Le Traité de L’astrolabe, de l’auteur alexandrin Jean Philopon, écrit dans les années 530-540 après J.C., est le plus ancien texte parvenu jusqu’à nous traitant de l’usage de l’astrolabe. Il décrit un instrument très proche de celui qui se répandra ultérieurement dans le monde arabo-persan, puis dans le monde occidental. Ce traité a fait l’objet d’une première édition, en, 1839, par Heinrich Hase, sur la base de trois manuscrits parisiens, sans traduction. Par la suite, Paul Tannery a proposé en 1888 des corrections à l’édition Hase, après exploitation de deux manuscrits supplémentaires. C’est sur cette base que seront proposées deux traductions, l’une en allemand (J. Drecker, Isis XI, 1928, p. 22-44), l’autre en anglais (R.T. Gunther, Astrolabes of the World, Oxford, 1932, p. 61-81). On a retrouvé par ailleurs dans les papiers de Paul Tannery le brouillon d’une traduction en français du traité, qu’il avait entreprise. Elle a été publiée en 1929, longtemps après sa mort. Plus récemment, en 1981, est parue une nouvelle édition, basée sur les travaux précédents de H. Hase et de P. Tannery, complétés par la consultation de quelques autres manuscrits ; elle est due à A.P. Segonds,1 et elle est assortie d’une traduction en français. Peu de temps après la parution de l’ouvrage qui fait l’objet du présent article, et qui comporte une traduction en allemand, est parue aux Belles Lettres, dans la Collection des Universités de France, une nouvelle édition (notation BL), basée sur l’exploitation de plus de quarante manuscrits, assortie d’une traduction en français. Elle est due à Claude Jarry, qui est aussi l’auteur du présent article.2
La base de l’édition Teubneriana
Le conspectus siglorum de Teubneriana indique que cette édition est d’abord basée sur l’exploitation des trois manuscrits de l’édition Hase (un, partiel, du XIV e, un du XVI e, et un du XVII e) et des corrections apportées par P. Tannery à cette édition par la consultation de deux manuscrits du XVI e siècle. L’auteur y ajoute la collation d’un manuscrit du XIV e, le Florentinus Laurentianus Plut. 28.16 (sigle F). Or, ainsi qu’il a été montré dans un article de la Revue d’Histoire des Textes6 et rappelé dans BL, p. CLXVI, § 5-2-7-5, le manuscrit Florentinus Laurentianus 28.16 contient un texte issu d’une recension du traité de Philopon (appellation [Φ] dans BL), réalisée à Byzance dans les années 1360. Ce texte est, selon cette source, une copie de celui du Marcianus gr. 323, qui est la référence pour cette recension (sigle R dans BL). Le manuscrit florentin peut donc difficilement servir de source pour l’établissement du texte de référence, et ses leçons ne peuvent trouver place que dans l’apparat critique. La même source nous apprend d’autre part que l’auteur de cette recension est parti d’un manuscrit proche du manuscrit Parisinus gr. 2491, lui-même à l’origine du Parisinus gr. 2493 dont sont issus les Parisini suppl. gr. 55 et 83 utilisés par H. Hase dans son édition de 1839. La base de l’édition Teubneriana reste donc objectivement étroite.
Le titre du traité
Ainsi qu’il a été mentionné ci-dessus, et rappelé dans BL, p. LXXXIII, § 5-2-1-3, on dispose dans l’atelier d’Ange Vergèce, à Paris, au XVI e siècle, du Parisinus gr. 2493, copie de plutôt bonne qualité du manuscrit Parisinus gr. 2491 détenu, à partir de 1550, par la Bibliothèque royale de Fontainebleau. Le Parisinus gr. 2493 est à la base de tous les manuscrits qui seront réalisés ultérieurement dans cet atelier, dont, nous l’avons dit, les Parisini suppl. gr.. 55 et 83, à l’origine de l’édition Hase. Il est fait parfois allusion au Parisinus gr. 2491 en marge de certains manuscrits copiés dans cet atelier, sous l’appellation de ὁ βασιλικὸς. Mais ce dernier manuscrit ne comporte pas, dans son titre, l’ajout καὶ κατασκευῆς après χρήσεως. C’est dans le Parisinus gr. 2493 qu’a été ajouté καὶ κατασκευῆς, que l’on retrouvera par la suite dans tous les manuscrits issus de cet atelier. Il n’y a donc pas de raison de faire figurer cet ajout dans le titre. Il n’est pas interdit de penser qu’Ange Vergèce voulait, avec cet ajout, accroître l’intérêt que pouvait susciter le manuscrit en sa possession. On peut noter aussi que dans sa traduction latine de l’ouvrage de Philopon, Georges Valla a écrit, en guise de titre, « de astrolabi fabrica usuque » (A.P. Segonds, op. cit., p.106), alors que le manuscrit qu’il exploite, le Mutinensis gr. 24 (IIIA10), (sigle L dans BL) ne comporte pas non plus dans son titre de καὶ κατασκευῆς. Il y a là une similitude entre les deux démarches. Dans le corps du texte, Philopon emploie une fois κατασκευὴ (Teubneriana 4,6), mais il nous semble qu’il faut plus lui donner le sens d’agencement que de construction, comme le font Anfertigung (Teubneriana, titulus) ou Aufbau (Teubneriana 4, 6).
