Les dix-sept contributions présentées dans cet ouvrage, issues d’une réunion scientifique organisée à Rome en 2014, abordent la question des migrations dans le monde romain. Dès l’introduction (p. 1-22), L. de Ligt et L. E. Tacoma retracent avec finesse l’historiographie d’un sujet qui, sauf exception notable, jusqu’aux années 1990, n’avait trouvé que peu d’écho en Europe et demeurait totalement marginal dans les études antiques, malgré ses potentialités et la parution de travaux épars et limités du point chronologique ou géographique. En outre, de nombreuses préconceptions ont grevé l’apparition d’une tradition de recherche : elles tiennent à la fois à des problèmes de terminologie et de méthodologie. C’est à ces déficiences et omissions qu’entendent remédier les articles ici rassemblés, afin de démontrer que les diverses formes de migration étaient entremêlées. Pour ce faire, ils traitent, grâce au recours à une bibliographie soigneusement choisie et analysée, de questions de définition et de typologie, des causes des mouvements des individus, de la mobilité féminine et des déplacements en famille, des régimes d’intégration et de connexions transrégionales avant de conclure sur les sources et modèles d’interprétation à notre disposition.
Après cette riche introduction, la ville de Rome va se trouver au cœur des premiers articles. En premier lieu, E. Lo Cascio (p. 23-32) se propose de revenir sur le « urban graveyard effect », selon lequel dans les sociétés préindustrielles, la mortalité dans les centres urbains serait plus forte compte tenu des conditions de vie effroyables dues à la densité de population, mais que comblait un flux constant de migrants. Cependant, il défend l’idée que ce modèle ne peut en aucun cas s’appliquer à la Rome antique en raison d’un phénomène de migration temporaire d’Italiens, que met en lumière, par exemple, l’analyse anthropologique de squelettes dans des nécropoles aux portes de la Ville.
La migration temporaire est au cœur de la contribution de P. Erdkamp qui s’intéresse aux variations du marché du travail dans les centres urbains (p. 33-49). Selon lui, les habitants des campagnes pouvaient se rendre à Rome pour y être employés dans la logistique du transport des grains et dans la construction, p. ex., lorsque les activités agricoles le leur permettaient et rentrer chez eux une fois leur contrat terminé. Toutefois, s’ils étaient hautement qualifiés, il leur était loisible de rester de manière permanente dans l’Vrbs.
C’est à cette délicate question du droit aux frumentationes que s’attache S. G. Bernard (p. 50-71). De fait, il entend démontrer que les migrants étaient exclus de ce privilège, ce qui rend difficile de soutenir l’idée de déplacements centripètes dans l’unique espoir d’en bénéficier. En étaient-ils conscients ? À vrai dire, il fallait remplir des conditions légales, mais l’État exerçait un strict contrôle pour éviter un excès d’adjudicataires : il était nécessaire de parvenir à être tiré au sort, mais les places étaient chères.
De leur côté, P. Garnsey et L. de Ligt comparent les schémas de migration vers Rome et Herculanum, qui fournit des témoignages d’immigration involontaire (p. 72-94). S’il est possible de retracer dans les grandes lignes les traits principaux de la démographie d’Herculanum, est-elle pour autant unique en son genre ? L’importance prise par les affranchis, à la lumière de l’Album, et les esclaves, en constant renouvellement pour compenser les affranchissements, n’offrait guère de possibilités pour des migrants libres désireux de trouver un emploi sur place. Ce n’était bien sûr pas le cas dans l’Vrbs, où la présence de l’empereur et des élites permettait d’engager des travailleurs qui venaient combler les vides laissés par la mortalité des habitants, dans l’espoir de bénéficier des distributions de grains en devenant résidents permanents.
Les trois articles suivants nous mènent dans diverses régions de l’Occident romain. Tout d’abord, C. Holleran, aborde la question de la mobilité pour raisons économiques de travailleurs indépendants ou salariés en prenant l’exemple des mines de l’Hispanie (p. 95-137). Il en ressort une grande variété de modes d’exploitation, d’organisation et de forces de travail. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, beaucoup de ces individus étaient libres, venaient accompagnés de leurs familles ou en groupes, et parcouraient parfois de longues distances, mais toujours dans la même région.
