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En 524 pages, l’ouvrage rassemble les communications faites à la Maison de la recherche de l’Université Paris-Sorbonne lors de la journée du 25 octobre 2012 et du colloque international des 18-19 avril 2013 autour du thème choisi comme titre.
L’ouvrage compte une introduction sous la plume de la directrice de la publication et 28 communications ventilées sur 9 chapitres. Dans la présente note de lecture, nous tâcherons de donner un très bref aperçu sur les problématiques traitées par les différents participants avant de procéder à une évaluation globale qui s’évertuera à mettre en exergue l’apport de la publication.
Dans le premier chapitre « Dichotomie entre deux mondes, antagonisme et interactions » le travail de Ch. Chandezon, analysant les Oneirokritika d’Artémidore de Daldis, a pu dégager les contours de l’ ekhthros et du philos. Cette démarche permit à l’auteur de déceler comment l’inimité ( l’ekhthra) et l’amitié ( philia) ont pu jouer un rôle dans la structuration de la société. Ch. Hunzinger examine les vices accolés aux kakoi dans le corpus élégiaque attribué à Théogonis avant d’analyser l’attitude de l’aristocratie grecque hantée par le souci de ségrégation. A. Perrot, en prenant appui sur la poésie archaïque, tenta de démontrer que le terme kakos ne revêt pas une connotation strictement morale. Il véhicule une série de semeia pour désigner cette masse démunie La démarche s’inscrit dans l’optique d’un réexamen du problème lancinant de la possibilité de distinguer aristocrates et gens du peuple à l’époque archaïque. E. Caire a choisi de focaliser son étude sur les procédés usités par le vieil oligarque pour vilipender le régime démocratique athénien afin de démontrer que, loin d’être de simples attaques d’un théoricien hostile, les thèmes développés trouveront écho chez les artisans de la révolution oligarchique.
Le second chapitre aborde le thème « Regard et discours sur l’abus des formes de blâme : réserves et pratique ». T. Haziza analysant le mythe de Busiris et de Protée chez Hérodote, parvint à déceler chez l’historien « une double condamnation »: l’attitude dépréciative des Grecs envers les Egyptiens d’une part et l’attitude d’Hérodote s’opposant aux préjugés des Grecs d’autre part. L’étude de Marie-Rose Guelfucci permet de comprendre les vindictes de Polybe contre Théopompe et Timée. Pour l’auteur mégalopolitain, la critique à outrance fausse la vérité. Parrhèsia et kakègoria, sont au cœur de l’étude d’Ariane Guieu-Coppolani. Athènes se targuait d’être non seulement la cité de l’égalité de la parole mais aussi la cité où l’on pouvait tout dire. Mais les dérives sont inévitables. Certes, la kakègoria a été sévèrement critiquée par les orateurs athéniens, mais il n’en demeure pas moins qu’elle a été très largement utilisée. La réprobation peut revêtir une dimension morale et sociale pour atteindre le seuil de l’interdiction de parole. L’étude de J. Hesk montre que les invectives servent à catégoriser l’autre dans sa dimension négative. Le référent demeure les valeurs athéniennes. La loidoria d’Eschine ravalée par Démosthène en est la parfaite illustration. L’auteur soulève à la fin le problème des risques que courait le mauvais rhètôr; une question qui a été également posée par Anne Guieu-Coppolani dans son travail.
Le chapitre III aborde le thème « Suggérer, exprimer, manifester blâme et réprobation : vocabulaire, manière et procédés ». L’étude de M. Fartzoff permet de voir que chez Sophocle, le blâme est avant tout « un danger et un déshonneur qu’il faut éviter ». Chez Eschyle, il sert à conditionner le lecteur. Quant à Euripide, le blâme n’est ni condamné ni rejeté « il est même assumé ». Il reflète ainsi une attitude critique sur les personnages et sur les dieux. F. Prost développe sa réflexion autour de deux idées majeures : la réprobation dans son rapport à la flatterie et à la parrhêsia, et réprobation et caractère ( êthos). La réprobation, comme l’éloge et le blâme, doit s’attacher à l’opposition entre amitié et flatterie. La communication d’A.Vigourt aborde l’aspect réprobateur des signes divins sous le haut empire. L’homme se devait d’obtenir l’appui et le secours de ces êtres suprêmes qui ne se souciaient visiblement pas de la clarté des messages envoyés aux faibles immortels qui disposent, toutefois, d’une marge d’interprétation pour les décoder. Mais la réussite est loin d’être garantie.
