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Les spécialistes de la langue de Rome ont longtemps utilisé les grammairiens latins comme source d’information sur la prononciation et la phonologie du latin en cherchant à mettre ces données en lien avec les inscriptions et les langues romanes. Depuis un certain temps, la recherche s’intéresse aux textes grammaticaux pour eux-mêmes et envisage la langue des grammairiens comme un objet autonome d’étude. Les seize contributions réunies dans ce volume, issu d’un colloque international qui s’est tenu à Pise en novembre 2013, étudient une série de thématiques tournant autour de ces grammatici, de Varron à Priscien, et même au-delà.
Un premier ensemble de travaux envisage le contexte dans lequel les grammairiens ont travaillé. Les découvertes papyrologiques ont permis de combler, dans une certaine mesure, le vide entre le vécu quotidien du grammairien dans sa salle de cours et les manuscrits qui ont transmis jusqu’à nous les textes grammaticaux. La pratique de l’analyse grammaticale d’un texte littéraire durant la leçon, qui consiste à donner pour chaque mot le genre, le nombre etc…, a joué un rôle important dans la conceptualisation des catégories grammaticales. J. Urίa (Nomen an adverbium? Latin Grammarians on the Adverb) le montre à propos de l’adverbe, une des catégories du discours les plus difficiles à classer. L’adverbe est défini par les grammairiens latins par l’absence de préposition et de genre, ce qui ne correspond pas à la pratique grecque. C’est seulement Priscien qui utilisera l’adjectif indeclinabilis dans sa définition de l’adverbe. M. C. Scappaticcio ( Tra Declinationes uerborum ed Hermeneumata: Le flessioni verbali greco-latine su papiro) met en évidence les points de contact entre les conjugaisons sur papyrus, dont on possède trois témoins (P.Oxy. Inv. 103/182a [II e s. apr. J.-C.], P.Strab. Inv. G. 1175 [III e -IV e s. apr. J.-C.] et P.Oxy. LXXVIII 5161 [IV e s. apr. J.-C.]) et celles que l’on trouve au sein d’un des livres (sans doute le premier) composant les Hermeneumata Pseudo-dositheana.
On peut aussi identifier des convergences avec les formes apparaissant dans les chapitres de coniugationibus ou de uerbo des Artes grammaticales. E. Dickey ( The Authorship of the Greek Version of Dositheus’ Grammar and What it Tells Us about the Grammar’s Original Use) étudie l’organisation interne de la grammaire latine du IV e s. attribuée au grammairien Dosithée, dont à peu près la moitié du texte est accompagnée d’une traduction grecque. Les érudits se sont demandé si cette traduction avait été composée par Dosithée lui-même ou si elle était l’œuvre d’un utilisateur plus tardif. L’analyse du style du texte latin permet d’identifier des différences systématiques entre la partie bilingue et la portion unilingue qui s’expliquent par un effort pour rendre le latin mieux adapté au grec. On peut en conclure que la traduction grecque serait l’œuvre de Dosithée lui-même et qu’elle ne couvrait que la partie aujourd’hui bilingue, non la totalité de l’ouvrage. La répartition entre les sections bilingues et celles qui sont seulement en latin représente sans doute différentes étapes de l’enseignement d’un maître s’adressant, dans un premier temps, à un public non latinophone. Les parties que les élèves étudiaient en premier lieu étaient entièrement bilingues. Ensuite, au fur et à mesure de la progression, de moins en moins d’aide était proposée. Il est ainsi possible de retrouver l’ordre primitif des chapitres, différent de celui qui apparaît aujourd’hui dans la grammaire. On peut aussi établir quelles informations Dosithée jugeait utile de donner aux étudiants au début de leur apprentissage. M. Rosellini ( Note sul latino di Prisciano: Contenuti didattici e scrittura) propose une analyse du latin de Priscien. Il faut faire la distinction entre le latin idéal décrit dans l’ Ars et le latin utilisé par Priscien comme moyen d’expression pour communiquer avec ses élèves et pour formuler ses explications grammaticales. Pour ce dernier, il faut encore distinguer trois variétés : le latin efficace et clair des préfaces, qui se veut un modèle pour les étudiants de droit non latinophones des V e –VI e s., le latin standard des exposés doctrinaux et le latin du degré zéro de la dernière partie du livre 18, où l’on trouve des traductions littérales du grec.
Plusieurs contributions accordent une grande attention à la variation de langue dans les ouvrages des grammairiens. Les grammatici décrivent la langue littéraire écrite, mais reconnaissaient aussi l’existence du versant oral et s’y intéressent. G. Marotta (Syllabae, Syllabarum diuisio et Communes syllabae: Ambiguità prosodica tra fonologia e metrica nei grammatici latini) étudie la syllabe, un des sujets le plus fréquemment traités dans les ouvrages grammaticaux anciens. Dans l’économie traditionnelle de l’ Ars grammatica, la syllabe, qui se situe entre prosodie et métrique, occupe une position intermédiaire entre les litterae et les mots ( dictiones) ou pieds métriques ( pedes). L’analyse porte essentiellement sur un passage de Diomède ( GL I 428, 22-28 K) relatif à la classification des syllabes. R. Ferri ( An Ancient Grammarian’s View of How the Spoken Language Works: Pragmalinguistic Observations in Donatus’ Commentum Terentii) analyse les notes de Donat sur le texte de Térence. Donat est l’un des seuls parmi les grammairiens romains à accorder une telle attention aux facteurs linguistiques pragmatiques dans un texte écrit. C’est probablement le résultat d’une pratique scolaire consistant en une lecture à haute voix accompagnée d’une imitation dramatique.