Pour sa part, c’est à une autre catégorie sociale que S. T. Roselaar prête son attention : les légionnaires du nord de l’Italie et les auxiliaires bataves, soumis à une mobilité organisée à l’instigation de l’État (p. 138-157). Malgré leur faible nombre dans nos sources, une majorité des Bataves décidait de retourner dans leur patrie, contribuant à la romanisation des leurs. En revanche, les Italiens, dont il est parfois malaisé d’identifier comme tels, finissaient par s’installer aux alentours des camps où ils avaient servi et noué de nombreuses relations sociales et affectives, quand ils n’optaient pas pour s’établir, afin de profiter des opportunités économiques, dans des cités ou des ports tels qu’Aquilée.
Enfin, T. Ivleva, s’intéresse au recrutement d’habitants des provinces en examinant treize unités déplacées sur le continent (p. 158-175) : alae/cohortes Britannicae, créées en Britannia dans les premiers temps de la conquête parmi les troupes déjà présentes sur place et alae/cohortes Brittonum/Brittanorum, composées à l’origine de Bretons. Quoi qu’il en soit, parallèlement à la stabilisation de ces troupes dans un lieu de cantonnement fixe le long du Limes au cours des II e et III e s., le recrutement rural de ces individus se fait de plus en plus dans les zones peu urbanisées où elles étaient stationnées (Pannonie ou Thrace, p. ex.), tandis que leurs commandants demeuraient généralement italiens. Il va sans dire que ces hommes, pour certains ayant vu le jour dans un milieu tribal, des questions d’identité se posent et elles transparaissent dans la manière de se présenter aux yeux de la postérité.
Passant à une description d’ensemble de la problématique, C. Bruun aborde la migration de femmes et d’enfants dans l’Occident romain (p. 176-204). Après avoir signalé les limitations de nos sources et clairement distingué la mobilité au sens de « travel », qui demeure un phénomène culturel, de la migration permanente, dont les conséquences se font sentir sur le plan démographique et génétique, bien que cela soit difficile à établir, il évoque ensuite les divers cas de figure poussant au déplacement. Ceux-ci vont du cantonnement d’unités légionnaires à la réduction en esclavage en passant par la colonisation, les persécutions, le goût de l’aventure ou encore la fuite face aux désastres naturels. Pour compléter nos connaissances, il est possible d’avoir recours à l’onomastique, l’archéologie voire à l’anthropologie, grâce à l’analyse de l’ADN mitochondrial et aux isotopes, qui peuvent nous fournir de précieuses indications, comme l’illustre l’exemple d’Ostie.
Prenant logiquement la suite de l’article qui précède, T. L. Prowse s’intéresse tout particulièrement aux données isotopiques et aux potentialités qu’offre ce champ de recherche (p. 205-233). Initialement confinée à l’anthropologie, cette technique d’analyse contribue grandement à l’étude de la mobilité, en complément à l’épigraphie et l’archéologie, p. ex., dans la mesure où les isotopes d’oxygène et de strontium, collectés dans les os et l’émail des dents, nous renseigneraient sur la région d’origine des défunts. En effet, étant donné que ces isotopes sont ingérés dans le corps par l’eau, le lait maternel et la nourriture et qu’il est en même temps possible d’établir des valeurs en fonction des sites, on en cerne aisément les limitations. De fait, des données similaires peuvent correspondre à des lieux parfois fort distants. De plus, en raison de son mode d’acquisition, cela ne nous permet pas de déterminer de courts séjours, pour ne rien dire des problèmes liés à l’eau si celle-ci provenait d’un aqueduc dont la source se trouvait à des lieues du domicile de l’individu concerné.
Nous faisant voyager dans l’Athènes d’époque hellénistique et romaine, S. Hin revient sur l’« urban graveyard theory » (p. 234-263). En effet, contrairement à ce qui est communément admis, comme l’a décrit A. Sharlin, le surplus de mortalité des habitants des centres urbains ne se supplée pas par l’arrivée de migrants, mais ce sont plutôt ceux-ci les principales causes de cette hausse des décès, en raison, entre autres, de leurs conditions de vie précaires. L’auteur examine donc la question en prenant en considération les 2709 individus non issus de l’Attique qui y furent inhumés. Elle démontre que les pratiques matrimoniales et la « sex ratio », équilibrée, des migrants qui résidaient de façon permanente à Athènes étaient semblables à celle des natifs du lieu, à la différence des migrants temporaires, majoritairement des hommes et généralement célébrés sur des inscriptions autres que funéraires.