« Dérision, stigmatisation et satire sur la scène » est le thème qu’aborde le chapitre IV. L’étude de C. Corbel-Morana a relevé chez Aristophane 6 vices majeurs permettant de catégoriser les figures noires d’un régime politique à la dérive. Néanmoins, l’invective pouvait, parfois, être perçue comme salutaire et nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie. Toujours dans le même cadre spatio-temporel. G.Cuniberti, à travers les cas de Cléonymos et Clisthène d’Athènes dans l’œuvre du même poète, a pu montrer que le corps civique ne pouvait tolérer dans ses rangs des efféminés dont le portrait se confond avec celui des dépravés. L’article d’E. Marquis dégage chez Lucien trois niveaux dans le processus de dépréciation pour dénigrer les philosophes de son temps : récit, énonciation et intertextualité. Lucien mêle, dans une mise en scène burlesque, violence, invectives et polémique. Le lecteur doit adhérer à l’idée que les philosophes se comportent à l’opposé de ce qu’on attend d’eux.
Dans le chapitre V « Réprobation, dépréciation et faire valoir ». P. Pontier revient sur les différentes appellations pour désigner le roi perse chez Xénophon. L’article s’attèle à montrer qu’Artaxerxés est souvent désigné par le terme Roi (dans l’ Anabase et dans les Helléniques). L’antonomase serait le résultat d’une tendance à se conformer à la logique de la dénomination officielle. « Artaxerxés, frère de Cyrus » et les qualificatifs « le Perse et le Barbare » chez Xénophon traduisent le désir de ravaler le personnage pour enraciner, par la dépréciation, l’idée de l’ennemi héréditaire des Grecs. La réflexion de A. Queyrel Bottineau, en partant du discours Plataïque d’Isocrate, analyse les dynamiques politiques qui auraient incité l’orateur à attribuer à un Platéen un discours dont l’un des procédés est le recours à l’histoire pour marteler une idée maitresse : Thèbes est une cité qui a toujours trahi la cause grecque. La comparaison avec d’autres sources (Hérodote et Thucydide) permet de mesurer la véhémence d’Isocrate qui s’explique par son hostilité à l’empire perse et son opposition à la montée de Thèbes en tant que puissance rivale.
Le chapitre VI « Passion, politique et rhétorique : anéantir par la violence du verbe » aborde l’invective oratoire. En étudiant le discours de Lysias contre Ergoclès, C. Bearzot a démontré, qu’en associant Thrasybule à Ergoclès, Lysias tenta de démolir l’image du libérateur de Phylé pour en faire un lâche, un politicien qui enrichit ses propres amis, aspirant même à devenir un despote. E. Bianco examine les procédés de Démosthène dans le Contre Aristocrate pour brosser un portrait accablant du chef mercenaire Charidème. Outre les thèmes classiques, l’orateur recourt à l’histoire (comparaison avec les héros de Marathon et Salamine) et insiste sur l’absence de lien solide entre sa cible et la cité pour s’opposer enfin au décret de protection pour le chef des mercenaires proposé par Aristocrate. Le travail de S. Gotteland se penche sur deux discours, celui de Démosthène et celui de Dinarque, pour étudier le portrait d’un parfait sycophante. Avec des stratégies différentes, les deux orateurs s’attèlent à démontrer qu’Aristogiton, est le prototype du mauvais citoyen qui calomniait les citoyens honnêtes pour faire de leur cible non pas un ennemi public mais un monstre inhumain. Dans la même perspective s’inscrit le travail de M.-C. Ferriès analysant la vindicte de Cicéron contre Antoine et son parti. En s’inspirant de Démosthène, l’orateur tenta de catégoriser sa cible avec des traits originaux pour donner à l’attaque toute sa force. L’orateur vilipende les Antonii sur tous les plans pour en faire non pas de simples adversaires politiques mais des ennemis publics menaçant la vie même de L’ Urbs.
Le chapitre VII aborde le thème « Les sentiments négatifs , un rôle moteur dans l’histoire? » S’appuyant sur des sources très variées, A. Queyrel– Bottineau revient sur ce sentiment d’abandon ressenti par les Athéniens lors de la seconde guerre médique. Ancrée dans la mémoire collective, cette émotion finit par ériger la belle image de l’Athènes philhellène avant de devenir enfin un topos repris par les orateurs pour faire l’éloge de la cité. Derrière l’image luisante d’Athènes, se profile celle de Sparte accusée d’avoir abandonné les Grecs. Y. Benferhat étudie l’effet de la inuidia sur la vie politique selon Tacite pour montrer que la jalousie est un sentiment essentiel dans la vie politique et elle constitue un moteur des débats aussi bien que des actes.
