée heuristique dont fait preuve la démarche des contributions réunies, cet ouvrage dense et stimulant et l’utile bibliographie par laquelle il s’achève sauront intéresser les spécialistes en études classiques et rendront les plus grands services à ceux qui s’intéressent de près aux humanités numériques.

Table of Contents

List of Illustrations and Tables
List of Contributors
Introduction: Elton Barker, Stefan Bouzarovski, and Leif Isaksen, “Creating New Worlds out of Old Texts”

Part I: Texts, Maps, Ideas: Ancient Greek Representations of Space
1. Oliver Thomas, “Greek Hymnic Spaces”
2. Donald Murray, “The Waters at the End of the World: Herodotus and Mesopotamian Cosmic Geography”
3. Paola Ceccarelli, “Map, Catalogue, Drama, Narrative: Representations of the Aegean Space”
4. Mathieu de Bakker, “An Uneasy Smile: Herodotus on Maps and the Question of How to View the World”
5. Tim Rood, “Mapping Spatial and Temporal Distance in Herodotus and Thucydides”
6. Kathryn Stevens, “From Herodotus to a ʻHellenistic’ World? The Eastern Geographies of Aristotle and Theophrastus”

Part II: The Hestia Project. Towards a Narrative Geography of Herodotus’ Histories
7. Stefan Bouzarovski and Elton Barker, “Between East and West: Movements and Transformations in Herodotean Topology”
8. Elton Barker, Leif Isaksen, and Jessica Ogden, “Telling Stories with Maps: Digital Experiments with Herodotean Geography”
9. Elton Barker and Christopher Pelling, “Space-travelling in Herodotus Book 5”

Part III: Technologies, Methodologies, Theories: Contemporary Approaches to Mapping Space
10. Tom Brughmans and Jeroen Poblome, “Pots in Space: An Exploratory and Geographical Network Analysis of Roman Pottery Distribution”
11. Lin Foxhall, Katharina Rebay-Salisbury, et al., “Tracing Networks. Technological Knowledge, Cultural Contact, and Knowledge Exchange in the Ancient Mediterranean and Beyond”
12. Øyvind Eide, “Verbal Expressions of Geographical Information”
13. Christopher Pelling, “A View from the Boundary”

Bibliography
Index of Names
Index of Themes and Topics
Index of Passages Discussed