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Une anecdote a donné son impulsion à « l’enquête sur les sacrifices humains » que Francesca Prescendi a publiée : des catholiques de Dijon, ancienne capitale de la Bourgogne, ont fait brûler un mannequin à l’effigie du Père Noël sur le parvis de la cathédrale de la ville en 1951, en présence d’enfants, pour protester contre la transformation de la fête de la naissance du Christ en foire commerciale. L’événement a attiré l’attention de Lévi-Strauss, qui publia dans « Les Temps modernes » (77, 1952) un article « Le Père Noël supplicié » où il établit un lien entre la fête moderne et les Saturnales antiques (désormais dans Nous sommes tous des cannibales, Paris 2013 : 15-47). En conclusion de l’article, l’anthropologue relève un paradoxe : « Le chemin est long des Saturnales au Bonhomme Noël ; en cours de route, un trait essentiel—le plus archaïque peut-être—du premier semblait s’être définitivement perdu. Car Frazer a jadis montré que le roi des Saturnales est lui-même l’héritier d’un prototype ancien qui, après avoir personnifié le roi Saturne et s’être, pendant un mois, permis tous les excès, était solennellement sacrifié sur l’autel du dieu » (2013, pp. 46-47). C’est ce sacrifice païen que l’autodafé, comme le nomme Lévi-Strauss, paradoxalement « reconstitue » (p. 47). Tel est le point de départ de l’enquête de Prescendi : à l’appui de Frazer, Lévi-Strauss reprend l’idée d’un « sacrifice humain » dans le cadre des Saturnales. Or le passage en revue des divers témoignages antiques qui mentionnent le rite en l’honneur de Saturne, désigné sous le nom de Kronos en grec (pp. 27-44), permet de révoquer en doute la réalité d’un sacrifice humain au terme des Saturnales ; « […] ce que nous venons de voir, conclut Prescendi, ne nous permet pas de comprendre comment Lévi-Strauss a pu affirmer l’existence d’anciens sacrifices humains dans le contexte de cette fête » (p. 44) (l’explication est quelque peu maladroite puisque Lévi-Strauss s’est explicitement appuyé sur Frazer pour en évoquer l’idée). Ce qu’il faut éclaircir, c’est de quelle façon Frazer lui-même a été conduit à affirmer la réalité de ces sacrifices à la fin des Saturnales. Tel est l’objet du second chapitre.
L’hypothèse qu’un sacrifice humain mettait, chaque année, un terme au rite des Saturnales, a été accréditée, dans le contexte moderne de la recherche en histoire des religions, par F. Cumont à la suite de la découverte en 1896, à la Bibliothèque Nationale, d’un manuscrit relatant, en grec, Le martyre de Saint Dasius (pour le texte, voir la publication par Cumont lui-même, « Les Actes de Saint Dasius », Analecta Bollandiana 16, 1897 : 5-16 ; H. Musurillo, The acts of the Christian martyrs, Oxford: Clarendon Press, 1972: 272-278, et aussi dans le TLG). Le récit est précédé de la description du contexte spatial et temporel du martyre : en Mysie (en Asie Mineure), encore à l’époque des persécutions de Dioclétien (303 de notre ère), les soldats de l’armée romaine, trente jours avant la fête de clôture des Saturnales, en décembre, auraient tiré au sort l’un d’entre eux à qui l’on donnait un coutelas avec lequel il aurait dû s’immoler lui-même (« se sacrifier ») à la fin de la célébration du rite. Dans l’intervalle des trente jours, le soldat jouait le rôle du « roi des Saturnales » : il revêtait le manteau royal, était affublé d’un diadème et, dès lors, tout lui était permis. Le récit du martyre de Dasius qui a refusé de jouer le rôle que le sort lui avait fixé suit cette exposition. Fr. Prescendi fournit, dans le détail, les pièces du dossier de la discussion savante qui a suivi la parution des Actes par Cumont (pp. 45-70). Il ne vient pas à l’esprit de ce dernier de déduire, de la lecture du texte qu’il a exhumé, l’historicité d’un sacrifice humain au début du 4 e siècle à la fin des Saturnales. Un philologue, ami de Cumont, L. Parmentier, pense au contraire pouvoir en prouver l’historicité par recoupements avec d’autres rites ; Cumont se laisse convaincre ; en 1897 paraît un article de P. Wendland, qui interprète la mort du Christ sur la croix selon la grille de lecture du roi éphémère des Saturnales ; or il semble que Wendland a pu utiliser le récit du martyre de Dasius pour confirmer sa thèse. Frazer exploitera à son tour le dossier dans la deuxième édition du Golden Bough (1900 ; en français, voir Le Rameau d’or, traduction et adaptation de la seconde édition anglaise, publiée entre 1903 et 1911, par R. Stiébel et J. Toutain, traducteur notamment du livre III, « La mort des divinités de la végétation et le rameau d’or » ; sur les « Actes de saint Dasius », voir pp. 388, sqq.). Le récit l’engage résolument dans le sens de l’hypothèse sacrificielle : au moins dans les périodes primitives des civilisations grecques ou romaines, ou aux confins de l’empire, les Saturnales se concluaient par un sacrifice humain. Telle est la thèse de Frazer que mentionnait Lévi-Strauss.