L’avant dernier chapitre s’intéresse à « L’étranger : une construction dans l’espace ou le temps, entre réserve et méfiance ». D. Lenfant s’est évertué à fixer les contours de l’image des eunuques à l’époque classique pour montrer qu’elle ne sert systématiquement pas à valoriser, par opposition, l’image des Grecs. L’approche dépasse la vision réductrice pour parler de représentations plurielles conditionnées par des soucis autres que le souci identitaire. La communication de Ph. Rodriguez analyse l’attitude des Egyptiens face au pouvoir gréco-macédonien du temps de Ptolémée II. Le papyrus de Zénon fait état de critiques formulées par les Egyptiens allant contre un certain Damis tout en montrant leur confiance dans ses supérieurs. Leur réaction n’atteint pas encore le stade de l’agressivité mais traduit néanmoins une forme de contestation. Analysant le discours sur les Athéniens dans le roman de Chariton, E. Romieux-Brun a démontré que le discours de Théon n’est qu’une relecture inversée de l’œuvre de Thucydide. Derrière l’image de l’Athènes de l’époque impériale, se profile celle du Vème siècle exerçant une politique pesante sur ses alliés. Le travail de T. Grandjean analyse les différents vices accolés aux Bithyniens. Des stéréotypes sont repris à satiété pour accentuer leur caractère monstrueux. La genèse de cette image se rattacherait à l’arrivée de ce peuple dans la région. Les colonies grecques se sont retrouvées face à ces nouveaux venus de plus en plus menaçants pour leurs intérêts économiques.
Dans le dernier chapitre, E. Parmentier aborde les versions de la fin tragique d’Hérode. Flavius Josèphe, utilisant le souvenir de la répression d’Antiochos IV, établit un lien de cause à effet entre la répression de la révolte des jeunes juifs et la mort atroce du tyran qui, vue sous cet angle, n’est qu’une forme de châtiment divin . Quant à Eusèbe, il chercha à évacuer le contexte juif du récit de sa source (Flavius Josèphe) en substituant le crime évoqué par son modèle par des crimes contre le Christ et contre tous les enfants âgés de deux ans et moins à Bethléem. Le dernier travail de P. Paré-Rey s’intéresse à l’étude du portrait et autoportrait de Médée dans la tragédie de Sénèque pour qui il fallait que le personnage ne soit ni homme ni femme ni humain mais qu’il se laisse posséder par ses passions. Sous l’éclairage de la voix du chœur surtout, elle est l’incarnation du mal et de la sauvagerie.
Même si le thème choisi n’est pas nouveau, le livre est très enrichissant. Les travaux proposés permettent, en effet, d’aborder la question sous des éclairages novateurs. En s’appuyant sur les sources textuelles, le livre offre une approche pluridisciplinaire couronnée de probants résultats. Sans se perdre dans les sinuosités de l’histoire évènementielle, les communications ont, judicieusement, analysé les catégories de pensées des différents protagonistes et les formes qu’elles ont revêtues pour exprimer leur hostilité, leur réprobation et leur dépréciation de l’autre permettant ainsi de comprendre les stratégies en usage pour ravaler un ennemi, une cité rivale, une communauté, un peuple, une catégorie sociale, un roi barbare, de saisir les moyens déployés par les différents acteurs chacun selon les réquisits de son art, de déceler les soucis qui les hantaient et partant, d’apercevoir les objectifs prisés mais souvent dissimulés. Avec des degrés de réussite différents, les travaux s’inscrivent dans la même synergie ; le fil conducteur étant toujours la représentation négative de l’autre. Enfin un autre mérite de ce livre et non des moindres, est d’avoir, en dépit de l’indigence de la documentation, tenté de sauver la voix des vaincus vouée le plus souvent à l’oubli ou présentée sous le prisme déformant du vainqueur. Le lecteur ne peut s’empêcher de relever une certaine redondance entre quelques travaux ayant eu à aborder des thèmes communs et de déplorer l’omission de la bibliographie relative à l’article d’A. Perrot.