L’Égypte est au cœur des contributions de C. Adams (p. 264-284) et L. Foubert (p. 285-304), qui analysent la question de la mobilité grâce aux papyrus et ostraka. Ce choix heuristique leur permet de souligner la variété de cas de figure qui dévoilent une société extrêmement mobile : les raisons pour se déplacer ne manquaient pas et concernaient toutes les catégories sociales y compris les femmes, ainsi que toutes les localités. Si Alexandrie et les métropoles, voire des cités plus lointaines, furent logiquement des pôles d’attraction, on découvre l’existence de déplacements entre villages ou en direction des lieux de résidence et propriétés foncières, qui révèlent tantôt des réseaux familiaux ou de contacts, quand ce n’était pas l’État qui était à l’origine de ces mouvements, sans que l’on puisse toujours si les individus voyageaient avec les leurs ou étaient conscients des risques.
De son côté, L. Zerbini, cherche à quantifier et à déterminer la mobilité dans l’Orient romain, surtout dans la zone de la Mer Morte, du Djebel el-Druze ou des grandes cités, sur la base d’une documentation en langue grecque et latine, mais aussi araméenne, nabatéenne et hébraïque (p. 305-344). Il nous dévoile ainsi des cas de mouvements interurbains ou entre les campagnes et les villes, tandis que d’autres demeurent en milieu rural. Les raisons, la durée et l’extraction des individus sont des plus variées.
Centrée sur les épigrammes en grec éditées par R. Merkelbach et J. Stauber,1 l’intervention de L. E. Tacoma et R. Tybout aboutit aux mêmes conclusions que les contributions précédentes (p. 345-389) : multiplicité des causes menant au déplacement, de leur durée, des individus de tout âge, sexe et conditions concernés. Toutefois, ils soulignent avec justesse qu’en raison de l’appartenance des auteurs ou des destinataires des vers à l’élite, il faut garder à l’esprit que ces textes sont le fruit de leur propre culture, à laquelle prennent part des personnes de tous horizons. Cela explique aussi le peu d’allusions de déplacements en direction ou issus de l’Occident romain.
Traitant du rapatriement des corps, sur la base d’un corpus en partie similaire à son travail précédent, en y adjoignant des témoignages en latin et des textes littéraires, R. A. Tybout évoque toute une série de problèmes pratiques qui se posent lorsque le défunt périt dans un lieu éloigné de sa patrie (p. 390-437). Il est tour à tour question du coût du transport du corps embaumé, enterré ou réduit à l’état de cendres, de la durée du voyage du convoi funéraire ou du statut des personnes décédées. Si dans le monde grec une plus grande liberté était laissée aux parents survivants, à Rome les prescriptions légales et religieuses étaient plus contraignantes. En outre, cette pratique ne concerne qu’une infime partie des défunts.
Pour finir, G. Woolf porte son attention sur les moins mobiles, laissés généralement pour compte dans l’historiographie (p. 438-461). Il cherche à savoir ce qui les diffère en âge, profession, sexe, habilités, richesse des individus qui se déplaçaient. Pour ce faire, il se livre à une réflexion épistémologique en discutant des idées défendues par P. Horden et N. Purcell.2 Il rappelle l’existence de mouvements à l’ampleur et durées variables et si l’on ne peut nier la réalité de flux migratoires sur une longue distance, qu’il est parfois possible de quantifier, ce phénomène, toutefois, ne concerne qu’une infime partie de la population de l’Empire.
Au terme de la lecture de cet ouvrage, il est difficile de rendre compte en quelques lignes de toutes ses potentialités. En effet, s’il est à regretter que la part de la bibliographie anglo-saxonne puisse paraître disproportionnée au regard des publications dans d’autres langues, tous les articles invitent à revisiter les idées reçues. Ils incitent le lecteur à constamment réfléchir aux définitions, aux limitations heuristiques et épistémologiques, pour ne citer que celles-ci, contribuant de ce fait à balayer d’un revers de la main les préconceptions. Un exemple nous est fourni par les passages dévolus aux femmes. On y lit qu’elles prenaient part, et pas forcément en famille, au phénomène de mobilité, évoquant aussi le rôle de la subjectivité, trop souvent laissée de côté, comme le souligne L. Foubert (p. 304), dans les raisons poussant les individus à se déplacer, quels que soient leur extraction ou leur sexe. Le livre permet aussi d’entrevoir de perspectives de recherches multidisciplinaires, avec l’examen des données isotopiques, p. ex. En conclusion, pour toutes ces raisons, ce volume fera sans nul doute date dans les études de démographie historique, consacrées au thème des migrations et de la mobilité dans le monde romain.
Notes
1. R. Merkelbach, J. Stauber Steinepigramme aus den Griechischen Osten. I-V, München-Leipzig, 1998-2004 (K. G. Saur).
2. P. Horden, M. Purcell, The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Oxford, 2000 (Blackwell Publishers, xiii, 761 p.).