Dans un troisième chapitre (pp. 71-108), Prescendi rapporte la correspondance nouée entre Frazer, Cumont et un opposant à la théorie du sacrifice humain à période historique à Rome, A. Lang. De la correspondance, il ressort que seul Frazer tenait à l’idée du sacrifice humain à proprement parler ; Cumont classait l’immolation dans la catégorie de la devotio. Lang contestait la lecture sacrificielle du récit du martyre de Dasius parce que ce dernier ne s’immolait pas, mais était exécuté. En fin de chapitre, Prescendi explique pourquoi Frazer, dans la troisième édition de Golden Bough (1910) a rejeté dans un appendice la lecture de la Passion du Christ selon la grille des Saturnales, ou plus exactement du rite juif des Pourim.
Dans le chapitre principal de son ouvrage (pp. 109-167), Prescendi se propose un « retour aux sources » en soumettant à un nouvel examen des documents qui ont nourri le débat des savants. Ce qui est visé, en réalité, c’est la thèse de Frazer. Le récit du martyre de Dasius, dont la discussion est introduite par l’intitulé « Le sacrifice de saint Dasius » (p. 110), autorise deux hypothèses contradictoires : il est possible qu’il ait existé un rite local aux confins de l’Empire romain se concluant par un sacrifice ; on peut également supposer que l’auteur chrétien du récit a utilisé la description d’un rite barbare comme repoussoir. Entre les deux hypothèses, Prescendi refuse de trancher, faute d’éléments suffisants. Or elle avait déjà les éléments qui lui auraient permis d’affirmer que, cette année-là, le soldat romain du nom de Dasius n’avait pas exécuté le rite des Saturnales, tel qu’il est décrit en prologue au récit de son exécution et qu’il fallait donc clairement distinguer, dans la discussion, le problème des Saturnales de celui de la mort de Dasius, en ce que cette dernière entre dans la catégorie du martyre chrétien. Un martyre ne serait-il pas un sacrifice, dont il paraît difficile de nier l’historicité ? Si le martyre chrétien est un sacrifice, la conclusion s’impose : l’existence de sacrifices humains est indéniable. Celui qui affirme que la mort de Jésus de Nazareth sur la croix est un sacrifice, reconnaît ipso facto l’existence du sacrifice humain. Il est vrai que le doute de Prescendi porte sur le sacrifice dans le cadre des Saturnales.
Elle poursuit : les récits anciens concernant le rite des « Sacées » n’offrent pas de témoignage fiable sur son déroulement et sa conclusion. Ils mélangent des informations de trois provenances différentes, une bacchanale perse commémorant le retournement d’une défaite en victoire sur les Saces (une population scythe), un rite de fin d’année à Babylone (une forme de Saturnale) et, à Babylone également, le rite du substitut du roi ; rien ne prouve que ce dernier était exécuté au moment où la fonction du roi était restaurée ; du seul témoignage que nous lisons dans Dion Chrysostome (4, 66), nous ne pouvons déduire que le roi de la Saturnale babylonienne était effectivement « sacrifié ».