Existence d’un πίναξ
L’édition Stückelberger ne reprend pas un πίναξ, absent effectivement des manuscrits dépendant du Parisinus gr. 2491, ou que l’on peut situer dans son voisinage, mais présent dans la plupart des autres manuscrits. Il est plus que vraisemblable que ce πίναξ a été rajouté ultérieurement. Il est même permis de se demander si la décomposition en chapitres et la mise en place d’un πίναξ ne sont pas des interventions concomitantes sur le texte. Mais leur présence dans les manuscrits les plus anciens donne à penser que ces interventions sur le texte original ont dû se passer assez peu de temps après l’arrivée du texte à Byzance.
Teubneriana 2, 1 : la leçon τῷ μεσεμβρινῷ… ἀναλογοῦσιν, ὧν dans le texte de référence
Cette adjonction, qui permet de construire une phrase syntaxiquement irréprochable, et agréable à lire, est une caractéristique du Vaticanus gr. 2491 et des manuscrits qui en découlent, élaborés dans l’atelier d’Ange Vergèce à partir du Vaticanus gr. 2493, qui la reprend. Elle est absente de toutes les autres familles de manuscrits, y compris de la recension [Φ]. Elle ne figure pas dans le manuscrit qu’exploite l’auteur de cette dernière, et ce dernier,, qui a pourtant à cœur de produire un texte de qualité, n’a pas cru nécessaire de rectifier la phrase à laquelle il s’est trouvé confronté. Nous devons donc admettre que cette phrase, sans l’ ajout, pouvait être jugée correcte, et nous pensons qu’il est possible de construire en disant que dans ce début de paragraphe, αἱ μὲν οὖν …εὐθεῖαι … τέμνουσαι doit être considéré comme une apposition commune aux sujets des deux phrases, construites en parallèle, qui suivent, ἡ μὲν [εὐθεῖα]…. ἀναλογεῖ, puis ἡ δὲ [εὐθεῖα]…ἀναλογεῖ. Il nous paraît donc que cette leçon doit être cantonnée à l’apparat critique.
Teubneriana, 3, 25 : une phrase entre crochets
Elle est présente dans le Parisinus gr. 2490 , et reprise dans le Parisinus gr. 2409, puis dans le Parisinus suppl. gr. 55, qui en sont issus. Le Parisinus gr. 2490, sur la base du Parisinus gr. 2493, a été contaminé par un ou plusieurs manuscrits extérieurs (BL, p. LXXXIX) et c’est très certainement de là que provient cette phrase, qui a dû au départ être mise en scholie, avant d’être intégrée au texte. Il est en outre probable qu’une erreur de lecture a transformé un β en η, ce qui empêche d’y retrouver la valeur exacte de l’écliptique établie par Eratosthène. Cette phrase n’est donc présente que dans des manuscrits d’importance secondaire, très éloignés du texte initial, et nous ne voyons pas l’intérêt de la retenir, ne serait-ce que dans l’apparat critique, et ce d’autant plus qu’elle ne fait que reprendre, une fois la correction faite, la valeur, tenue à l’époque pour perpétuelle, de l’écliptique.
Teubneriana 11, titre du chapitre
A. Stückelberger a repris la leçon de l’édition Hase, et a cité dans l’apparat critique la leçon, qui est celle de la recension [Φ], que lui a donnée le manuscrit F. Mais la plupart des manuscrits ont la leçon qu’A.P. Segonds avait pressentie dans son édition, qui est : Πῶς ἑκαστὴν ἡμέραν καὶ νύκτα καιρικὴν καὶ ἑκαστὴν ὥραν ὁμοίως εὑρήσομεν, etc.