Les grammairiens étaient aussi conscients de l’évolution du latin dans le temps. Un bon exemple est celui de Priscien, étudié par F. Biville ( Polyphonie énonciative chez Priscien). Le grammairien de Constantinople, sachant très bien que même son propre latin écrit était différent de celui des auctores du canon classique, parvient à dépasser la vision réductrice habituelle que les Artes donnent généralement du latin, c’est-à-dire le latin littéraire écrit. Priscien, qui fait preuve d’un esprit critique vis-à-vis des grammairiens eux- mêmes, arrive à créer son propre métalangage, vivant, contemporain et en évolution. T. Mari ( I metaplasmi in Consenzio) porte son attention sur une classe spécifique parmi les formes de langue censurées par les grammairiens, à savoir celle des métaplasmes. Le De barbarismis et metaplasmis de Consentius est le traité le plus développé conservé sur les fautes phonétiques (barbarismes) et les licences poétiques (métaplasmes). Important pour les informations qu’il fournit sur le latin vulgaire et régional, ce texte offre un éclairage original sur la manière dont la tradition grammaticale latine a perçu la langue poétique. En lisant le traité de Consentius on est frappé par ce qui peut apparaître comme des incohérences entre la théorie du métaplasme exprimée par les grammairiens anciens et les exemples donnés pour illustrer les différents types de métaplasmes, dont beaucoup sont en réalité des archaïsmes.
Il existe des grandes différences entre les grammatici dans la façon dont ils perçoivent la norme, une notion flottante au cours des différentes périodes de l’histoire linguistique de Rome. F. Biddau ( Le fonti letterarie di interesse ortografico e il loro valore) le montre à propos de la littérature orthographique, qui offre plutôt une vision atemporelle du phénomène, sans influence de l’usage orthographique contemporain. Deux contributions sont consacrées à Varron. Elles mettent l’accent sur l’attitude idiosyncratique du grammairien face à la standardisation de la langue au niveau de la morphologie et de la syntaxe. A. Chahoud ( Varro’s Latin and Varro on Latin) montre que différentes constructions syntaxiques évitées par Cicéron et par les auteurs cicéroniens plus tardifs n’étaient pas considérées par Varron comme incorrectes ou sub-standard. W. de Melo ( What is the Middle Declension in Varro, De lingua Latina 10, 71? A New Interpretation of an Old Emendation) discute un passage du De lingua Latina, où il est question de la manière dont les emprunts au grec sont fléchis en latin. Varron distingue trois degrés d’intégration : durant la période archaïque, les mots grecs ont reçu des finales latines, tandis que les contemporains de Varron préfèrent conserver la flexion grecque. Il existe toutefois un usage intermédiaire recommandé par Varron. Les leçons des manuscrits pour les formes anciennes, intermédiaires et récentes de l’exemple du grammairien sont Bachides, Bachides et Bachidas. W. Christ a proposé d’y voir Bacchidēs, Bacchiděs et Bacchidas, respectivement un nominatif ou accusatif pluriel pour la forme ancienne, un nominatif pluriel grec pour la forme intermédiaire et un accusatif grec pluriel pour la forme récente. La solution de W. Christ peut être acceptée, mais en l’interprétant d’une manière différente : toutes les formes sont des accusatifs pluriels. La forme ancienne est un accusatif latin, la forme récente un accusatif grec classique et la forme intermédiaire est un accusatif grec hellénistique attesté dans les papyrus et les inscriptions contemporains. Cette forme hellénistique doit être apparue aux yeux de Varron comme un bon compromis, car elle présente la voyelle d’un accusatif latin et la quantité de la voyelle d’un accusatif grec classique.
Plusieurs contributions abordent des thèmes comme le bilinguisme, le contact de langues et les interférences. Cette thématique est plus particulièrement développée dans l’étude de L. Munzi ( Le artes grammaticales fra latino, romanzo e altotedesco). Entre le VII e et le IX e s., les traités d’ Ars grammatica latins doivent enseigner le latin classique—qui inclut la Bible —à des étudiants dont la langue maternelle n’est plus le latin, comme c’était le cas à l’époque de Donat et de Servius. Les élèves parlent maintenant la rustica romana lingua ou theotisca. Malgré ces changements, les méthodes d’enseignement et la structure des Artes grammaticales restent les mêmes. C’est seulement vers l’an 1.000 qu’apparaît la première grammaire latine écrite dans une langue vernaculaire (le vieil anglais).