Table des Matières
Avant-propos
Anne Queyrel Bottineau, “Introduction”
Dichotomie entre deux mondes, antagonismes et interactions
Christophe Chandezon, “L’ ekhthra dans les Oneirokritika d’Artémidore de Daldis, Contribution à une réflexion sur l’inimitié et les réseaux dans la société grecque” (23-40)
Christine Hunzinger, “Le spectre des kakoi dans le corpus élégiaque attribué à Théognis” (41-58)
Antoine Pierrot, “Vilains, gueux et va-nu-pieds en Grèce archaïque” (59-84)
Emmanuèle Caire, “« Dans chaque cité, c’est la racaille qui est favorable au peuple… ». La stigmatisation des démocrates dans l’ Athenaion Politeia du Pseudo-Xénophon” (85-98)
Regard et discours sur l’abus des formes de blâme: réserves et pratique
Typhaine Haziza, “Hérodote contre l’opinion : Busiris vs Protée” (101-116)
Marie-Rose Guelfucci, “La représentation négative de l’autre dans les Histoires de Polybe et les styles du moraliste” (117-126)
Ariane Guieu-Coppolani, “Παρρησία et κακηγορία : l’exercice et les limites de la liberté de parole dans la cité démocratique” (127-142)
Jon Hesk, “La construction de l’ « autre » et la contestation du « soi ». L’invective et l’ elenchos dans l’art oratoire athénien” (143-160)
Suggérer, exprimer, manifester blâme et réprobation: vocabulaire, manière et procédés
Michel Fartzoff, “Le blâme dans la Tragédie grecque” (163-176)
François Prost, “La réprobation dans les deux premières lettres de Cicéron à son frère Quintus, gouverneur d’Asie : une comparaison avec Plutarque, Comment distinguer l’ami du flatteur” (177-186)
Annie Vigourt, “Indignité et fautes dénoncées par les dieux (Haut-Empire romain)” (187-202)
Dérision, stigmatisation et satire sur la scène
Cécile Corbel-Morana, “La construction du type du démagogue dans la comédie ancienne: codes et fonctions du blâme comique” (205-220)
Gianluca Cuniberti, “Les différences de genre et les habitudes sexuelles entre satire comique et délégitimation politique : les cas de Cléonymos et Clisthène d’Athènes chez Aristophane” (221-234)
Émeline Marquis, “La représentation négative de l’autre chez Lucien : les philosophes du Banquet ou les Lapithes” (235-250)
Réprobation, dépréciation et faire-valoir
Pierre Pontier, “Artaxerxès II et les noms du Roi chez Xénophon” (253-268)
Anne Queyrel Bottineau, “« Rappeler leurs anciennes trahisons serait un long travail » : les Thébains selon Isocrate” (269-296)
Passion, politique et rhétorique : anéantir par la violence du verbe
Cinzia Bearzot, “L’image « noire » de Thrasybule dans le Contre Ergocles de Lysias” (299-312)
Elisabetta Bianco, “Charidème : un héros du mal chez Démosthène” (313-328)
Sophie Gotteland, “Ἄσπειστος, ἀνίδρυτος, ἄμεικτος (Dem., C. Aristog. I, 52) : Aristogiton chez les orateurs attiques” (329-346)
Marie-Claire Ferriès, “Le venin et la République. Les Antonii et leurs partisans croqués par Cicéron” (347-368)
Les sentiments négatifs, un rôle moteur dans l’histoire ?
Anne Queyrel Bottineau, “Les Lacédémoniens coupables d’abandon lors de la seconde guerre médique : mémoire et ressentiment dans le discours athénien, d’Hérodote à Plutarque” (371-406)
Yasmina Benferhat, “Le miroir déformant de la jalousie. L’ invidia dans la vie politique selon Tacite” (407-420)
L’étranger : une construction dans l’espace ou le temps, entre réserve et méfiance
Dominique Lenfant, “Le mépris des eunuques dans la Grèce classique: orientalisme ou anachronisme ?” (423-442)
Philippe Rodriguez, “L’expression d’une forme de réprobation par les Égyptiens à l’encontre du pouvoir gréco-macédonien sous Ptolémée II” (443-454)
Élodie Romieux-Brun, “Le discours sur les Athéniens dans le roman de Chariton : critique ou reconnaissance d’un déclin ?” (455-468)
Thierry Grandjean, “Les origines du blâme des Bithyniens : des Thraces aux Antonins” (469-486)
La représentation négative au superlatif : excès et monstruosité
Édith Parmentier, “Le blâme d’Hérode dans les sources juives et chrétiennes : essai de déconstruction” (489-504)
Pascale Paré-Rey, “« […] maius parat / Medea monstrum » : portraits et autoportrait de Médée dans la tragédie de Sénèque” (505-524)