Teubneriana 11, 1 :
Là encore, la leçon pressentie par A. P. Segonds dans son édition, qui consiste à ajouter δυνατόν après καιρικὴν, (première ligne) et à ne pas tenir compte de la leçon de H. Hase, qui propose de rajouter ἔστιν après εὑρεῖν, est celle que l’on trouve dans la plupart des autres manuscrits, excepté la recension. Au-delà de εὑρεῖν, il convient donc de revenir à l’édition Hase. Le membre de phrase qu’A. Stückelberger intègre,entre crochets, au texte, est typiquement un ajout dû à l’auteur de la recension. Il doit être cantonné à l’apparat critique
Teubneriana 11,4 : ἀνατολικοῦ…ὁρίζοντος, τουτέστι τοῦ ἐσχάτου πρὸς δύσιν (vel ανατολὴν) παραλλὴλου
La très grande majorité des manuscrits a, à cet endroit du texte, la leçon δύσιν. La leçon ἀνατολὴν apparaît dans le Vaticanus gr. 304 (sigle N dans le stemma BL), et de là dans certains manuscrits réalisés dans l’atelier d’Ange Vergèce, à travers le Parisinus gr. 2490, dont nous avons déjà dit qu’il avait subi des contaminations diverses, dont certaines en provenance, sans doute indirectement, du Vaticanus gr. 304 (BL, p. LXXXIX). Tous les autres manuscrits, dont en particulier le Vaticanus gr. 1066 (sigle Z dans le stemma BL), que nous tenons pour un bon texte, ont la leçon δύσιν. Le Vaticanus gr. 304 est représentatif d’un effort fait vers 1335 pour reconstituer un texte exploitable, et éventuellement même le corriger et le compléter (BL, p. CXXXVII, manuscrit δ). C’est très probablement dans le cadre de cette démarche qu’un copiste a cru bon de changer δύσιν pour ἀνατολὴν. Mais il est possible, sur le plan du sens, d’accepter les deux leçons, dans un passage quelque peu elliptique :
Traduction avec la leçon ἀνατολὴν : den Osthorizont berührt,d.h. den äussersten Parallelkreis im Osten (Teubneriana) : de l’horizon à l’est, c’est-à-dire du dernier cercle parallèle [que le soleil ait rencontré lors de son parcours, mais cette fois] à l’est.
Traduction avec la leçon δύσιν : de l’horizon du levant, qui est aussi le dernier almicantarat [que le soleil ait rencontré], du côté du couchant.
Nous pensons, en nous appuyant sur la grande majorité des manuscrits, et en prenant en considération les circonstances dans lesquelles a été réalisé le Vaticanus gr. 304, qu’il faut garder δύσιν dans le texte de référence, et cantonner ἀνατολὴν à l’apparat critique.
Teubneriana 13, 11 : οἷον, ὅσον διέστηκεν ἡ ἀρχὴ τῶν διδύμων τῆς ἀρχῆς τοῦ κριοῦ ἐπὶ τὰ ἑπόμενα, τοσοῦτον ἡ ἀρχὴ τοῦ λέοντος τῆς ἀρχῆς τοῦ ζυγοῦ ἐπί τὰ ἡγούμενα· καὶ πάλιν ὅσον διέστηκε ἐπὶ τὰ ἡγούμενα ἡ ἀρχὴ τῶν διδύμων τῆς ἀρχῆς τοῦ καρκίνου, τοσοῦτον ἐπὶ τὰ ἑπόμενα ἡ ἀρχὴ τοῦ λέοντος τῆς ἀρχῆς τοῦ καρκίνου.
A.Stückelberger a choisi d’éditer ce passage conformément à l’édition Hase, si ce n’est qu’il a opéré un changement du sens de rotation orient-occident, en permutant systématiquement ἐπὶ τὰ ἠγούμενα et ἐπὶ τὰ ἑπόμενα. A.P. Segonds a aussi proposé sa propre version de ce passage : il supprime, dans la première phrase, ἐπὶ τὰ ἑπόμενα et ἐπὶ τὰ ἡγούμενα. Mais ce passage a déjà été étudié auparavant par P. Tannery (2, p. 246) qui en a proposé une réécriture notablement différente de celle de l’édition Hase. A.P. Segonds ne l’avait pas retenue. Mais la leçon de Paul Tannery est celle que l’on trouve dans tous les manuscrits situés à droite de Σ dans le stemma figurant dans BL p. CLXIX, y compris donc dans le manuscrit Vaticanus gr. 1066 (sigle Z dans BL), dont nous pensons qu’il contient un très bon texte. Bien que P.Tannery n’y fasse pas explicitement référence, cette leçon est présente dans le Parisinus suppl. gr. 13, qu’il dit avoir consulté. Nous ne voyons pas de raison, à la différence d’A Stückelberger, ou d’A.P. Segonds, de ne pas suivre P. Tannery, et l’ensemble des autres manuscrits qui contiennent cette leçon, parfaitement correcte au demeurant comme le souligne P. Tannery. Nous pensons que dans le manuscrit Σ s’est introduite une corruption consistant en la permutation de deux phrases, et qui a abouti, en particulier, à la leçon du Parisinus gr. 2491 (BL, note 47, p. 56-57).