Deux études proposent une incursion dans le monde des manuscrits. L’étude d’E. Stagni ( Carisio e Isidoro interpolato, i capitoli delle figure: Novità sulla tradizione manoscritta) porte sur le texte du ch. 4,5 de la grammaire de Charisius, ajouté comme une interpolation (Σ) dans certains manuscrits des Étymologies d’Isidore. Le fragment de Charisius que l’on trouve dans cette interpolation, plus long que le chapitre 4,5, comprend aussi le début du chapitre 4,6 de lectione, qui manque dans le seul témoin dont nous disposons pour cette section du texte (N). La définition de la lectio de Charisius est publiée ici pour la première fois. L’étude de Σ conduit aussi à une nouvelle proposition à propos d’un fragment tragique anonyme contenu dans le chapitre ( TrRF Schauer nr. 138). A. Zago ( Iotacism in the Latin Grammarians) étudie le phénomène grammatical connu comme iotacismus, qui a reçu diverses définitions et explications dans la tradition grammaticale latine. Les définitions de l’iotacisme sont au nombre de trois : 1) mauvaise prononciation des sons [i], 2) allitération ou répétition des sons [i], 3) mauvaise prononciation des sons [t] ou [d] + [i]. Cette troisième définition est étudiée en vue de déterminer quel type de prononciation d’un original [ti] ou [di] était considéré comme correct selon la tradition grammaticale impériale ou médiévale.
Pour finir, deux études concernent la perception que les grammairiens ont de leur sphère d’activité. A. Garcea ( Gli schemata dianoeas di Carisio: Un unicum tra grammatica, retorica e letteratura) s’intéresse à un chapitre du livre quatre de la grammaire de Charisius présent dans aucun autre traité. Il traite de 15 figures de pensée, désignées par des dénominations grecques. Le choix de ces termes techniques, qui devaient être connus du public hellénophone auquel s’adresse le livre, est cohérent avec le vocabulaire du quatrième livre et suggère l’existence d’un répertoire standard. L. Filipponio ( Tra muscia e grammatica: Lo statuto della fonetica nella grammaticografia classica) constate que la phonétique n’est guère traitée par les grammairiens anciens. Seulement trois inventaires complets sont parvenus jusqu’à nous : le De litteris de Terentianus Maurus (II e –III e s. apr. J.-C.), son imitation partielle De enuntatione litterarum d’Aelius Festus Aphtonius (III e –IV e s. apr. J.-C.) et le chapitre 261 du livre III du traité de Martianus Capella (début du V e s. apr. J.-C.). L’explication doit être cherchée chez Platon et Aristote, pour qui une investigation phonétique détaillée doit être menée par des spécialistes de la métrique et du rythme. Le De compositione uerborum de Denys d’Halicarnasse (vers 10 av. J.-C.), un ouvrage influencé par les théories musicales, contient une description phonétique des lettres grecques. Bien que les sources des ouvrages de Terentianus et d’Aphtonius soient inconnues, leurs sujets suggèrent des liens étroits avec les écrits de Denys. Cet arrière-plan n’est pas partagé par les autres grammairiens latins. C’est seulement au IV e s. apr. J.-C. que l’ orthoepeia se sépare de la musique.
Doté d’une bibliographie finale ainsi que d’un index très détaillé des passages et des sujets, ce volume, très soigné, constitue incontestablement un ouvrage de référence. Il contient quantité d’idées neuves qui devraient conduire à des développements ultérieurs.
Table of Contents
Introduction / Anna Zago & Rolando Ferri
Varro’s Latin and Varro on Latin / Anna Chahoud
What is the middle declension in Varro, De lingua latina 10,71? / Wolfgang D.C. De Melo
Le fonti letterarie di interesse ortografico e il loro valore / Federico Biddau
Tra musica e grammatica : lo statuto della fonetica nella grammaticografia classica / Lorenzo Filipponio
Syllabae, syllabarum divisio et communes syllabae / Giovanna Marotta
Nomen an adverbium? : Latin grammarians on the adverb / Javier Uría
Gli schemata dianoeas di Carisio : un unicum tra grammatica, retorica e letteratura / Alessandro Garcea
Carisio e Isidoro interpolato, i capitoli delle figure : novità sulla tradizione manoscritta / Ernesto Stagni
Tra Declinationes verborum ed Hermeneumata : le flessioni verbali greco-latine su papiro / Maria Chiara Scappaticcio
The authorship of the Greek version of Dositheus’ grammar and what it tells us about the grammar’s original use / Eleanor Dickey
An ancient grammarian’s view of how the spoken language works : pragmalinguistic observations in Donatus’ Commentum Terentii / Rolando Ferri
I metaplasmi in Consenzio / Tomasso Mari
Iotacism in the Latin grammarians / Anna Zago
Polyphonie énonciative chez Priscien / Frédérique Biville
Note sul latino di Prisciano : contenuti didattici e scrittura / Michela Rosellini
Le artes grammaticae fra latino, romanzo et altotedesco / Luigi Munzi.