Le lecteur suivra Prescendi dans son examen des différents rites que Cumont, Parmentier puis, avec insistance, Frazer avaient traités et dans lesquels ce dernier avait reconnu un sacrifice humain (exécution d’un condamné à Rhodes, meurtre rituel d’un esclave du temple chez les Albanoi, population des bords de la Mer Noire, au pied du Caucase, la devotio d’un soldat romain pour le salut de la république ou de l’empereur, le combat des gladiateurs, les Féries latines). Il appréciera son propos mesuré et sa prudence : de l’ensemble de l’examen, il ressort que les sacrifices humains sont mal attestés dans ces différents contextes, que le rite décrit est dans plus d’un cas celui du pharmakos, de l’expulsion hors du territoire d’une victime chargée de toutes les impuretés et souillures de la population.
En conclusion, Prescendi affirme qu’il n’est pas impossible, en effet, d’expliquer la mort du Christ sur la croix selon l’idéologie des Saturnales, à condition que l’on voie en elles l’exécution d’un rite analogue à celui d’un potlatch : une dépense généreuse appelant une réponse généreuse de la divinité ou des puissances divines.
Il est regrettable que l’occasion de l’étude, l’anecdote, ait pesé d’un poids trop grand sur l’ensemble de l’enquête. L’ouvrage est sous-titré « Enquête sur le sacrifice humain ». L’A. elle-même avoue qu’elle ne pouvait « évidemment qu’esquisser une analyse critique de quelques-uns [des] documents » rassemblés par Cumont et Parmentier, repris par Frazer (p. 110). Son ouvrage est essentiellement une contestation des conclusions de Frazer. Une « enquête sur le sacrifice humain » aurait demandé quelque précaution méthodologique préalable : qu’est-ce qui distingue le sacrifice d’un être humain d’un meurtre rituel, de l’exécution d’un condamné à mort, de la devotio, de l’expulsion d’un pharmakos ? L’A. ne nous le dit pas. Or si la devotio, par exemple, est un sacrifice, par excellence humain puisque c’est la victime elle-même qui exécute le geste rituel sur elle-même, l’historicité des sacrifices humains ne peut être niée, et elle ne peut être exclue du rite des Saturnales exécuté par les soldats de Rome.
Le texte du martyre de Dasius aurait mérité en soi une lecture interprétative qui montre l’articulation entre l’introduction, le contexte du martyre, et le récit proprement dit. Une attention trop exclusive à la question du « sacrifice humain » fait oublier à Prescendi que le personnage ne s’est pas immolé comme elle l’affirme (p. 147) dans sa discussion de la devotio, mais a été condamné à mort et décapité. Probablement faut-il lire tout le texte comme le récit de la substitution d’un sacrifice, chrétien à un autre, païen.
Enfin, le rituel des Saturnales aurait demandé une description plus approfondie que celle qui nous en est faite : il me semble qu’avant d’être un rite de fertilité et de fécondité, une dépense généreuse, c’est un rite de passage, lequel implique que toutes les distinctions opérantes jusqu’à ce moment du passage soient effacées, abolies, retournées, figurées en miroir, inversées, etc., afin que, de l’autre côté du passage, une restauration soit possible. Le roi d’une Saturnale est roi du monde des morts (avec lequel Lévi-Strauss met en rapport la fête de Noël sous la figure des enfants) : que pendant longtemps, ce roi ait dû s’immoler ou ait été immolé au terme du rite, au moment où les morts sont invités à retourner dans leur royaume, cela semble bien être en cohérence avec son rôle. Et ceux qui ont interprété la mort de Jésus de Nazareth en termes sacrificiels l’ont fait, en partie du moins, selon cette grille de lecture, puisqu’ils ont compris sa résurrection comme premier moment de l’instauration d’un nouveau royaume, céleste, des « morts » ayant scellé une alliance avec lui au cours de leur vie terrestre ou au moment de leur mort, comme c’est le cas de Dasius.
Table des matières
Préface 9
Chapitre 1 : Le Père Noël, Lévi-Strauss et le roi des Saturnales 15
Chapitre 2 : Saint Dasius et les sacrifices humains : un débat entre savants 45
Chapitre 3 : Cumont, Frazer et Lang s’écrivent à propos de Saint Dasius 71
Chapitre 4 : Retour aux sources 109
Conclusion 169
Bibliographie citée 175
Index des noms 189
Index des textes anciens 193
Source des illustrations 196