Conclusion
Finalement, en dépit des critiques vives, et à notre avis justifiées, émises par A.P. Segonds à l’encontre de l’édition Hase, force est de constater que l’édition réalisée par A. Stückelberger, qui la réutilise en bonne partie, aboutit à un texte qui ne s’écarte pas fondamentalement d’une édition basée sur des manuscrits plus nombreux, et pour l’essentiel plus anciens. On peut seulement regretter que cette édition ne fasse pas la place qu’elle mérite à une recension d’origine byzantine, présente dans nombre de manuscrits, soit intégralement, soit à titre de deuxième source. Cette recension inclut, entre autres, une scholie historiquement importante, puisque cette dernière traite de la précession des équinoxes, ce que ne fait pas le traité de Philopon. Elle est la marque d’une certaine volonté, à Byzance, aux environs de 1360, de s’intéresser de façon plus approfondie à l’astronomie, comme le seront aussi, à la même époque, les parutions de la Tribible astronomique de Théodore Méliténiote, ou du Traité sur la construction de l’instrument astrolabique, d’Isaac Argyros. Nos remercions Madame Anne Weddigen, doctorante à l’Université de Reims (URCA), de nous avoir fait bénéficier de sa maîtrise de la langue allemande pour la compréhension de l’édition Teubneriana.
Notes
1. C’est dans cette édition que s’est introduite une erreur que l’édition Jarry, aux Belles Lettres, n’a pas corrigée. En effet, dans sa propre édition, A. P. Segonds a attribué à Charles-Benoît Hase (1780-1861) la paternité de l’édition due à Heinrich Hase (1789-1842). Il est possible d’avancer quelques raisons pour expliquer la confusion. D’abord, les deux chercheurs sont contemporains ; ensuite, Charles-Benoît Hase a fait carrière en France, principalement à la Bibliothèque nationale, où se trouvent justement les trois manuscrits sur lesquels est basée l’édition dite Hase, mais il est d’origine allemande, et peut à ce titre être supposé avoir voulu publier dans une revue prestigieuse de langue allemande ; enfin, si la biographie de Heinrich Hase mentionne des voyages qu’il aurait effectué à Constantinople, au Proche-Orient, dans le Péloponnèse et à Athènes, elle ne fait pas mention de séjours à Paris. Cela ne suffit cependant pas à remettre en cause la paternité d’Heinrich Hase sur son édition, d’autant que celle d’A.P. Segonds reproduit, p. 137, le fac simile de la page de garde de l’édition de 1839, qui mentionne bien H. Hase comme auteur. Il est permis de penser qu’A.P. Segonds, très critique d’une part sur le travail d’éditeur de H. Hase, et nourrissant d’autre part une très médiocre considération pour le personnage « haut en couleurs », dit-il lui-même (p.113) qu’était Charles-Benoît Hase, en est arrivé à confondre les deux personnages dans le même opprobre, en attribuant au second la responsabilité de l’édition réalisée par le premier. Il faut bien sûr rendre à H. Hase la paternité de son édition, mais il faut retenir la pertinence des critiques qu’adresse A.P. Segonds à cette dernière.
2. Heinrich Hase, Marmorum Dresdensium Regius Custos, Joannis Alexandrini Cognomine Philoponi, de usu astrolabii eiusque constructione libellus, Bonn, 1839. Paul Tannery, Notes critiques sur le traité de l’astrolabe de Jean Philopon, in Revue de la Philologie, de Littérature et d’Histoire anciennes 12, 1888, 60-73. Paul Tannery, Jean, le Grammairien d’Alexandrie (Philopon). Sur l’usage de l’astrolabe, et sur les tracés qu’il présente, publication posthume, in Mémoires scientifiques 9, Toulouse/Paris 1927/1929, p. 341-367. A.P. Segonds, Jean Philopon, Traité de l’astrolabe, Astrolabica 2, Paris, 1981. Claude Jarry, Jean Philopon, Traité de l’astrolabe, Collection des Universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 2015. Claude Jarry, Sur une recension du Traité de l’astrolabe, de Jean Philopon, à l’époque des Paléologues, in Revue d’Histoire des Textes, nouvelle série t. IV, Brepols, 2009, p. 31-78.